Raphaël Desanti, Lire Bourdieu de l'usine à la fac. Histoire d'une « révélation »

Texte intégral
1Ce petit ouvrage préfacé par le sociologue Gérard Mauger vise à restituer les conditions sociales de la rencontre entre un lecteur, Raphaël Desanti, et une œuvre sociologique, celle de Pierre Bourdieu. Le livre prend ainsi la forme d’une auto-analyse sociologique ponctuée de citations de textes de Bourdieu. Les cinq premiers chapitres relatent chronologiquement la trajectoire sociale de l’auteur jusqu’à sa position actuelle, alors que le dernier expose un travail d’enquête mené par Raphaël Desanti sur la représentation de la sociologie chez différents étudiants. Nous nous proposons en premier lieu de restituer les grandes lignes du récit de vie et de l’analyse sociologique menés par Desanti, pour ensuite formuler une prise de position à l’égard du livre.
- 1 L’année de naissance exacte de l’auteur ne figure pas dans l'ouvrage et nos recherches sur ce point (...)
2Dans l’introduction, Raphaël Desanti fait part de sa difficulté à témoigner des effets qu’a produit sur lui la lecture de Bourdieu – hors des milieux universitaires, intellectuels et journalistiques –, en raison principalement d’une « crainte de ne pas être à la hauteur » (p. 18). Suite à cet avertissement, l’auteur commence par restituer la genèse de ses dispositions sociales, depuis sa naissance aux alentours de 1968, jusqu’à ses 20 ans vers la fin des années 19801 (chapitre 1).
3Raphaël Desanti a grandi dans les années 1970 dans une cité HLM en banlieue de Nantes. Son père était travailleur social et sa mère auxiliaire puéricultrice. Tous deux étaient fortement politisés à gauche. De son père, l’auteur indique avoir hérité du pôle « dur » de son patrimoine culturel (c’est-à-dire des dispositions politiques radicales) lorsque sa mère lui en a transmis le pôle « souple » (c’est-à-dire des dispositions à la littérature et aux arts). L’auteur relate ensuite plusieurs expériences discordant avec ces dispositions socialement acquises : un échec humiliant à la fin des années 1970 au concours d’entrée du conservatoire de Nantes, mais aussi, quelques années plus tard, la fréquentation difficile d’un club de voile, ainsi que la préparation douloureuse d’un BEP d’électromécanicien en lycée professionnel. En conclusion de cette première partie, Desanti indique : « Je ne me sentais ni prolo, ni bourgeois, ni au milieu, je me sentais déclassé – mais d’où ? – et jamais à ma place durant toute ma scolarisation » (p. 40).
4L’auteur narre ensuite la période de sa vie en usine et de son autodidaxie, allant de la fin des années 1980, jusqu’à ses 24 ans (chapitre 2).
5Après la préparation d’un BEP d’électromécanicien, Desanti s’oriente dans une classe d’adaptation en lycée technique, qui lui permet de poursuivre des études jusqu’au baccalauréat. Il y échoue et s’engage alors en tant qu’apprenti ouvrier dans une filiale de Renault en banlieue nantaise, pour une période de deux ans. « Pendant ces deux années de travail en usine, apparut en moi une soif de revanche, un désir de ne pas en rester là, de m’arracher à un sort qui allait me rendre, je le pressentais, terriblement malheureux » (p. 45). C’est à cette époque qu’il commence à lire de la littérature (Jack London, John Dos Passos), puis de la philosophie (Kant, Marx, Heidegger, Foucault, Marcuse, Horkheimer, Adorno d’un côté, Simone Weil et Robert Linhart de l’autre). Il entreprend ensuite la lecture d’ouvrages d’intellectuels annonçant la fin du monde ouvrier (notamment Alain Touraine), ce qui suscite chez lui une forme d’anti-intellectualisme. C’est dans La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut qu’il découvre le nom de Pierre Bourdieu, qui le questionne. Il se procure alors La Distinction en 1989, des ouvrages de vulgarisation d’Alain Accardo, puis Questions de sociologie, qui déclenche chez lui une « révélation » (p. 59). Ce dernier terme est à comprendre, comme l’indique Gérard Mauger dans la préface, au sens photographique de mise au jour d’images négatives latentes, et non pas dans une acception mystique. Ainsi, l’auteur explique que la « découverte de la sociologie de Bourdieu et de la sociologie des dominés [l]’incitait à une véritable socio-analyse de [s]on parcours et de [s]a représentation du monde social » (p. 63). En 1990, il débute une formation lui permettant de reprendre des études universitaires, mais échoue. Il réussit cependant deux ans plus tard.
