Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2017Agnès Sinaï et Mathilde Szuba (di...

Agnès Sinaï et Mathilde Szuba (dir.), Gouverner la décroissance. Politiques de l’Anthropocène III

Christoph Stamm
Gouverner la décroissance
Agnès Sinaï, Mathilde Szuba (dir.), Gouverner la décroissance. Politiques de l'Anthropocène III, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2017, 232 p., ISBN : 978-2-7246-1985-0.
Haut de page

Texte intégral

1Pour ce troisième tome de la série Politiques de l’Anthropocène, Mathilde Szuba s’est jointe à Agnès Sinaï pour former le tandem de codirection1. L’ouvrage rassemble neuf contributions, rédigées par des auteurs issus de divers horizons disciplinaires (économie, science politique, philosophie, chimie), sous le thème des alternatives politiques et sociales qui s’insèrent dans un paradigme de la décroissance.

  • 2 Thom René, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Eshel, 1991.

2Le premier texte, signé par Yves Cochet, se lance dans une prospective radicale d’un effondrement subit des sociétés industrielles à l’échelle de la planète. Les êtres humains se retrouveraient ainsi dans un vide institutionnel et traumatisés par les évènements. Plongé dans un tel contexte et s’inspirant d’une théorie des saillances et prégnances humaines2, l’auteur esquisse la possible reconstitution de petits États simples et la façon dont leurs membres assureraient la sécurité intérieure.

3Pour amorcer la transition écologique et pour désamorcer le problème du déclin de l’emploi dû à la robotisation, Dominique Bourg et Christian Arnsperger suggèrent l’instauration d’un revenu de base qui serait conditionnel à la mise en place de projets socioéconomiques de transition (chapitre 2). Au lieu d’un État qui redistribue une partie de son budget en forme de revenu de base inconditionnel, le revenu de base aurait comme visée de favoriser l’expérimentation dans des activités économiques alternatives, en phase avec un projet de société fondé sur le principe d’une « soutenabilité forte » et riche en emplois. Les auteurs proposent une tripartition de l’économie en un secteur globalisé et hautement productif (trajectoire hyper-compétitive), un secteur intérieur soumis à une réglementation environnementale de plus en plus stricte (trajectoire standard sécurisée) et enfin un secteur écologique non-productiviste, dont le démarrage serait soutenu par l’État (trajectoire expérimentale). Arnsperger poursuit, dans le chapitre 3 sur la création monétaire, une problématique qui est souvent négligée en écologie politique. La création monétaire se fait par les banques privées via le crédit et sur le pari d’une croissance économique future. Car, pour rembourser sa dette et les intérêts, le débiteur doit générer une activité économique impliquant des « flux de matière et d’énergie » (p. 87). Ainsi, la création monétaire actuelle contribue à la spirale de la croissance économique. L’auteur esquisse une alternative qui pourrait être l’adossement de la création monétaire à la biocapacité planétaire.

4Dans l’objectif de « réintégrer le système économique dans les limites de la biosphère » (p. 100), la question énergétique constitue l’un des enjeux centraux. Dans ce sens, un rationnement de l’énergie fossile ou un budget carbone individuel permettraient, selon Mathilde Szuba, de lutter de façon efficace contre le réchauffement climatique et d’atténuer le choc d’un pic pétrolier qui serait proche (chapitre 4). Puisqu’un rationnement exigerait la coordination centralisée d’un État fort, l’auteure se demande si une telle politique serait en accord avec les valeurs d’autonomie mises en avant par les groupes écologistes. Elle mobilise les concepts de « convivialité » et d’« outil » d’Ivan Illich (qui devient pour l’exercice un « intellectuel français », p. 105) pour montrer comment le rationnement peut être un « outil convivial », favoriser l’autonomie des individus et assurer l’équité entre les citoyens. Szuba conclut que le rationnement laisserait « beaucoup de marge de manœuvre à l’autonomie locale et à une politique énergétique et climatique décentralisée » (p. 117). Dans un tel contexte de diminution de l’énergie disponible, Ugo Bardi s’intéresse au transport dans et entre les villes (chapitre 8). À travers l’histoire, il décrit comment la taille et l’étendue des villes étaient déterminées par les possibilités de transport. Aujourd’hui, le système de transport mondial dépend entièrement de la disponibilité de carburants fossiles. La fin du pétrole bon marché ou un rationnement de ce dernier imposerait une réduction du nombre et de la vitesse des déplacements. Même si l’auteur ne se prononce pas sur la taille future des villes, il avance que les mégalopoles deviendraient invivables et qu’on assisterait à une forme de démondialisation.

