Gerry Stoker & Mark Evans, Evidence-based policy making in the social sciences. Methods that matter
Texte intégral
- 1 Selon le décret du 18 novembre 1998, il s’agit « d'apprécier, dans un cadre interministériel, l'eff (...)
- 2 Bernard Perret, Évaluer les politiques publiques, Paris, La Découverte, 2008.
- 3 Sur ce sujet, voir Miriam Salomon, Making Medical Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 2015, (...)
- 4 Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, 2012, compte rendu de Camill (...)
1Comprendre et expliquer les phénomènes sociaux repose sur la qualité de la preuve des arguments avancés et constitue le quotidien de l’enseignant-e chercheur-euse face à ses hypothèses et ses conclusions. C’est également le fondement d’un pan entier de l’évaluation des politiques publiques1, dont les méthodologies et les enjeux sont étudiés principalement en sciences politiques2. Dans ce contexte, cet ouvrage se penche sur les approches dites « evidence-based » (fondées sur des données probantes) popularisées dans le domaine médical depuis les années 19903. La démarche « evidence-based » visait dès l’origine à apprécier la capacité d’un médicament à améliorer la situation des patients traités en comparant l’évolution de leur santé avec d’autres patients non traités. Tous les patients sont sélectionnés de manière aléatoire et ne savent pas s’ils bénéficient du nouveau traitement ou d’un placebo. Cette méthodologie s’est progressivement étendue à d’autres champs scientifiques, en particulier dans les sciences sociales, comme l’illustrent par exemple les travaux publiés par Banerjee et Duflo en économie du développement4. Dépassant les débats théoriques sur la lutte contre la pauvreté des pays moins avancés, les auteurs cherchent de manière très pragmatique « ce qui marche » pour améliorer la situation des habitants de nations en développement (ex : faut-il donner ou vendre des moustiquaires pour protéger contre les épidémies ? Comment inciter les jeunes à aller à l’école et leurs professeurs à y être présents ? Dans quelles conditions favoriser le micro-crédit ?...). Les approches « evidence-based » semblent toutefois incarner une forme de scientisme, une technique pure et dépolitisée... que le livre de Stoker et Evans vient questionner en présentant une des premières synthèses académique sur le sujet (en attendant une publication francophone).
- 5 Gérald Bronner, Etienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, PUF, 2017.
- 6 Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, Paris, Flammarion, 2016.
2Les débats épistémologiques n’ont pas perdu de leur vigueur au sein de sciences sociales, comme l’illustre le récent ouvrage de Bronner et Géhin5 qui critique frontalement certaines approches sociologiques considérées comme militantes et non scientifiques (à l’image des débats initiés en 2016 en sciences économiques par la publication du Négationnisme économique de Cahuc et Zylberberg6). Alors que l’évaluation des politiques publiques peut paraître dépasser les querelles méthodologiques, théoriques voire idéologiques, il devient essentiel d’interroger les outils qui permettent d’apporter la preuve des raisonnements en sciences sociales. En effet, en substituant au débat intellectuel entre chercheurs une volonté de juger « objectivement » les résultats découlant d’une prise de décision, on prend le risque de disqualifier tout débat en optant pour une méthodologie dont les effets sont pourtant loin d’être clairement compris (par les décideurs comme par le grand public). C’est ainsi à la suite d’une conférence qui s’est tenue en 2015 à Canberra que Gerry Stoker et Mark Evans, deux professeurs de sciences politiques, ont réuni les contributions d’auteurs d’universités australiennes et britanniques. Dès leur courte introduction, le ton est donné : les textes réunis dans leur livre montreront la variété des outils existants, le développement des sciences sociales pour l’aide à la décision et la défense du pluralisme intellectuel pour la compréhension des politiques (comprises ici au sens large : les politiques publiques comme celles découlant du management des entreprises). Comme le suggère le titre de l’ouvrage, évoquant les termes « policy making » et « social sciences » qui visent clairement les processus ou la diversité des apports scientifiques, les auteurs s’efforcent tout du long de l’ouvrage d’apprécier ce que chaque méthodologie peut réellement apporter aux processus de décisions... d’où le sous-titre « Methods that matter » : des méthodes qui comptent vraiment.
- 7 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003
3L’ouvrage est structuré en quatre parties cohérentes mais de niveaux analytiques très variables. La première partie peut être considérée comme la plus riche et la plus stimulante, elle est composée de deux contributions des directeurs de l’ouvrage. Dans ces deux textes de spécialistes de l’analyse des politiques publiques, l’enjeu de la publication est clairement posé : il est nécessaire de reconnaître que la construction de politiques « evidence-based » ne relève pas d’une approche technique et technocratique qui s’imposerait au public. Il existe ainsi de nombreuses barrières au développement des approches basées sur la preuve, alors qu’on pourrait imaginer que les débats sont clos à partir du moment où les résultats sont produits. Parmi ces obstacles, les auteurs pointent des difficultés de bon sens (préférence pour le court terme, aversion au risque...) mais aussi « environnementales » car elles ne sont pas maîtrisés par les décideurs (réception médiatique, attentes de l’opinion publique...), « institutionnelles » (rôle des décideurs) ou « systémiques » (soutien politique, structures administratives...). S’ensuit une réflexion wéberienne7 sur le rôle des chercheurs et de leurs incitations pour relier connaissance scientifique et politique (au sens d’action). Stoker et Evans parlent d’un « artisanat » (crafting) des politiques publiques, qu’on pourrait reformuler en « bricolage » pour reprendre une terminologie plus utilisée en sciences politiques. Ce que les auteurs défendent semble découler d’une grande évidence : en fonction du problème à résoudre, il convient de choisir la méthode de sciences sociales la plus adaptée ! Stoker et Evans rappellent toutefois les difficultés concrètes de mise en œuvre de cette logique, qu’il s’agisse de la fiabilité des données, de la légitimité de la politique, de la population visée ou des contraintes temporelles. Le contexte politique est donc primordial et aucune méthodologie a priori ne peut résoudre et éclairer tous les problèmes.
4Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage sont plus techniques. Leur grand intérêt est de faire découvrir aux lecteurs de nombreux travaux de recherche anglo-saxons concrets et récents. Sont ainsi présentés des outils qui permettent d’améliorer les connaissances en matière de politiques publiques. Les revues systématiques (« systematic reviews ») qui consistent à compiler des recherches académiques sur un sujet sont analysées par David Gough et Janice Tripney. Elles permettent d’identifier la manière dont des chercheurs peuvent ne sélectionner que les publications aux conclusions convergentes avec leurs travaux afin de « peser » sur le processus de décision politique. Les évaluations aléatoires contrôlées (« randomised control trials ») et leurs enjeux sont décrits par Peter John, en prenant notamment comme exemple un programme d’aide à la croissance de PME en Grande-Bretagne. L’auteur présente la démarche qui vise à apprécier l’efficacité d’une politique de conseil et de subvention sur l’amélioration de la performance. Matt Ryan évoque dans son texte les analyses qualitatives comparatives à partir d’exemples de « contrôle citoyen » des décisions budgétaires. Cette technique permet de tirer des conclusions sur l’efficacité d’un choix public, malgré un échantillon constitué d’un nombre d’observations modeste (quelques villes seulement). Les derniers textes de la seconde partie traitent de démarches comme le « storytelling » (Vivien Lowndes montre ainsi que le processus d’évolution des frontières administratives de la métropole de Manchester visant à accroître les pouvoirs locaux s’est heurté aux ressentiments d’habitants de communes isolées) ou les méthodes visuelles utilisées pour construire des politiques publiques et les rendre acceptables au public.
5La troisième partie est plus conceptuelle et approfondit l’usage qui peut être fait des données statistiques collectées grâce aux nouveaux outils récemment développés et popularisés (les mégadonnées / « big data », l’analyse par groupe ou typologique / « cluster analysis », la modélisation de micro-simulations). Ces contributions décrivent principalement des résultats de recherches, en montrant à la fois l’intérêt et les limites de telles approches. Pour ne prendre qu’un exemple, Patrick Dunleavy décrit le comportement des usagers du métro de Londres à l’occasion d’une grève : à partir des données collectées sur la base des trajets de titulaires de cartes d’abonnement, on s’aperçoit que la réduction du trafic découlant du mouvement social a permis à de nombreux passagers de découvrir des itinéraires plus courts et mieux adaptés à leurs besoins… Ces bénéfices inattendus du mouvement de grève sont découverts grâce à une profusion des informations statistiques offerte par l’automatisation et la numérisation des abonnements de transport.
6La dernière partie est emblématique de l’ambition de l’ouvrage : les trois contributions étudient la manière dont la construction des politiques peut viser à ramener les citoyens au centre du jeu démocratique. C’est ainsi l’aboutissement du livre : Evidence-based policy making in the social sciences constitue un plaidoyer pour reconnecter l’action publique et l’approbation populaire. John Dryzek aborde notamment l’analyse délibérative des politiques publiques : les choix de communication et la sélection des arguments avancés pour mettre en œuvre l’action publique constituent une richesse indéniable pour convaincre et défendre les choix opérés. La politique publique est enrichie quand elle s’accompagne de modalités de discussion publique car elle fournit une enceinte de résolution de conflit entre les acteurs concernés et impactés (comme dans le cas évoqué de la gestion des eaux à Los Angeles).
7Aucun outil d’analyse en sciences sociales ne permet donc de trancher les débats et d’apporter la preuve irréfutable du bien-fondé d’une action, et toutes les démarches visant à impliquer les citoyens, à les faire participer aux processus délibératifs ou même à co-construire les politiques publiques permettent d’en améliorer les résultats et l’efficacité. C’est sur ce message optimiste d’interdisciplinarité que se conclut cette publication d’une grande richesse analytique, dont on peut simplement déplorer le faible intérêt pour les travaux d’Europe continentale et de France en particulier.
Notes
1 Selon le décret du 18 novembre 1998, il s’agit « d'apprécier, dans un cadre interministériel, l'efficacité de cette politique en comparant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens mis en œuvre ».
2 Bernard Perret, Évaluer les politiques publiques, Paris, La Découverte, 2008.
3 Sur ce sujet, voir Miriam Salomon, Making Medical Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 2015, compte rendu de Clément Dréano pour Lectures : https://lectures.revues.org/20270.
4 Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, 2012, compte rendu de Camille Sutter pour Lectures : https://lectures.revues.org/8284.
5 Gérald Bronner, Etienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, PUF, 2017.
6 Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, Paris, Flammarion, 2016.
7 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Guillaume Arnould, « Gerry Stoker & Mark Evans, Evidence-based policy making in the social sciences. Methods that matter », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 novembre 2017, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23784 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23784
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page