Étienne Nouguez, Des médicaments à tout prix. Sociologie des génériques en France
Texte intégral
1Comme le fait remarquer Étienne Nouguez en conclusion, « loin d’être anecdotiques, les médicaments génériques se situent donc au cœur des débats sur l’organisation du système de santé français » (p. 277). À partir d’une enquête sociologique sur la politique de promotion des médicaments génériques en France, l’auteur analyse avec clarté ce gouvernement des conduites initié à partir de 1996 qui a amené une progression de la part de marché des génériques (pour les médicaments dont ceux-ci sont disponibles) de 19 % en 1999 à plus de 80 % en 2016.
2L’introduction des médicaments génériques en France s’est inscrite dans un mouvement volontaire de la part des pouvoirs publics d’harmoniser les marchés de médicaments au niveau européen et mondial, afin de réduire les dépenses de santé. Si la réforme s’appuie sur un ensemble de dispositifs déjà employés dans d’autres pays, cette politique se déploie dans un contexte français bien particulier. Historiquement, les professionnels de santé ont été rendus largement insensibles au coût des médicaments par la socialisation des dépenses de santé, amenant une forme d’hostilité de principe à une rationalité économique. L’alliance constituée entre les industriels de princeps (qui fabriquent et commercialisent la molécule brevetée) et les médecins libéraux, point de passage obligé de la prescription, a alors représenté un obstacle majeur contre lequel l’État et l’Assurance maladie ont butté dans leurs premières tentatives de promotion des génériques. Pour contourner ces difficultés, les pouvoirs publics ont construit un « deuxième marché », s’appuyant sur l’accroissement du pouvoir des pharmaciens d’officine, une alliance avec leurs syndicats, et l’introduction de nouveaux acteurs avec les industriels du générique. Sans épuiser l’ouvrage, nous voulons insister par la suite sur trois résultats importants.
3Le premier consiste dans la mise en évidence du caractère évolutif de la politique d’installation des médicaments génériques en France et la place centrale des pouvoirs publics dans ce secteur. D’abord considérés comme un élément de négociation avec les industriels, les médicaments génériques deviennent le levier d’un projet de maîtrise des dépenses de santé. De 1996 à 2002, cette politique repose sur une incitation financière principalement à destination des pharmaciens, mais aussi par des négociations politiques entre leurs syndicats et l’Assurance Maladie. Les économies réalisées par la vente des génériques sont alors largement reversées aux pharmaciens et aux fabricants pour encourager leur disponibilité. À partir de 2002, l’objectif des pouvoirs publics est davantage l’optimisation du marché français des médicaments génériques et la « redistribution des rentes » pour accroître les économies réalisées par l’Assurance maladie. Progressivement, cette politique s’est déplacée vers les clients dans une logique de responsabilisation financière. Si des incitations ont été créées pour les médecins libéraux, leurs effets ont été marginaux. « Qu’il s’agisse d’augmentations d’honoraires ou de primes individuelles, les médecins ont donc touché une partie des fruits d’une politique et d’un marché qu’ils ont faiblement contribué à développer mais qu’ils avaient le pouvoir de bloquer » (p. 276).
4Le deuxième résultat bien décrit par Nouguez est la dynamique de construction d’un nouveau marché autour des médicaments génériques. Le marché du médicament existant avant les années 1990 repose sur une alliance entre médecins et industriels, une très faible sensibilité des médecins et des patients au prix des médicaments et une prédilection pour un modèle économique de type blockbuster centré autour de quelques molécules à très forte valeur ajoutée. Le nouveau marché du générique va se construire sur des règles différentes. « En définissant les caractéristiques des génériques et en administrant leurs prix pour les rapprocher du ‘prix de concurrence parfaite’ cher aux économistes, en favorisant l’arrivée de nombreux laboratoires spécialisés dans la copie et en mobilisant les pharmaciens, les médecins et les patients via de multiples dispositifs d’information, d’incitation et de sanction, les pouvoirs publics français ont créé de toutes pièces un marché de "concurrence par les prix administrés" dont ils contrôlent l’ensemble des déterminants » (p. 11). L’auteur distingue les étapes nécessaires pour faire émerger un marché par la construction d’une équivalence thérapeutique contre le caractère singularisant des marques : la création d’un Répertoire officiel des groupes génériques qui formalise les équivalences, l’encouragement au développement d’une offre de la part des industriels déjà en place, l’éducation des pharmaciens et l’extension de leurs droits à substituer les médicaments sur les ordonnances, la possibilité pour les industriels de génériques à proposer des remises ou encore le dispositif des tarifs forfaitaires de responsabilité (TFR). En se concentrant sur les enjeux de fixation des prix et du périmètre des génériques, Nouguez souligne l’ajustement permanent aux stratégies de contournement des industriels ou des problèmes posés à une trop grande extension du périmètre des génériques. Il montre aussi la puissance des pouvoirs publics dans leur capacité de réorganiser les relations entre professionnels, industriels et usagers, par exemple en étant capable d’influer sur le non-remboursement dans une logique de « tiers payant contre générique ». En dernier recours, cela conduit à la coexistence d’un double marché en concurrence, chacun organisé autour de ses alliances autour des médicaments princeps d’un côté, et des génériques de l’autre, renvoyant à deux logiques de production, de prescription et de consommation des médicaments.
