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Henri Hubert et Marcel Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice

Mathilde Fois Duclerc
Essai sur la nature et la fonction du sacrifice
Henri Hubert, Marcel Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2016, 201 p., ISBN : 978-2-13-059523-6.
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Texte intégral

  • 1 Sont visés les représentants de l’école anthropologique anglaise dite évolutionniste, Edward B. Tyl (...)

1« Émiettée », « foisonnante », l’œuvre de Marcel Mauss est longtemps restée difficilement accessible aux lecteurs francophones. Qui voudra reconstituer le cheminement intellectuel du gendre d’Emile Durkheim pourra commencer par la lecture de cet Essai, coécrit avec son condisciple Henri Hubert, avec qui il collaborait au sein de l’Année sociologique. Lorsque le deuxième volume de la revue paraît en 1899, la sociologie des religions constitue déjà un axe de recherche majeur pour les sociologues français, qui voient dans le fait religieux un fait social par excellence, témoignant de « la transcendance du groupe sur l’individu ». Rejetant les prénotions qui verraient dans le sacrifice (a fortiori lorsqu’il met en jeu l’exécution sanglante d’une victime humaine) un acte relevant exclusivement du sacré et inaccessible à l’analyse sociologique, les deux sociologues affirment qu’il faut y voir « une institution, un phénomène social ». L’objectif de l’essai est aussi de dépasser les théories anthropologiques du sacrifice, au contenu essentiellement descriptif et taxinomique1. En cherchant, derrière la diversité de ses manifestations particulières, l’unité du sacrifice, c’est-à-dire sa nature, et en s’attachant à mener une étude fonctionnaliste du phénomène, Hubert et Mauss ont assurément produit une analyse de référence dans le champ des sciences sociales.

  • 2 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses universitaires de France, col (...)

2Comme le souligne Natacha Gagné dans sa présentation, l’Essai sur le sacrifice présente tout d’abord un grand intérêt d’ordre méthodologique pour l’ethnologue de terrain. En effet, fidèle aux préconisations durkheimiennes2, il s’attèle avant toute chose à définir le fait social étudié ; or définir, c’est reconnaître l’unité du phénomène, en renonçant à le traiter d’un point de vue généalogique. Ce parti pris méthodologique permet ainsi aux auteurs de se concentrer sur l’étude de « faits typiques », empruntés essentiellement aux textes sanscrits et bibliques, afin d’obéir à une exigence d’unité voire de traçabilité des sources. Pour leur démonstration, Hubert et Mauss s’appuient ainsi sur une approche comparatiste, puisqu’une étude exhaustive des différents systèmes sacrificiels leur est impossible : « comme les deux religions qui vont constituer le centre de notre investigation sont très différentes, puisque l’une aboutit au monothéisme et l’autre au panthéisme, on peut espérer, en les comparant, arriver à des conclusions suffisamment générales » (p. 51). À l’issue d’une discussion visant à distinguer le sacrifice de différents faits tels que l’onction ou l’offrande, les auteurs aboutissent à une définition permettant d’affirmer « l’unité générique du système sacrificiel », au-delà de pratiques dont les objets et résultats semblent à première vue opposés (certains sacrifices sont ponctuels, d’autres sont périodiques, certains sont communiels et d’autres expiatoires) : « Le sacrifice est un acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets auxquels elle s’intéresse » (p. 58). La démarche est intéressante en ce qu’elle se propose de dégager un « schème général », qui est utilisé dans un second temps comme « outil heuristique » pour penser la variété des faits. L’intérêt méthodologique de l’Essai réside par ailleurs dans la richesse des sources utilisées. Loin de s’en tenir, comme ils l’annoncent, à une étude circonscrite à un ou deux faits typiques, les auteurs mobilisent en réalité à de nombreuses reprises des exemples tirés d’autres contextes, tels que le Mexique, ou encore, plus fréquemment, l’Antiquité grecque. Mais il y a plus : l’utilisation de textes de référence des rituels védique et biblique fait l’objet non seulement d’un effort de traduction et d’explicitation de termes issus de l’hébreu et du sanskrit, mais également d’une « attitude critique » (p. 51) à l’égard de ces textes, refusant de confondre « l’histoire des textes » avec « l’histoire des faits ».

3À cela s’ajoute un incontestable apport théorique. Cet apport porte d’abord sur le « schème général du sacrifice », déterminé à partir de l’étude d’un fait typique « suffisamment complexe pour que tous les moments importants du drame y soient réunis » (p. 65), à savoir le sacrifice animal védique. Le schème consiste en un modèle constitué par une montée en religiosité de l’ensemble des agents et objets impliqués dans le sacrifice, puis par une redescente de ceux-ci dans le monde profane. « L’entrée dans le sacrifice » a ainsi pour fonction de conférer un caractère religieux à des agents (le sacrifiant, le sacrificateur, le lieu, les instruments et la victime) qui sont, avant la cérémonie, essentiellement profanes. La sacrification de la victime intervient lorsque tout est prêt. Dans la plupart des cas, celle-ci doit également passer par un ensemble de cérémonies de divinisation (bain, libations, pose de parures, invocation du dieu, etc.) jusqu’au moment solennel du crime. Alors, les restes de la victime deviennent comme des vecteurs de sainteté puisque, « quand [ils] n’étaient pas tout entiers attribués soit aux dieux, soit aux démons, on s’en servait pour communiquer soit au sacrifiant, soit aux objets du sacrifice, les vertus religieuses qu’y avaient suscitées la consécration sacrificielle » (p. 100). Enfin vient le troisième moment, celui de la sortie du sacrifice. Les rites par lesquels elle s’opère sont, remarquent les auteurs, symétriques à ceux qui constituent l’entrée dans le sacrifice. Ils permettent ainsi le retour au monde profane des agents et objets impliqués dans le sacrifice, qui doivent « sortir du cercle magique où ils sont encore enfermés ». La sortie du sacrifice consiste donc en un ensemble de rites permettant l’abandon de la religiosité sacrificielle.

