Mohamed Bernoussi, Umberto Eco sémioticien et romancier
Texte intégral
1L’ouvrage de Mohamed Bernoussi présente l’ensemble de l’œuvre d’Umberto Eco, ouvrage par ouvrage, selon une partition en trois temps. En premier lieu, il est question de la thèse de doctorat d’Eco, soutenue en 1956 et publiée, avec des modifications, en 1970 sous le titre Il problema estetico in Tommaso d’Aquin. Ici se situent les prémisses de sa pensée. Dans un second temps, Mohamed Bernoussi aborde la réflexion sémiotique d’Eco en résumant le contenu de l’ensemble de ses essais dans l’ordre chronologique, ce qui permet d’en suivre l’achèvement progressif. La dernière partie, présentée de la même façon, porte sur son œuvre littéraire.
2Plutôt que de faire un résumé d’un ouvrage résumant les étapes de la pensée d’Eco, nous proposons de privilégier ici l’un de ses axes structurants : la manière dont les éléments majeurs de sa pensée sémiotique sont abordés dans leur connexion avec la pensée d’un autre sémioticien, Pierce, dont Eco est très proche.
3Tout commence, dans la thèse d’Eco, par la question suivante : existe-t-il une esthétique du beau au Moyen-Âge ? Eco propose une lecture structuraliste de Saint Thomas d’Aquin sur la base de ses chroniques relatives à la construction des cathédrales et aux commandes de mécènes. Il s’agit de reconnaître le beau selon les règles et les lois qui ont permis sa création. Le choix d’une démarche structurale s’appuie sur la forme mentale scolastique, en particulier par le recours à l’intentionnalité, c’est-à-dire qu’il renvoie à une approche du signe susceptible de nous permettre d’appréhender comment fonctionne le lien d’un esprit à l’autre au sein de la communication. La dialectique des Anciens et des Modernes se situe d’emblée à l’origine de la sémiologie.
4Le point fort de la pensée sémiotique d’Eco tient à son dialogue permanent avec celle de Pierce. Eco y trouve une approche sémiotique du mental, signifiée par l’usage de la notion d’interprétant. L’interprétant se définit dans la formule : « L’esprit humain est un interprétant en acte ». Ce concept sémiotique permet d’aborder l’ensemble des fonctionnalités possibles du signe : l’icône (signe d’un homme indéterminé), l’index (signe qui désigne un lieu déterminé), le symbole (signe « réservé » aux hommes), le thème (en tant que l’objet est un homme quelconque), la quasi-proposition (quelque chose est dit du lieu) et l’argument (expression, par l’interprétant, d’un règle sociale généralisée). C’est ainsi chez Pierce qu’Eco trouve matière à formuler une approche de l’interprétation qui la situe à l’intérieur même d’un système de traductibilité d’une unité signifiante inférée d’un rôle à l’autre.
5Qu’en est-il des étapes du dialogue avec Pierce ? Dans La structure absente, Eco découvre Pierce, et tout particulièrement la capacité de la notion d’interprétant à nous introduire dans l’analyse sémiotique des codes et des types de communication en se centrant sur le signifié, mettant ainsi le référent au second plan. Le Trattato di semiotica générale pose deux questions destinées à devenir centrales dans sa réflexion sémiotique. Peut-on considérer, comme Pierce, qu’il convient de qualifier les interprétants à l’infini, au titre d’une sémiotique illimitée ? Ne faut-il pas désigner des limites, au titre de l’existence d’une communauté interprétative ? Eco pose ainsi le premier jalon de sa sémiotique interprétative. Le dialogue entre Eco et Pierce culmine dans Lector in fabula, avec le chapitre intitulé « Pierce : les fondements de la sémiotique textuelle ». Au nom d’une théorie du signe faisant appel au contexte, l’élaboration d’une sémiotique textuelle interprétative questionne la nature du flux des interprétations valorisées par une sémiosis illimitée. L’introduction d’une sémiotique textuelle conjoignant le Dictionnaire (l’état de langue) et l’Encyclopédie (ce à quoi fait référence le lecteur pour se faire comprendre), confère au lecteur les interprétations possibles d’un texte, ce qui impose le principe d’interprétation sous la modalité de l’abord du signe en tant que processus. Ainsi se concrétise la capacité de l’interprétant à ouvrir les mondes possibles à diverses formes sémiotiques, par exemple l’indice direct d’un objet singulier qui implique une quantification universelle. L’ouvrage central, Sémiotique et philosophie du langage, considère ensuite l’interprétant comme la condition sine qua non de la définition du signe au titre d’une science des signes centrée sur la manière dont se constitue historiquement le sujet, et selon un principe d’interprétation imposé par la culture de l’Encyclopédie. Dans Les limites de l’interprétation, Eco avance encore d’un pas dans sa réflexion sémiotique, en développant une approche critique de la sémiosis hermétique. Il affine sa réflexion sur les limites de l’interprétation, par des considérations sur l’immanence du texte, présentement l’Encyclopédie. Il en conclut que la sémiotique illimitée de Pierce, si elle encourage des libertés interprétatives, admet l’existence de limites, ce qui induit la réalité comme vérité de la sémiosis.
