Véronique Blanchard, Mathias Gardet, Mauvaise graine. Deux siècles d'histoire de la justice des enfants

Texte intégral
1Ce qui paraît aller de soi un jour est scandaleux la veille ou le lendemain. Comment dès lors attirer l’intérêt du public pour une histoire complexe de la pénalité des mineurs, faite de discontinuités, de contradictions et de répétitions ? C’est le défi que relève ce livre consacré au traitement des jeunes délinquants depuis le XVIIIe siècle.
- 1 Véronique Blanchard, qui a particulièrement étudié les évolutions des institutions pour jeunes fill (...)
2« Renoncer à raconter une histoire linéaire, évolutive et progressiste » pour décrire les oscillations « entre coercition et protection, prévention, répression et éducation » (p. 10), tel est le choix historiographique judicieux des auteurs. Tous deux historiens1 ayant produit des contributions sur la justice des mineurs en France et l’éducation surveillée, ils ont ici pensé un ouvrage de valorisation des travaux historiques destiné au grand public.
- 2 Quincy-Lefebvre Pascale, Familles, institutions et déviances. Une histoire de l’enfance difficile ( (...)
3Le livre se découpe en neuf chapitres, suivant une périodisation elle-même oscillante, dont les dates se chevauchent parfois. Le premier chapitre couvre un large pan du XIXe siècle (1791-1898), retraçant les étapes politiques allant du début d’un traitement pénal spécifique aux mineurs jusqu’à l’émergence de la notion d’enfance en danger. Il suggère l’action de philanthropes, en particulier juges et médecins, qui ont œuvré en entrepreneurs de morale pour l’introduction des législations protectionnelles2. La réglementation du travail des enfants et la déchéance paternelle, tout à la fois rompant et respectant la tradition de la correction paternelle, sont, à la fin des années 1880, les mesures emblématiques de ces évolutions.
4Le second chapitre (1836-1930) se consacre spécifiquement à la prison de la Petite Roquette. Née de la volonté de séparer les enfants des adultes, elle est, à son ouverture, un établissement modèle. Son organisation, inspirée par la visite de prisons américaines, reflète une utopie disciplinaire et un idéal de modernité. Le principe « philadelphien » de l’isolement permanent s’y impose après les premières années, engendrant des dispositifs extrêmes tels l’encagoulement des enfants détenus lors des déplacements ou encore leur cloisonnement en box dans la chapelle où ont lieu prières, concerts et leçons magistrales. Dès les années 1870, les critiques se multiplient alors que les acteurs de la protection de l’enfance se font de plus en plus audibles. À partir des années 1930, la Petite Roquette est convertie en prison pour femmes.
- 3 Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 300.
5Le troisième chapitre couvre la période de 1839 à 1895, depuis l’ouverture de l’emblématique colonie pénitentiaire agricole de Mettray jusqu’à la création de la première « école de préservation » pour filles à Doullens. Mettray illustre cette histoire qui tourne dans une orbite elliptique autour des pôles de la réforme et de la réaction, de la libération et de l’enfermement. Les auteurs citent avec justesse Jean Genet qui, réfléchissant à la fin de sa vie à son passé de petit « colon », fit le commentaire suivant : « une des finesses des inventeurs de la colonie de Mettray, c’est d’avoir su ne pas mettre de murailles […]. Il est beaucoup plus difficile de s’évader lorsqu’il s’agit simplement de traverser un parterre de fleurs que de traverser une muraille […]. Ils avaient inventé cette poésie, ils nous avaient terrorisés avec des pensées, des œillets, des lauriers etc. » (p. 8). Michel Foucault, dans Surveiller et punir, attribue une place de choix à cette colonie comme l’endroit où « s’achève la formation du système carcéral »3. Les modalités disciplinaires divergent selon les sexes, ségrégués jusque dans les années 1970 les Bon Pasteur, établissements sous tutelle cléricale, pour les filles, et les colonies agricoles, souvent de fondation privée, pour les garçons. Si, là aussi, la critique gagne dès la fin du XIXe et l’emporte dans les années 1930, conduisant à la fermeture de Mettray avant la guerre, nombre d’établissements restent actifs, se réformant plus ou moins, jusqu’à la fin des années 1970.
6Ce mouvement de réforme, l’apparition des écoles de préservation et le besoin d’enquête judiciaire avant placement préparent l’arrivée des nouveaux acteurs des déviances juvéniles entre deux-guerres ; assistantes sociales et médecins. Le cinquième chapitre se consacre à ces mouvements de contestation publique de l’enfermement des enfants.
- 4 Sallée Nicolas. Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs, Paris, Éditions (...)
