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Alain Dewerpe, Les mondes de l’industrie. L’Ansaldo, un capitalisme à l’italienne

Angelo Moro
Les mondes de l'industrie
Alain Dewerpe, Les mondes de l'industrie. L'Ansaldo, un capitalisme à l'italienne, Paris, EHESS, coll. « En temps et lieux », 2017, 628 p., préf. Michelle Perrot, postf. Marco Doria, ISBN : 978-2-7132-2716-5.
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Texte intégral

  • 1 Dewerpe a entrepris son étude sur l’Ansaldo dans le cadre d’une thèse de doctorat d’État sous la di (...)

1Les mondes de l’industrie est un ouvrage posthume de Alain Dewerpe, dédié à l’histoire sociale de l’entreprise italienne Ansaldo de 1853 à 1933. Resté inachevé à la disparition de son auteur en 2015, ce livre est aussi le fruit d’un travail méticuleux de reconstruction opéré par les quatre éditeurs, Jean Boutier, Daniel Nordman, Patrick Fridenson et Jacques Revel. Comme ils l’explicitent dans une brève note au début du volume, et comme il apparaît évident au gré de la lecture de l’ouvrage, le but de ces derniers n’a pas été simplement celui de reconstruire le manuscrit avec rigueur philologique – entreprise probablement impossible vu l’état fragmentaire dans lequel il se trouvait. Il a plutôt été de fournir au lecteur une version accessible du long travail de Dewerpe (commencé au début des années 19801 et sur lequel l’historien a continué à œuvrer tout au long de sa vie), sans pour autant se « substituer à l’auteur » et en limitant « à l’essentiel » leurs interventions dans l’achèvement du texte.

2Le livre est construit de manière chronologique et il est divisé en quatre parties, qui analysent quatre « phases » différentes de la vie de l’entreprise : la fondation et la construction de l’Ansaldo dans la période 1853-1903, le changement d’échelle de l’entreprise (1904-1914), son bouleversement pendant la Première Guerre Mondiale (1915-1918) et enfin les tentatives de rationalisation qui sont mis en œuvre dans l’après-guerre (1919-1933). La longueur des parties ne correspond pas à l’extension temporelle des périodes étudiées : ainsi, par exemple, les deux parties centrales, qui couvrent quatorze ans au total, sont plus longues et approfondies de celles dédiées aux origines de l’entreprise et à l’après-guerre. Néanmoins, l’analyse de chaque « phase » est menée avec régularité et cohérence, d’où la répétition des titres de certains chapitres ou sous-chapitres dans chaque partie (« L’espace social de l’usine » ou « La science dans l’usine », par exemple).

  • 2 Giulio Sapelli, L’impresa come soggetto storico, Milan, Il Saggiatore, 1990, p. 5.

3Les thèmes abordés par Dewerpe sont en effet assez variés, car le but de l’auteur est visiblement celui de produire une histoire sociale « totale » des usines Ansaldo. En effet, bien qu’elle en soit l’un des protagonistes principaux, l’« entreprise » ne constitue pas l’objet du livre, car celui-ci n’est pas construit à partir d’un « point de vue qui assume l’entreprise comme acteur économique et social »2. Le propos de Dewerpe, détaillé dans l’introduction, est autre : étudier « l’usine come espace social » à travers « l’observation du travail industriel ». Néanmoins, le livre va bien au-delà de ce propos, analysant aussi de façon extrêmement détaillée l’espace physique des ateliers et leur outillage technique ou bien étudiant les changements de l’organisation de la production et de la gestion de la main-d’œuvre. Car la définition du travail industriel qui oriente l’ouvrage n’est pas réduite au seul travail ouvrier, mais elle comprend l’assortiment pluriel des « pratiques d’usine » (c’est-à-dire « l’ensemble des attitudes et comportements des agents investis d’actions quelconques visant au fonctionnement d’un système social usinier », p. 16), avec le but d’en faire un « répertoire ordonné ».

  • 3 Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
  • 4 Alain Dewerpe, « Il sistema di fabbrica e il mondo del lavoro », in V. Castronovo (dir.), Storia de (...)

