Aurore Flipo, Génération low-cost. Itinéraires de jeunes migrants intra-européens
Texte intégral
1Les flux migratoires se sont intensifiés à l’échelle mondiale depuis les années 1990. Le contexte intra-européen, où les migrations ne sont plus seulement encadrées par les États, constitue un cadre d’étude particulier. Les élargissements successifs de l’Union européenne, qui ont intégré des pays issus de l’ancien bloc de l’Est en 2004 et 2007, ont permis de réactiver des axes historiques de circulation de personnes, deux des plus importants étant ceux qui relient la Pologne et le Royaume-Uni d’un côté, et de l’autre la Roumanie et l’Espagne. En effet, chacun de ces axes de migration a été emprunté par environ un million de personnes entre 2004 et 2009, dont une grande proportion de jeunes scolairement bien formés. L’ouvrage d’Aurore Flipo, tiré de son travail de doctorat en sociologie, est consacré à l’étude de deux populations de migrants : les jeunes Polonais au Royaume Uni et les jeunes Roumains en Espagne.
2Génération low-cost présente les résultats d’une recherche comparative basée sur un matériau empirique à la fois quantitatif et qualitatif. Organisé en sept chapitres correspondant à des échelles d’observation différentes, l’ouvrage aborde la question de la migration de travail sous un angle qui met en relief les spécificités nationales des quatre pays impliqués, tout en restant centré sur un objet de recherche unifié (la mobilité) et un groupe social de référence unique (les jeunes).
3Un premier chapitre consacré à l’approche historique permet de mieux comprendre la genèse du système migratoire contemporain. Dans le deuxième chapitre, l’auteure interroge l’hypothèse du lien existant entre les inégalités intra-nationales et la disposition à la mobilité. Elle envisage ensuite la structuration du processus migratoire comme processus temporel. Ce processus est analysé à travers les réseaux sociaux des migrants et des organisations communautaires dans les pays d’accueil. Les deux sections qui suivent sont consacrées à l’étude de l’insertion professionnelle des migrants dans les marchés du travail des pays d’accueil. L’auteure montre qu’il y a une concentration sectorielle de la main d’œuvre immigrée et que les travailleurs migrants sont lourdement déqualifiés et déclassés dans ce marché du travail segmenté. Le sixième chapitre analyse les liens entre mobilité, incertitude et précarité dans la transition à l’âge adulte et décrit différents profils identitaires des jeunes migrants intra-européens. La dernière partie de cet ouvrage met en rapport les questions d’identité et d’intégration sociale des migrants et interroge la mobilité comme stratégie d’intégration, à travers l’étude des formes de socialisation propres à la migration.
4L’aperçu historique du premier chapitre permet de constater l’importance de l’héritage politique et historique européen dans les flux migratoires actuels. Des mouvements circulaires (saisonniers) entre pays voisins, des échanges de population au sein d’ensembles régionaux et le recours à des accords bilatéraux pour la mobilité des travailleurs induisent des relations asymétriques entre pays (du point de vue des capitaux et de l’industrialisation) qui tendent à diriger les migrations vers les centres plus riches et industrialisés. L’auteure montre qu’une continuité historique est à l’œuvre dans les logiques de mobilité internationale au sein de l’Union européenne, où des liens entre pays préexistent à la mise en place de la libre circulation de personnes au sein de l’espace économique européen. En effet, dès la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni accueille une communauté polonaise issue de la dissidence et il doit son expertise dans le « management de la migration » (p. 66) à l’ancienneté de ses politiques d’encadrement. L’Espagne ne devient un pays d’immigration que dans les années 1980 (grâce au développement économique lié à la fin de la dictature et au rattrapage subventionné par l’Union européenne) : la législation est plus faible et inefficace et il y a un important secteur informel de l’emploi qui a recours à la main d’œuvre immigrée. Si la présence roumaine dans ce pays remonte aux années 1990, la plus grande partie des migrations s’est effectuée entre 2002 et 2008, avant même l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne (en 2007) et l’ouverture du marché du travail à ses ressortissants (en 2009). Dans les années 1990, l’intensification des migrations en provenance des pays post-communistes européens s’organise d’abord via diverses politiques d’encadrement des travailleurs étrangers. Les développements ultérieurs des flux reposent en partie sur des liens sociaux transnationaux entre migrants.
