Emile Chabal, A Divided Republic. Nation, State and Citizenship in Contemporary France
Texte intégral
1Le livre d’Emile Chabal propose une analyse de l’identité politique de la France à partir de trois récits : un récit néo-républicain forgé par des intellectuels définissant les symboles sacrés de la République française, un récit postcolonial centré sur la reconnaissance des mémoires de groupes culturels différents et un récit libéral autour de l’émancipation individuelle et du devenir économique de la nation. Ces récits sont parfois contradictoires et nourrissent de facto le débat politique et intellectuel des trente dernières années, selon l’auteur.
- 1 Michel Johann, Gouverner les mémoires, les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010.
- 2 Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
- 3 Les références aux travaux de Jean-François Sirinelli sur les générations intellectuelles sont expl (...)
- 4 Voir l’article du Monde revenant sur cette affaire d’interprétation du port du foulard à l’école, L (...)
- 5 Commission de réflexion sur l´application du principe de laïcité dans la République, rapport remis (...)
2Emile Chabal analyse d´abord ce qu’il nomme le néo-républicanisme, défini par la prééminence de l’identité républicaine sur les clivages partisans depuis le début des années 1980. Il questionne la démarche historiographique de Pierre Nora, reposant sur la description de lieux de mémoire ayant façonné l’identité républicaine. L’héritage de l’école des Annales est endossé par des historiens travaillant sur les idées républicaines à l’instar de Claude Nicolet, Maurice Agulhon et Pierre Nora. En évoquant le récit institutionnel (« institutional narrative », p. 20-21) à l’œuvre en France avec l’analyse des lieux de mémoire comme l’école ou la mairie, Emile Chabal présente un processus de patrimonialisation de ces symboles dans la construction de l’identité nationale française. Le risque est bien de figer certaines valeurs comme la laïcité qui devient à la fois le moyen et la fin du régime républicain. Dans son analyse, l’auteur met en évidence les ressorts d’une fétichisation de la IIIe République, identifiée aux progrès de l’instruction publique et à l’approfondissement de l’idée de laïcité. Au passage, la tension entre l’idéalisation de cet héritage républicain et le récit postcolonial est ici manifeste à travers notamment la tentative de réhabiliter une forme de gouvernance mémorielle. Il aurait été utile de ce point de vue de mentionner les travaux de Johann Michel1 qui, sur la base des ouvrages de Maurice Halbwachs2, interroge les cadres de la gouvernance mémorielle depuis les années 1990. Cette évolution antinomique entre ces deux récits éclaire les accusations de communautarisme régulièrement proférées par les tenants d’une position néo-républicaine dure. Dans cette même veine, il aurait selon nous été judicieux de s’intéresser à la place institutionnelle ménagée au néo-républicanisme parmi les historiens français actuels, plutôt que d’analyser la trajectoire intellectuelle de penseurs néo-républicains comme Régis Debray et Alain Finkielkraut. Cela étant, ces deux exemples sont reliés avec finesse à l’analyse des passions politiques des générations d’intellectuels français3, à commencer par le marxisme comme corps doctrinal dominant après la Seconde Guerre mondiale. Son déclin dans les années 1970 s’est en effet traduit par une fragmentation de la gauche intellectuelle et politique, le néo-républicanisme constituant une tentative de fédérer différents courants pour construire une nouvelle force idéologique. Que ce soit sur le versant social-démocrate dans lequel s’inscrit Régis Debray, confessant son épopée marxiste et guévariste, ou sur le versant plus réactionnaire où se situe Alain Finkielkraut, figure emblématique des nouveaux philosophes à la fin des années 1970, la théologie républicaine s’est renforcée avec les prises de position médiatiques de ces deux penseurs. Cette montée en puissance est liée aux débats politiques, depuis l’affaire du voile de Creil en 19894 jusqu’à la mise en place de la commission Stasi en juillet 2003 pour examiner les moyens d’adapter la laïcité au nouveau visage de la société française5. On sait que, de cette commission, sont sorties en 2004 des recommandations sur la manière de juger le port des signes religieux à l’école, prônant en particulier l’interdiction de « signes ostentatoires », plutôt que des recommandations pour réformer en profondeur de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Les intellectuels néo-républicains se saisissent de ces occasions ainsi que des débats récurrents sur l’identité de l’école publique pour pouvoir rappeler leur conception de la laïcité.
- 6 Il aurait été intéressant de se référer à d’autres auteurs néo-républicains tels que Laurent Bouvet (...)
- 7 Pour comprendre l’interaction entre les récits postcolonial et libéral, on peut se référer au rappo (...)
- 8 Le Conseil Constitutionnel avait censuré en 1991 l’usage du terme de « peuple corse » dans la loi r (...)