7Anticipant cette arrivée, le quatrième chapitre illustre l’extension des sciences criminologiques dans le champ de la délinquance juvénile. De l’étude de Lombroso sur l’« Homme délinquant » (1876) à la thèse de médecine de Heuyer (1914), cette partie de l’ouvrage montre l’espoir suscité par l’idée de prédiction et de prévention. Le chapitre six revient sur le contexte de l’ordonnance du 2 février 1945 et de la création de l’éducation surveillée, suggérant à la fois la rupture et les continuités de ces événements. Le septième chapitre détaille la mise en œuvre, au cours des deux décennies suivantes, des sciences du psychisme au sein de dispositifs d’observation des délinquants. Le huitième chapitre rappelle avec pertinence l’avènement de la « culture jeune ». Il retrace en particulier la création (initialement médiatique) et la carrière de l’expression « blousons noirs ». Enfin, le dernier chapitre se consacre à « l’âge d’or anti disciplinaire »4 des années 1970, qui a consacré la notion de « milieu ouvert » et abouti au retrait (très provisoire) des éducateurs hors des établissements pénitentiaires.
- 5 L’expression est utilisée dans l’exposé des motifs de l’ordonnance du 2 février 1945.
8Chaque chapitre s’ouvre par une citation emblématique de la période décrite, suivie d’une brève présentation historique en deux à trois pages. Une riche iconographie, en partie inédite, faite de reproductions de manuscrits, de dessins, d’articles de presse et de photographies vient ensuite appuyer le propos. Plusieurs gros plans sur des personnalités parfois méconnues (Euphrasie Pelletier, Hélène Campinchi, Paul Le Moal, etc.) complètent certains chapitres. La note émotionnelle est prégnante, on y voit des visages marqués, aux âges indiscernables, des modes de traitement que l’on préférerait oublier. Revendiquée par les auteurs dans une introduction qui dédie le livre aux nombreux mineurs passés par ces traitements, cette émotion suscitée par les images ne les empêche pas de produire un propos complexe et nuancé. On peut voir ainsi, non sans effroi, le dispositif d’isolement permanent de la Petite Roquette, puis lire la célébration qu’en fit Victor Hugo. Ou encore voir la libération des corps juvéniles à l’entrée des années 1970, suivie par les missives administratives inquiétées par des initiatives communautaires utopiques de certains éducateurs. Le livre illustre ainsi non pas un long et continu progrès de la « science pénitentiaire »5 mais des zones de consensus sociaux inscrits dans des mouvements d’économie morale plus vastes. Ne cessent de s’y faire et s’y défaire des sensibilités et des valeurs collectives.
9Trois regrets, tout de même, viennent à notre avis nuancer le succès de ce projet. D’une part, le lecteur reste sur sa faim en terminant le dernier chapitre par un portait de Michel Foucault. Pourquoi ne pas avoir osé un pont avec la période actuelle, des années 1980 à 2000 par exemple ? Si l’on ne peut pas reprocher aux historiens de n’écrire qu’au passé, il est dommage que le livre se prive d’une accroche avec les nombreux et riches travaux en sciences sociales sur la justice contemporaine des mineurs. Deuxième regret : la bibliographie n’est pas assez pensée comme une porte ouverte vers les textes soutenant l’architecture du livre. Inutile coquetterie, l’un des auteurs se cite abondamment, là où le livre, remarquable source pédagogique, aurait pu suggérer des lectures à son public. Dernier point noir au tableau, la vision simpliste et trop vite ironique des savoirs cliniques. Le livre ne suggère que la vanité des observations, les conclusions stéréotypées, et les interprétations grotesques (sur le héron comme symbole sexuel), sans prendre la moindre précaution sur la nature intrinsèque de ces savoirs. Et sans repérer la juridiction trouble dans laquelle ils se sont durablement inscrits entre deux-guerres : celle de proposer des connaissances de plus en plus précises et fouillées sur les déviances juvéniles, sans pouvoir proposer de remède propre. On pourrait voir dans cette ironie un indice de l’histoire de l’École nationale de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ), dont le livre est en partie issu. Préfacé par l’actuelle directrice de la PJJ, Madeleine Mathieu, se refermant sur une postface de Jean-Jacques Yvorel, historien aux travaux remarquables, également affilié à l’ENPJJ, ce livre porte en lui les traces de cette institution, de sa culture critique issue des années 1970 et de cette division historique, opposant les sciences sociales (au sens large) inspirées du trotskisme et les sciences cliniques marquées par leur alliance avec le régime de Vichy.
10Ces réserves formulées, il faut conclure en saluant la grande qualité pédagogique de l’ouvrage, tenant toute à la fois la mise à disposition du savoir scientifique et le souci du détail.
Notes
1 Véronique Blanchard, qui a particulièrement étudié les évolutions des institutions pour jeunes filles dans l’après-guerre, est affiliée à l’École nationale de la de la protection judiciaire de la jeunesse. Mathias Gardet est, lui, inscrit dans le monde académique, enseignant les sciences de l’éducation à l’université Paris 8.
2 Quincy-Lefebvre Pascale, Familles, institutions et déviances. Une histoire de l’enfance difficile (1880-1930), Paris, Economica, 1997.
3 Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 300.
4 Sallée Nicolas. Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. 2016, p. 68
5 L’expression est utilisée dans l’exposé des motifs de l’ordonnance du 2 février 1945.
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Référence électronique
Yannis Gansel, « Véronique Blanchard, Mathias Gardet, Mauvaise graine. Deux siècles d'histoire de la justice des enfants », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 novembre 2017, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23729 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23729
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