4Quel est donc l’unité d’analyse de cette étude ? Si le livre se présente comme une monographie de firme, suivant les principes épistémologiques des études de cas3, l’Ansaldo, composée par plusieurs usines concentrées dans le territoire restreint du Ponant génois, doit être construite comme objet d’étude pour en définir les frontières. Alain Dewerpe l’aborde en tant que « système d’usines » (au pluriel). De la notion de « système d’usine » (au singulier) – concept ancestral des études sur l’industrie depuis Ure et Marx –, Dewerpe avait précédemment donné une définition multiple, comme « espace, institution et discipline »4. Les trois facettes de ce système sont aussi celles analysées dans l’ouvrage, mais elles s’insèrent dans une dynamique plurielle qui prend en considération les différences qui peuvent exister entre les usines appartenant à la même entreprise. Analyser l’Ansaldo comme un « système d’usines » permet ainsi de décomposer l’unité de l’entreprise, s’appuyant sur la valeur heuristique de la comparaison interne pour expliquer les micro-variations des contextes et des pratiques d’une usine à l’autre, tout en prenant en compte les éléments institutionnels qui leur font faire « système ».

  • 5 Jean Boutier, « L’anthropologie historique spatialisée d’Alain Dewerpe », L’Atelier du Centre de re (...)

5Dewerpe présente d’abord l’usine comme espace physique. Sur ce point, son intérêt est double : il analyse l’espace géographique sur lequel la firme s’implante ainsi que la cartographie de chaque usine qui la compose. Mais les deux aspects sont étroitement connectés car, dans sa phase d’expansion, l’entreprise, qui soustrait terrains et bâtiments aux demeures aristocratiques, aux champs mais aussi aux autres activités industrielles mineures, est toujours avide d’espace du fait de l’encombrement de ses ateliers. De ce fait, l’attention à l’espace implique aussi une attention à l’architecture des usines, et encore à leur outillage, l’architecture des ateliers pouvant être conçue en fonctions des machines qu’ils doivent contenir, ou bien être bouleversée par l’arrivée de nouvelles machines, imprévues dans le plan initial. Mais l’espace physique n’est pas sans rapports avec les actions sociales car, comme l’explique Jean Boutier, Dewerpe ne cesse pas d’« associer étroitement la dimension anthropologique des faits sociaux et l’inscription spatiale des processus qu’il a étudiés »5. Ainsi, l’analyse spatiale des ateliers permet de décrire le déploiement des pratiques d’usine dans le cadre du contexte matériel qu’elles prennent en compte et qu’elles contribuent à façonner.

6Ensuite, Dewerpe examine l’usine comme espace social, en produisant une sociographie des acteurs qui y agissent : non seulement ouvriers et patron, mais aussi (et surtout, car l’analyse des données sociographiques sur la main-d’œuvre, faite à partir des registres du personnel, est malheureusement seulement esquissée) chefs, contremaîtres, ingénieurs, employés, dessinateurs, pointeaux. Ces sujets sont compris tant dans leurs rapports de subordination que dans leurs relations d’alliance, à travers une analyse qui distingue la hiérarchie formelle des rapports de force réels. En particulier, Dewerpe étudie tout au long de l’ouvrage le rapport entre contremaîtres et ingénieurs, qui se disputent le pouvoir sur l’organisation du travail dans les ateliers et dont le rapport de force se manifeste notamment à la lumière d’un examen des salaires. L’analyse de la hiérarchie est redoublée par l’étude des différents types de communautés (« technique », « d’attitudes », « d’origine », « de travail », « ouvrières », etc.) façonnées par l’organisation du travail. Cependant, les appartenances communautaires ne sont pas perçues par l’auteur comme fixes et exclusives, mais comme variables et multiples, capables d’engendrer des inscriptions sociales hétérogènes et parfois contradictoires à l’intérieur de l’espace social de l’usine.

  • 6 L’intérêt de Dewerpe pour les règlements d’atelier s’insère dans un projet de recherche plus vaste (...)

7La complexité du paysage social de l’entreprise engendre en fait des cultures spécifiques à chaque groupe ouvrier usinier, lesquels subissent continument les tentatives de disciplinarisation de la part de la direction de l’entreprise. Cette dernière est une productrice inlassable de règlements6 et de rappels au respect des règlements, souvent infructueux, mais aussi d’images, de publicités, de films, de narrations, de représentations et de célébrations qui, loin d’être dirigées uniquement vers l’extérieur, représentent aussi des tentatives pour construire une unanimité interne autours des valeurs du travail et de la production. Mais l’autonomie de la communauté ouvrière dans la régulation du travail et du salaire, auquel contribue de façon décisive le rôle de la maîtrise sur le procès de production, constitue une contrainte permanente pour les projets patronaux de réforme. La direction d’entreprise, faute de réussir à discipliner non seulement sa force travail mais aussi son encadrement, est confrontée alors, pendant la période du « changement d’échelle », à une véritable « crise du travail ». Selon Dewerpe, cette crise se configure comme une « crise du champ usinier », car, éclatant autour des règles d’affectation du travail et du salaire, elle exprime le conflit entre des normes différentes – techniques, sociales, morales et économiques – qui orientent l’action des groupes qui participent au processus productif.