  • 3 Kirkpatrick Sale, Dwellers in the Land. The Bioregional Vision, San Francisco, Sierra Club Books, 1 (...)
  • 4 Callenback Ernest, Ecotopia: The Notebooks and Reports of William Weston, San Francisco, Banyan Tre (...)
  • 5 Holmgren David, Permaculture. Principes et pistes d’actions pour un mode de vie soutenable, Paris, (...)
  • 6 Howard Ebenezer, To-morrow. A Peaceful Path to Real Reform, London, Swann Sonnenschein, 1898.

5En constatant que le mouvement de la décroissance est encore plus marginal aux États-Unis qu’en Europe, Julie Celnik présente l’histoire et les concepts importants du mouvement biorégionaliste qui a émergé sur la côte pacifique nord-américaine (chapitre 5). Le biorégionalisme est proche de la philosophie de l’écologie profonde (écologisme écocentré) et prône « l’idée d’une réorganisation de la société à l’échelle d’un territoire défini par des frontières naturelles – notamment les bassins hydrographiques – appelées biorégion » (p. 119). Le modèle biorégionaliste s’oppose au paradigme industrialo-scientifique et met en avant certaines valeurs proches de celles du mouvement de la décroissance (conservation, autosuffisance, coopération, décentralisation)3. Le mouvement biorégionliste le plus actif serait celui de la biorégion Cascadia, englobant l’Oregon, l’État de Washington et la Colombie-Britannique. Dans ses débuts, le mouvement a été inspiré par l’éco-fiction Écotopia écrite par Callenbach4. Le roman se situe dans la même région et les protagonistes mettent en œuvre une transition écologique avant la lettre. Le concept de la biorégion est repris par Agnès Sinaï dans son chapitre sur « l’aménagement permaculturel des territoires » (chapitre 7). Avec l’hypothèse d’une réduction de l’énergie disponible par habitant (descente énergétique) et d’un effondrement du système économique productiviste, l’auteure propose l’organisation permaculturelle comme modèle qui pourrait permettre de préserver la vie en société et la dignité humaine. La permaculture est une méthode holiste qui étudie le fonctionnement des systèmes naturels, qui planifie l’intégration de l’être humain dans les écosystèmes et qui répare des systèmes qui ont été altérés par les activités de l’homme5. La biorégion deviendrait l’entité régionale principale à l’intérieur de laquelle s’organiseraient des villages et des petites villes inspirées de l’idée des cités-jardins6. Ces dernières seraient autosuffisantes en énergie, en alimentation et éventuellement en matériaux de construction. Puisque la productivité serait moindre, beaucoup plus de personnes travailleraient à la production alimentaire. La pensée permaculturelle propose ainsi « une forme d’économie vernaculaire post-industrielle » (p. 175) qui autonomise des individus et favorise le local au détriment des « mégasystèmes ».

  • 7 Ulanowicz Robert E., Goerner Sally J., Lietaer Bernard, et Gomez Rocio, « Quantifying sustainabilit (...)

6Considérant la dérégulation du climat, l’impossibilité de remplacer l’énergie fossile par la même quantité d’énergie renouvelable et l’absence d’un projet politique qui renoncerait à l’objectif de croissance économique, Benoît Thévard présente le concept de la résilience (chapitre 6) : « Pour un système socio-écologique soumis à une perturbation, la résilience implique une adaptation, voir une réorganisation afin de préserver l’identité et les fonctions principales du système » (p. 150). Les sociétés actuelles maximisent l’efficacité des systèmes socio-économiques, au prix de leur fragilité très élevée. Cependant, une organisation durable serait celle qui trouve un équilibre entre efficacité et résilience7. La résilience devrait ainsi être au cœur des politiques de transition. L’auteur voit le potentiel d’action avant tout au niveau local. Différents groupes, tel le mouvement des villes en transition, sont déjà actifs afin de permettre aux citoyens de reprendre des activités et des savoirs qui ont été « confisqués » par une expertocratie (industrie semencière, ingénierie nucléaire, etc.). Thévard propose la création d’agences de relocalisation qui évalueraient les besoins essentiels des populations locales et coordonneraient la création d’activités de production locale.