4Mais la richesse de l’étude réside grandement dans la flexibilité du schème élaboré, qui permet d’expliquer la diversité apparente des sacrifices par la diversité de leurs fonctions. Ainsi, les sacrifices d’initiation et d’ordination ont pour fonction de transmettre un caractère sacré de la victime au sacrifiant. Ils nécessitent d’importants rites d’entrée (car le sacrifiant est, au départ, éloigné du monde sacré) et des rites de sorties réduits, afin que le sacrifiant garde la religiosité qu’il a acquis dans le sacrifice. À l’inverse, les sacrifices d’expiation et de désacralisation ont pour objectif de libérer le sacrificateur, soit d’une « impureté religieuse », soit d’une trop grande sainteté, en transmettant ce caractère dangereux à la victime. La fonction des sacrifices diffère également selon que leurs effets portent principalement sur le sacrifiant (sacrifices personnels) ou sur une chose à laquelle ce dernier porte intérêt (sacrifices objectifs), comme dans le cas des sacrifices agraires, où « les choses qu’il a pour but de modifier sont en dehors du sacrifiant. L’effet produit sur ce dernier est donc secondaire. Par suite, les rites d’entrée et de sortie […] deviennent rudimentaires. C’est la phase centrale, la sacrification, qui tend à prendre le plus de place » (p. 132).

5Il apparaît à la fin de l’analyse que le sacrifice peut remplir concurremment une grande variété de fonctions sociales. Cependant, il est toujours fait d’un même procédé, qui « consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie » (p. 169). Or, les choses sacrées impliquées dans le sacrifice sont des choses sociales. Le sacrifice, en même temps qu’il a un intérêt pour le sacrifiant, a donc également une fonction sociale : « ces expiations et ces purifications générales, ces communions, ces sacralisations de groupes, ces créations de génies des villes donnent ou renouvellent périodiquement à la collectivité, représentée par ses dieux, ce caractère bon, fort, grave, terrible, qui est un des traits essentiels de toute personnalité sociale » (p. 173). Le sacrifice est donc un contrat entre l’individu sacrifiant et les dieux (entendus comme forces sociales) : « les deux parties en présence échangent leurs services et chacune y trouve son compte. Car les dieux, eux aussi, ont besoin des profanes […]. Pour que le sacré subsiste, il faut qu’on lui fasse sa part, et c’est sur la part des profanes que se fait ce prélèvement » (p. 171-172).

  • 3 Nicolas Mariot, Histoire d'un sacrifice. Robert, Alice et la guerre (1914-1917), Paris, Seuil, coll (...)
  • 4 On renvoie par exemple vers la fiction cinématographique inspirée de l’histoire de la Tchécoslovaqu (...)

6Au-delà de son statut de classique, c’est l’actualité du thème du sacrifice qui, selon Natacha Gagné, rend nécessaire la relecture de l’Essai aujourd’hui. En effet, si le sacrifice ne fait plus partie des rites religieux collectivement acceptés et pratiqués dans les sociétés occidentales contemporaines, il semble paradoxalement que le thème du sacrifice y soit omniprésent. Il est mobilisé à l’envi dans des sphères qui ont peu à voir avec la sphère religieuse, par exemple dans le champ des politiques économiques, pour justifier certains projets de réforme de l’État (en particulier de l’État-providence) ; mais il est tout aussi présent dans certains processus de radicalisation politique ou religieuse, au point que « les journaux et les médias, ces dernières années, regorgent d’exemples de gens qui sont, de nos jours, interpellés par le discours sacrificiel et encore prêts à verser leur sang sur l’autel de la patrie ou au nom de leur dieu » (p. 30). Que l’on cherche à reconstituer le cheminement de Marcel Mauss, à comprendre les motivations d’un soldat prêt à se sacrifier pour son pays3, ou bien encore à dépasser la sidération et l’horreur pour tenter d’expliquer les mécanismes de passage à l’acte des individus déterminés à mourir pour une cause4, on pourra donc se tourner à profit vers l’Essai sur le sacrifice.

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Notes

1 Sont visés les représentants de l’école anthropologique anglaise dite évolutionniste, Edward B. Tylor, W. Robertson Smith et James G. Frazer

2 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Grands textes », 2007 [1895] ; compte rendu d’Igor Martinache pour Lectures : https://lectures.revues.org/558.

3 Nicolas Mariot, Histoire d'un sacrifice. Robert, Alice et la guerre (1914-1917), Paris, Seuil, coll. « L'Univers historique », 2017 ; compte rendu de Sébastien Zerilli pour Lectures : https://lectures.revues.org/23725.

4 On renvoie par exemple vers la fiction cinématographique inspirée de l’histoire de la Tchécoslovaquie pendant la guerre froide : Agnieszka Holland, Sacrifice [Burning Bush], Paris, Éditions Montparnasse, 2014 ; note critique d’Agnès Cavet pour Lectures : https://lectures.revues.org/14100.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathilde Fois Duclerc, « Henri Hubert et Marcel Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2017, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23727 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23727

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