3L´auteur met en évidence un récit postcolonial dans les tentatives d’intégration des minorités culturelles qui ont échoué et qui ont parfois renforcé le poids de l’extrême-droite. Il rappelle à juste titre que le discours de l’extrême-droite a subrepticement capté une partie de l’idéologie néo-républicaine ces dernières années6. En outre, la question de la reconnaissance de l’autonomie territoriale fait ressortir les différences d’appréciation entre les trois récits. Ainsi, la décentralisation des années 1980 est relue à la lumière d´une grille d’interprétation à la fois libérale et postcoloniale puisque les collectivités territoriales disposent d’une autonomie accrue dans la gestion d’un certain nombre de politiques publiques7 ; les gouvernements successifs ont négocié des accords, comme ce fut le cas avec la Nouvelle-Calédonie en 19888 et la question corse en 2000 (accords de Matignon). Dans le même temps, les lois mémorielles se sont multipliées, avec notamment la reconnaissance des crimes commis par le gouvernement de Vichy entre 1940 et 1944. La conjugaison d’une affirmation des minorités culturelles et d’une décentralisation accrue du territoire français a ravivé une forme de jacobinisme qui excède le cercle des défenseurs de l’idéologie néo-républicaine. C’est sans doute ici que l’on peut souligner l’un des apports les plus originaux de l’ouvrage, rappelant cette tension entre le libéralisme français, marqué par l’héritage de Raymond Aron et des revues comme Commentaire, et le néo-républicanisme.
- 9 Crozier Michel, La société bloquée, Paris, Seuil, 1970.
- 10 L’auteur ouvre des pistes de recherche intéressantes sur la généalogie de ce prétendu modèle anglo- (...)
4Il existe une tradition libérale française qui est constamment attaquée par le néo-républicanisme, de droite comme de gauche, et qui, sous l’influence des travaux précurseurs de Michel Crozier à la fin des années 1960, s’attache à la relation entre les performances économiques et le système organisationnel français9. Cette école de pensée, qui connaît des variantes social-libérale et néolibérale, se fonde plutôt sur l’économie de marché comme matrice idéologique principale et connaît une renaissance certaine à la fin des Trente Glorieuses autour du thème des réformes économiques nécessaires au redressement du pays. L’évolution de l’Union européenne a accrédité une partie des thèses de ce courant en mettant en lumière un répertoire régulièrement utilisé dans les critiques néo-républicaines, celui du rejet du modèle anglo-saxon. L’auteur montre à juste titre qu’il existe une tendance à essentialiser ce modèle sous cette dénomination, qui regrouperait les tentatives empiriques et non rationalistes de construire un lien social à partir du simple consentement des citoyens10. On voit ici comment le récit néo-républicain percute les récits libéral et postcolonial en associant libéralisme et communautarisme et en insistant sur le fondement de l’égalité comme pilier du contrat social français.
5Ce livre apporte in fine un éclairage significatif sur les idéologies et les perceptions de l’identité de la France à l’époque contemporaine, avec en ligne de mire l’idée selon laquelle la France ressemble politiquement de plus en plus aux autres pays européens. En outre, l’auteur nous livre des analyses d’histoire culturelle avec une distance critique précieuse permettant à la fois au lecteur novice d’avoir une grille de lecture claire et originale et à l’expert d´appréhender les débats intellectuels français sous un autre angle.
Notes
1 Michel Johann, Gouverner les mémoires, les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010.
2 Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
3 Les références aux travaux de Jean-François Sirinelli sur les générations intellectuelles sont explicites dans l’ouvrage. Voir Sirinelli Jean-François, Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986.
4 Voir l’article du Monde revenant sur cette affaire d’interprétation du port du foulard à l’école, Laetitia Van Eeckhout, « Rétrocontroverse : 1989, la République laïque face au foulard islamique », Le Monde, 2 août 2007, disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article/2007/08/02/retrocontroverse-1989-la-republique-laique-face-au-foulard-islamique_941317_3232.html (consulté le 1er décembre 2017).
5 Commission de réflexion sur l´application du principe de laïcité dans la République, rapport remis au Président de la République le 11 décembre 2003, disponible en ligne : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/034000725.pdf (consulté le 1er décembre 2017).
6 Il aurait été intéressant de se référer à d’autres auteurs néo-républicains tels que Laurent Bouvet qui a énoncé la thèse d’une insécurité culturelle en France en réagissant contre les offensives conjuguées du multiculturalisme et du récit postcolonial. Bouvet Laurent, L’insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français, Paris, Fayard, 2015.
7 Pour comprendre l’interaction entre les récits postcolonial et libéral, on peut se référer au rapport de Michel Rocard de 1966 qui dénonçait le « colonialisme de l’intérieur » : Rocard Michel, Décoloniser la province. Rapport général proposé par le Comité d´initiative aux délbérations des colloques sur la vie régionale en France, Paris, Éditions Bernard Leprince, 2013 pour la réédition du rapport. Les années 1960 ont été marquées par ces débats en France autour du régionalisme et la rivalité entre les maires et les préfets dans l’élaboration des politiques publiques. Ce point n’est peut-être pas suffisamment développé dans l’ouvrage.
8 Le Conseil Constitutionnel avait censuré en 1991 l’usage du terme de « peuple corse » dans la loi rappelant ainsi qu’il n’existait qu’un peuple français. L’Assemblée nationale a créé en 2017 une mission d’information chargée de proposer des mesures pour réaliser les promesses de 1988 sur l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie.
9 Crozier Michel, La société bloquée, Paris, Seuil, 1970.
10 L’auteur ouvre des pistes de recherche intéressantes sur la généalogie de ce prétendu modèle anglo-saxon souvent perçu comme inadapté à l’esprit de la société française.
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Référence électronique
Christophe Premat, « Emile Chabal, A Divided Republic. Nation, State and Citizenship in Contemporary France », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 décembre 2017, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23994 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23994
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