7Dans le dernier chapitre du livre, Sandrine Rousseau propose des pistes de réforme du contrat social français, afin de « conserver la cohésion sociale dans le cadre de limites environnementales de plus en plus fortes » (p. 216). Selon l’auteure, la transition écologique doit aller de pair avec une transformation du modèle social. Parmi ces propositions, on trouve l’abandon des politiques natalistes et un régime qui inciterait les pères à participer davantage aux tâches éducatives. L’auteure propose également de réduire le temps de travail, de mieux répartir le travail salarié et de rendre la formation plus équitable en donnant à tous les citoyens un droit et un capital de formation égal. Pour réduire l’impact environnemental de la mobilité tout en la gardant accessible à tout le monde, Rousseau reprend l’idée du rationnement avec des quotas CO2 individuels et transférables.

  • 8 Ce terme est utilisé pour décrire la croissance exponentielle du métabolisme social depuis les anné (...)

8Les contributions réunies dans cet ouvrage donnent un bon aperçu d’une panoplie de propositions et de concepts qui visent à mettre en œuvre la décroissance : revenu de transition, rationnement, biorégion, permaculture, résilience. Nombres d’auteurs adoptent, de façon plus ou moins implicite, l’hypothèse de l’effondrement socioéconomique des sociétés et d’une décroissance non volontaire. Mais en même temps, certains d’entre eux ne veulent pas complètement écarter l’idée que des politiques délibérées puissent amener les sociétés productivistes à s’autolimiter pour d’abord freiner et ensuite renverser la « grande accélération »8. S’il est parfois un peu difficile de saisir un fil rouge à travers les chapitres de l’ouvrage, les auteurs se rejoignent généralement sur l’idée que la décroissance exige la revalorisation de la gouvernance locale et implique une descente énergétique qui aurait comme conséquence une mobilité beaucoup plus restreinte. Toutes les idées avancées ne sont pas nouvelles, mais le livre donne envie au lecteur d’approfondir les différents propos lors de lectures ultérieures.

Haut de page

Notes

1 Voir les recensions de Marie Duru-Bellat pour le premier tome : https://lectures.revues.org/11699 et de Thomas Chabert pour le deuxième tome : http://lectures.revues.org/19239.

2 Thom René, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Eshel, 1991.

3 Kirkpatrick Sale, Dwellers in the Land. The Bioregional Vision, San Francisco, Sierra Club Books, 1985.

4 Callenback Ernest, Ecotopia: The Notebooks and Reports of William Weston, San Francisco, Banyan Tree Books, 1975.

5 Holmgren David, Permaculture. Principes et pistes d’actions pour un mode de vie soutenable, Paris, Rue de l’échiquier, 2014.

6 Howard Ebenezer, To-morrow. A Peaceful Path to Real Reform, London, Swann Sonnenschein, 1898.

7 Ulanowicz Robert E., Goerner Sally J., Lietaer Bernard, et Gomez Rocio, « Quantifying sustainability: resilience, efficiency and the return of information theory », Ecological complexity, vol. 6, n° 1, 2009, p. 27-36.

8 Ce terme est utilisé pour décrire la croissance exponentielle du métabolisme social depuis les années 1950. Steffen Will, Broadgate Wendy, Deutsch Lisa, Gaffney Owen, et Ludwig Cornelia, « The trajectory of the Anthropocene: the great acceleration », The Anthropocene Review, vol. 2, n° 1, 2015, p. 81-98.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Christoph Stamm, « Agnès Sinaï et Mathilde Szuba (dir.), Gouverner la décroissance. Politiques de l’Anthropocène III », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 novembre 2017, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23785 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23785

Haut de page

Rédacteur

Christoph Stamm

Chercheur doctorant en sociologie, université de Montréal.

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search