6Avec Kant et l’ornithorynque, l’abord de la corrélation entre Kant et Pierce se situe sur le terrain d’une sémiotique cognitive centrée sur les schèmes cognitifs par l’apport du schème kantien des jugements d’expérience. Terrain circonscrit par la notion du « ground », défini comme l’objet tel qu’il est représenté sous le rapport auquel on pense. Cette notion donne à voir le rôle que jouent la communauté et l’histoire dans la gestion des interprétations, et par là même ouvre à la réalité qui conditionne notre façon de parler. Eco en vient ainsi à une conception de l’univers comme continuum. À l’intérieur de ce continuum, agissent des états issus d’opérations relatives à la multiplicité de l’être. Ces états cognitifs équivalent à des blocs résistant à toute tentative de segmenter le continuum à l’aide d’un seul système de propositions générales. Ils donnent des instructions, fixent le cadre dans lequel se situe une chaîne d’interprétants intersubjectivement contrôlable à l’intérieur de l’espace-temps de communication de l’intercommunication humaine. À ce titre, Eco s’intéresse aux types cognitifs et aux contenus nucléaires qui inscrivent dans cet espace-temps des modalités de reconnaissance et des règles d’inférence du processus médiateur de construction conceptuelle des données perceptives à l’aide de signes. La démarche sémiotique d’Eco se déroule désormais en deux étapes. À l’expérience perceptive inaugurale succède une relation de l’objet particulier à une image générale, type cognitif appréhendé dans le cadre du schématisme kantien. Puis la chaîne d’interprétants détermine un contenu nucléaire, c’est-à-dire la signification sociale de l’objet interprété. Ainsi Eco revient à la question du référent, un temps mise de côté, en singularisant les instructions qui permettent d’identifier un référent. Dans cet acte d’identification, un élément du contenu nucléaire, exprimé par exemple à l’aide d’un mot, prouve l’existence d’un type cognitif, et s’avère donc une interprétation d’une modalité procédurale de ce type cognitif. À distance de l’identification d’un contenu référentiel, le sémioticien s’intéresse à la manière de nommer et de se référer avec succès à l’aide de types cognitifs intersubjectivement partagés, donc susceptibles de nous dire qui ils sont.
- 1 Cet entretien a été republié par la revue Critique ; Eco Umberto, « Sémiotique générale et philosop (...)
7Si Mohamed Bernoussi présente, dans la troisième partie de son ouvrage, un Eco romancier dans la diversité des fonctions attribuées à la narration, nous considérons ici les éléments susceptibles de faire mieux connaître sa sémiotique interprétative. Le Nom de la rose introduit des sujets et des noms référents à des mondes actuels, mondes qui communiquent à travers des artifices sémiotiques : un monde possible actuel, le Moyen-Âge, un monde possible virtuel, les personnages et le narrateur dans le roman. Le Pendule de Foucault complexifie ces mondes par le recours à la théorie du secret (Simmel, Adorno), et l’obligation du lecteur à comprendre les cent vingt exergues, formant une métaphore épistémologique d’un monde saturé. L’Île du jour d’avant s’appuie sur une reconstitution de la sémiosis du Grand Siècle dans le but de développer une intrigue centrée sur Roberto, homme seul sur un bateau désert au milieu du Pacifique, et qui donne à voir la crise de la sémiosis devant la mort, en permettant d’appréhender le non-sens de l’existence. Le roman suivant, Baudolino, nous montre comment le sémioticien insuffle au romancier les secrets sémiotiques du vrai et du faux face à un personnage emblématique du mensonge. La mystérieuse flamme de la reine Loana, en partie de nature autobiographique, narre la quête d’un amnésique, Yanboo, qui ne se souvient pas des événements passés qu’il a vécus. Là encore, le sémioticien informe le narrateur sur la nature de la mémoire actuelle d’un amnésique, en la limitant à des activités sémiotiques primaires centrées sur le corps et les objets. S’il s’avère bien que le travail de la mémoire est d’ordre sémiotique, cela rend impossible le retour à la réalité de la culture encyclopédique, trop volatile. Le narrateur ne peut qu’ouvrir à la fiction ce que Yanboo a pensé et vécu depuis l’enfance. Le cimetière de Prague, contenant 55 illustrations, est centré sur le discours antisémite. Ici le narrateur a pour rôle de nous faire comprendre comment le faux peut devenir vrai. À la fin d’un tel parcours narratif, le sémioticien est d’autant plus persuadé que tout est question de signe et d’interprétation. À ce titre, Umberto Eco, au cours d’un de ses entretiens centrés sur l’apport de son ouvrage Sémiotique et philosophie du langage, précise la portée universelle de son œuvre dans les termes suivants : « Il s’agit d’une profession de foi, d’un acte de fidélité à mon passé, et – après tout – d’un défi. Il s’agit donc de dire dans quel sens je considère une sémiotique générale différente des sémiotiques spécifiques et dans quel sens, en faisant, comme je fais depuis presque vingt-cinq ans, de la sémiotique, je crois pratiquer, sinon la seule, du moins une des formes possibles de la philosophie contemporaine – avec l’arrière-pensée que beaucoup de philosophes, d’Aristote aux stoïciens, de saint Augustin à Locke, de Leibniz à Husserl ont fait de la sémiotique, et de la meilleure »1.
8En résumant, dans sa progressivité, le trajet sémiotique d’Eco jusque dans son œuvre littéraire, et en la connectant de manière systématique à l’œuvre de Pierce, Mohamed Bernoussi propose un instrument de travail de première main, et donc d’une très grande utilité pour un lecteur peu accoutumé à une pensée sémiotique particulièrement complexe dans ses termes et dans son dialogue avec d’autres sémioticiens, tout en restant au plus près de son caractère scientifique.
Notes
1 Cet entretien a été republié par la revue Critique ; Eco Umberto, « Sémiotique générale et philosophie du langage », Critique, n° 829-830, 2016, p. 599-623, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-critique-2016-6-page-599.htm. La citation se trouve page 599.
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Référence électronique
Jacques Guilhaumou, « Mohamed Bernoussi, Umberto Eco sémioticien et romancier », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 décembre 2017, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23900 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23900
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