  • 7 On touche ici un des points sur lequel la contribution d’Alain Dewerpe est plus connue internationa (...)

8Pour contraster l’« hégémonie du savoir-faire ouvrier sur l’organisation du travail », la direction entame, à la veille de 1914, une transition du système productif de la spécialisation flexible vers la production de masse, profitant justement des commandes et du régime de guerre. Cependant, à l’issue du conflit, la situation financière désastreuse de l’entreprise et les difficultés rencontrées dans les tentatives de « rééducation du personnel » conduisent les nouveaux dirigeants de l’Ansaldo à mettre en place un programme de réorganisation des usines. Dewerpe montre que ces projets de rationalisation ne sont jamais entièrement rationnels, car ils ne peuvent pas s’imposer sans remettre en cause la rationalité de l’organisation antérieure et échouent ainsi dans la compréhension des mécanismes qui régissent l’ordre qu’ils entendent réformer. Cette rationalisation, qui est rendue impossible aussi par l’offensive ouvrière du Biennio Rosso, ne reste alors qu’« imaginaire » : le « repli sur la tradition » de la spécialisation flexible témoigne de la persistance de modèles productifs alternatifs au fordisme même dans l’après-guerre7.

9Pour conclure, nous voulons souligner que la cohérence de fond de l’ouvrage permet non seulement une lecture diachronique mais aussi une approche thématique synchronique. La lecture peut ainsi être instructive pour les spécialistes d’histoire de l’industrie mais elle ne leur est pas réservée. Les chercheurs et étudiants intéressés à des sujets aussi variés que l’innovation technologique et organisationnelle en entreprise, le fonctionnement des organisations, la sociologie du travail industriel et l’histoire du mouvement ouvrier sauront y trouver des pistes précieuses pour nourrir leurs réflexions.

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Notes

1 Dewerpe a entrepris son étude sur l’Ansaldo dans le cadre d’une thèse de doctorat d’État sous la direction de Michelle Perrot, mais successivement il n’a pas souhaité soutenir cette thèse (voir Patrick Fridenson, « Mutation de la grande entreprise en contexte italien : Ansaldo », L’Atelier du Centre de recherches historiques n° 17 bis, 2017, disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/acrh/7972.

2 Giulio Sapelli, L’impresa come soggetto storico, Milan, Il Saggiatore, 1990, p. 5.

3 Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.

4 Alain Dewerpe, « Il sistema di fabbrica e il mondo del lavoro », in V. Castronovo (dir.), Storia dell’economia mondiale. 3. L’età della rivoluzione industriale, Roma-Bari, Laterza, 1999, p. 199-219.

5 Jean Boutier, « L’anthropologie historique spatialisée d’Alain Dewerpe », L’Atelier du Centre de recherches historiques, n° 17 bis, 2017, disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/acrh/7983.

6 L’intérêt de Dewerpe pour les règlements d’atelier s’insère dans un projet de recherche plus vaste qu’il n’a pas eu le temps d’achever et dont le but était de produire « une histoire sociale et culturelle du travail industriel dans ses inscriptions juridiques » (voir Jérôme Bourdieu et Jean-Yves Grenier, « Alain Dewerpe au travail », L’Atelier du Centre de recherches historiques, n° 17 bis, 2017, disponible en ligne  : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/acrh/7960.

7 On touche ici un des points sur lequel la contribution d’Alain Dewerpe est plus connue internationalement (voir notamment Alain Dewerpe, « The Lost Paradigm: an Italian Metalworking Empire Between Competing Models of Production », in Charles F. Sabel, Jonathan. Zeitlin (dir.), Worlds of Possibilities: Flexibility and Mass Production in Western Industrialization, Cambridge, Paris, Cambridge University Press/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 273-309).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Angelo Moro, « Alain Dewerpe, Les mondes de l’industrie. L’Ansaldo, un capitalisme à l’italienne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 février 2018, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24251 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24251

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Rédacteur

Angelo Moro

Doctorant en sociologie (CESAER/INRA).

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Droits d’auteur

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