5Enfin, le troisième résultat remarquable de l’ouvrage, à notre sens, consiste dans l’identification du rôle des intermédiaires nécessaires à la construction de ces marchés. Dans une logique de gouvernement à deux étages, les pouvoirs publics visent à modifier les pratiques des patients à travers la conduite des prescripteurs. Les pharmaciens d’officine sont devenus les relais privilégiés alors que les prescripteurs initiaux, les médecins libéraux, avaient plutôt tendance à résister en faisant valoir leur autonomie professionnelle. « Le développement des médicaments génériques a donc constitué une mise à l’épreuve de la hiérarchie médicale en créant les conditions d’une lutte inter- et intra-professionnelle autour du contrôle de la prescription » (p. 223). Favorisant l’extension du rôle du pharmacien comme un intermédiaire entre l’Assurance maladie et les industriels des génériques, les pouvoirs publics ont ainsi contribué à faire émerger une nouvelle configuration en s’appuyant sur un enrôlement à la fois collectif via les syndicats et individuels via les incitations financières de ce groupe professionnel. « Bien qu’elle ait impliqué un important travail de la part des équipes officinales et qu’elle ait suscité des tensions avec certains patients et médecins, la substitution a donc constitué un important facteur de (re)valorisation professionnelle pour les pharmaciens, renforçant leur contrôle sur la prescription et leur autorité de professionnel du médicament » (p. 197). Pour autant, la limite de cette prescription est celle de la liberté de choix des patients, et les pratiques de prescription demeurent entre les médecins spécialistes davantage liés à l’industrie des princeps et les médecins conventionnés, auquel se rajoute l’indifférence aux incitations financières des patients les plus aisés à privilégier les génériques.
6Cette recension est loin d’épuiser la richesse de l’ouvrage, qui apporte de nombreuses contributions à la sociologie de la santé et à la sociologie économique. Signalons par exemple la seconde partie qui décrit les stratégies des industriels du médicament et éclaire les formes de concurrences entre industriels, ou encore le chapitre 6 qui analyse les formes de résistance des patients à la substitution pratiquée par les pharmaciens. Cette enquête contribue ainsi, en plus de documenter une réforme importante pour le système de santé français, à éclairer les architectures nécessaires pour faire exister un marché qui implique nécessairement des acteurs aux logiques d’actions plurielles impossible à résumer dans une simple équation en termes d’offre et de demande. Pour autant, cette notion de marché, omniprésente sans être clairement définie, et plus encore le rôle de l’économie comme cadre de compréhension et d’intervention du système de santé seraient à approfondir. L’auteur fait référence aux économistes plusieurs fois dans l’ouvrage - soit pour dénoncer l’écart entre les propos que tiendraient les « économistes libéraux » et la réalité des marchés, soit pour souligner que des économistes sont intervenus dans la mise en place des dispositifs - sans pour autant les identifier comme des acteurs pertinents. Peut-être que les travaux sur le rôle performatif des économistes pourraient compléter l’éclairage du choix des dispositifs retenus pour organiser ces nouveaux marchés ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Emilien Schultz, « Étienne Nouguez, Des médicaments à tout prix. Sociologie des génériques en France », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 janvier 2018, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24009 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24009
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