5Si le focus sur la politique institutionnelle ne peut pas tout expliquer sur la migration, l’importance du facteur économique est également à réévaluer quand il s’agit d’étudier les pratiques migratoires des jeunes. L’analyse d’Aurore Flipo confirme la corrélation de l’immigration à la disponibilité des emplois dans les zones où les salaires sont plus élevés, mais les données concernant le chômage des jeunes ne semblent pas avoir un lien direct avec les flux de migrants. La mobilité des jeunes constituerait tout d’abord une réaction alternative à l’inadéquation du marché du travail et du système de protection sociale. Pour une génération de travailleurs mieux formée mais avec plus de difficultés à s’insérer dans un marché du travail fortement segmenté et plus exposée à la précarité, l’émigration offre une possibilité d’échapper au déclassement. Les statistiques reflètent ainsi une majeure propension des jeunes à émigrer.
- 1 Horváth István, « The Culture of Migration of Rural Romanian Youth », Journal of Ethnic and Migrati (...)
6L’apparition d’une « culture de la migration »1, avec un répertoire de comportement référentiel issu des pratiques migratoires durables et de l’acquisition progressive de ressources internationales au sein d’une société, rend la mobilité plus accessible. Chez les jeunes, la temporalité biographique confond souvent avec la temporalité sociale. La migration est alors envisagée soit comme une parenthèse, soit comme un projet d’avenir : elle est un moyen économique de gagner son indépendance et de sécuriser un parcours de vie par l’accumulation de capital économique et culturel ou par la rupture biographique (changement de vie, diversification des liens). Émigrant le plus souvent pour une durée a priori indéterminée, les jeunes migrants entretiennent un rapport particulier au temps, qui explique leur propension à accepter des emplois de faible qualité. Considérant leur situation comme temporaire, ils construisent leur identité sociale en dehors du travail. Les européens mobiles ont en effet plus de risques d’être surreprésentés dans des emplois non qualifiés et d’être surqualifiés.
- 2 Portes Alejandro (dir.), Economic Sociology of Immigration. Essays on Networks, Ethnicity, and Entr (...)
7La surreprésentation des migrants issus des pays de l’ancien Bloc de l’Est dans des emplois non qualifiés s’explique par la segmentation du marché du travail, la concentration sectorielle de la main d’œuvre immigrée et par un phénomène d’encastrement structurel et relationnel2. Les travailleurs intra-européens seraient absorbés par les segments du marché de l’emploi traditionnellement réservés aux immigrés (construction, services) dans un contexte d’intégration économique et de flexibilisation de l’emploi en approche sectorielle. L’encastrement structurel et relationnel est produit par l’héritage des politiques migratoires sectorielles et par les stratégies de recrutement actif des employeurs. Contrairement à l’hypothèse culturaliste, la préférence pour les travailleurs est-européens est plutôt liée à leur situation sociale, précaire mais cependant encadrée par la réglementation européenne, qu’à leur proximité culturelle – par comparaison, les immigrants latino-américains en Espagne connaissent aussi des difficultés pour intégrer le marché de l’emploi. Si le processus de ségrégation professionnelle peut être particulièrement fort pour les jeunes et les immigrés (outsiders du marché du travail), ceux qui cumulent ces deux attributs en souffrent doublement. D’autant plus que le premier emploi obtenu dans le pays d’accueil conditionne le type de réseau professionnel et limite les opportunités futures, ce qui pousse de nombreux jeunes immigrants à accumuler des diplômes jugés plus légitimes pour mieux s’insérer dans le marché du travail local.
8L’étude d’Aurore Flipo est surtout intéressante par la prise en compte de la dimension temporelle des migrations. L’articulation entre trois temporalités distinctes (le cycle de vie, la durée de la migration et le parcours d’insertion professionnelle) permet de définir des idéaux types selon l’inégale maîtrise des trajectoires d’intégration sociale : précaires, incertains, déclassés, installés, flexibles, temporaires. L’hypothèse d’un lien à double sens entre mobilité sociale et mobilité spatiale est dès lors confirmée : la mobilité est socialement stratifiée et tend à renforcer les positions sociales de départ. La prise en compte du facteur temps montre que la pérennisation d’une situation temporaire renforce le déclassement, alors même qu’initialement la migration apparaissait comme une stratégie de lutte contre un tel déclassement.
Notes
1 Horváth István, « The Culture of Migration of Rural Romanian Youth », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 34 , n° 5, 2008, p. 771-786, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/13691830802106036.
2 Portes Alejandro (dir.), Economic Sociology of Immigration. Essays on Networks, Ethnicity, and Entrepreneurship, Russell Sage Foundation, 1995, disponible en ligne : http://0-www-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/stable/10.7758/9781610444521.
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Référence électronique
Gloria Guirao Soro, « Aurore Flipo, Génération low-cost. Itinéraires de jeunes migrants intra-européens », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 décembre 2017, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24000 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24000
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