6La période suivante, allant du milieu des années 1990 à celui des années 2000 (l’auteur est alors âgé de 34 ans), est marquée à la fois par une série d’emplois précaires, mais aussi par une « parenthèse heureuse » d’études en sociologie (chapitre 3). À 21 ans, Desanti quitte le domicile familial pour travailler comme aide documentaliste dans différents lycées nantais, grâce à un contrat d’emploi solidarité. Il termine ce travail à 24 ans et s’inscrit en première année de sociologie à l’université de Nantes, pouvant financer cette reprise d’études par un travail de surveillant d’internat. Il rencontre alors Olivier Schwartz, enseignant en sociologie, et poursuit ses études jusqu’à la préparation d’un doctorat. En 1997, alors que Desanti achève un mémoire sur le syndicalisme étudiant, il rencontre Pierre Bourdieu, invité à la faculté de lettres et sciences humaines de l’université de Nantes. Il lui écrit un an plus tard puis le rencontre à une deuxième reprise au Collège de France. À la fin des années 1990, Desanti poursuit sa thèse sur la représentation de la sociologie chez les étudiants en sociologie, en philosophie et en travail social. Il l’abandonne cependant : « Cette thèse, entre torture et passion, hantait mes journées, mes repos, mes vacances, elle devenait étouffante et je dus me résoudre à l’interrompre au début des années 2000, dans un contexte de précarité. Je commençais mes recherches d’emplois d’intervenant dans des écoles de travailleurs sociaux » (p. 85).
- 2 Les « pages Bourdieu » sont aujourd’hui disponibles via cette URL : http://www.homme-moderne.org/so (...)
7La période suivante, allant de 2002 à la fin de la décennie 2000 (l’auteur a 38 ans), est marquée par l’animation d’un espace de dialogue consacrée au travail sociologique de Pierre Bourdieu (chapitre 4). À la suite de la mort du sociologue, Raphaël Desanti rencontre Éric Chabert par le biais des « pages Bourdieu »2, avec qui il met en place la « liste Champs », une liste de discussion par courriel des travaux de Pierre Bourdieu en dehors du monde académique, qui réunit des centaines de membres entre 2002 et 2006. À cette époque, Desanti intervient également en tant que formateur précaire dans des écoles de travailleurs sociaux et des universités. Ne pouvant obtenir de poste stable, il s’engage dans une formation d’éducateur spécialisé, autour de ses quarante ans. S'ouvre alors la dernière période allant de la fin des années 2000 jusqu’aujourd’hui (chapitre 5). Une fois diplômé, au début des années 2010, sa situation alterne entre contrats à courte durée et épisodes de chômage. Il finit cependant par trouver un emploi stable, qu’il occupe aujourd’hui.
8Le sixième et dernier chapitre restitue un travail d’enquête réalisé au cours de la thèse abandonnée qu’a menée Desanti à la fin des années 1990. Il fournit des pistes d’explication des rapports différenciés d’étudiants sociologues, philosophes, et travailleurs sociaux à la discipline sociologique.
9Selon nous, la réelle force de cet ouvrage, étroitement liée à ses conditions sociales de production – l’auteur est relativement dégagé de l’espace académique et des enjeux qui le régissent –, est d’apporter à quelques questions fondamentales relatives à la sociologie des pistes de réponse empiriquement fondées et formulées dans un langage clair.
10Comme l’indique Gérard Mauger dans la préface, l’ouvrage pose en premier lieu la question des effets pratiques de la sociologie (ici celle de Pierre Bourdieu) sur ses lecteurs (ici, le lecteur Desanti). La réponse de l’auteur est nuancée. Raphaël Desanti indique en effet que la lecture de la sociologie de Bourdieu lui a permis de « digérer, au moins un peu, [s]on destin social » (p. 23, je souligne), sans toutefois lui donner les outils nécessaires à la maîtrise des déterminants sociaux aboutissant à une reproduction quasi-similaire de la position de ses parents dans l’espace social.
- 3 Sur ce point, voir les propositions de clarification contenues dans Lahire Bernard, Monde pluriel. (...)
11Un autre intérêt majeur du livre est de réussir à montrer qu’il est tout à fait possible d’effectuer un travail sociologique prenant pour échelle d’observation un individu dans toute sa singularité, sans toutefois perdre de vue la multiplicité des configurations sociales les plus générales dans lesquelles celui-ci s’insère nécessairement3.
12Enfin, ce travail montre l'effet de conversion du regard porté sur soi et sur le monde social que permet la sociologie. Ainsi, comme l’explique Gérard Mauger, le récit de Raphaël Desanti témoigne du fait que la lecture de textes sociologiques peut « déplacer les causes d’un malheur que tout incite à s’attribuer à soi-même vers des causes sociales occultées. Et, si elle ne les fait pas disparaître, du moins permet-elle d’en maîtriser la représentation et d’assumer son habitus et sa position – avec leurs contraintes et leurs limites – sans culpabilité ni souffrance » (p. 8-9).
13Ces qualités en font en définitive un excellent et très accessible ouvrage d’introduction à la sociologie et aux effets pratiques qu’elle peut avoir.
Notes
1 L’année de naissance exacte de l’auteur ne figure pas dans l'ouvrage et nos recherches sur ce point n'ont pas été fructueuses. Dans la suite du compte rendu, nous nous permettons cependant de reconstituer sa carrière en gommant la petite incertitude qui demeure sur son âge, afin de ne pas alourdir le propos.
2 Les « pages Bourdieu » sont aujourd’hui disponibles via cette URL : http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/index.html.
3 Sur ce point, voir les propositions de clarification contenues dans Lahire Bernard, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2012, et la discussion critique de celles-ci dans Joly Marc, « Socialisation, sociologie des champs et psychanalyse. Jusqu’où pousser l’unité des sciences humaines et sociales ? », Genèses, vol. 92, n° 3, 2013, p. 147-160.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Matthias Fringant, « Raphaël Desanti, Lire Bourdieu de l'usine à la fac. Histoire d'une « révélation » », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 janvier 2018, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24055 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24055
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