Nicolas Mariot, Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre
Texte intégral
1Le 13 avril 1915, Robert Hertz (1881-1915), tout juste promu sous-lieutenant, est tué au cours d’une offensive près du bois d’Herméville dans la plaine de la Woëre. Cette mort conclut d’un point final une correspondance fiévreuse dans laquelle perse, sous la plume du sociologue socialiste, une rhétorique nationaliste qui surprendra jusqu’à ses plus proches amis. L’élève d’Émile Durkheim tombe lors de l’unique assaut auquel il ait participé. Contrairement à plusieurs de ses condisciples qui ont occupé durant le premier conflit mondial des fonctions d’intendance et d’expertise, par exemple en rejoignant à partir de mai 1915 Albert Thomas au sous-secrétariat d’État chargé de l’Artillerie et de l’équipement militaire, le jeune normalien a choisi de « marcher vers l’ennemi » : fin octobre 1914, Robert Hertz décide effectivement de quitter le 44e Régiment d’infanterie territoriale, stationné dans un secteur calme et chargé de travaux de fortification et de terrassement, pour rejoindre une unité « d’active », le 330e Régiment d’infanterie. Le père aimant du petit Antoine, le mari amoureux d’Alice, semble avoir résolument accepté de se sacrifier pour son pays.
- 1 C’est par exemple ce que suggèrent les analyses de Roger Caillois. Le membre du Collège de sociolog (...)
- 2 Nicolas Mariot, Tous unis dans les tranchées ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, (...)
2La guerre n’est-elle pas irréductible à toute analyse sociologique ? Dans son déferlement, un conflit ne transcende-t-il pas face au péril toutes les différences de classes et de statuts dans une sorte d’union incandescente1 ? Et d’ailleurs, les raisons d’une mort volontaire au champ d’honneur ne sont-elles pas exclusivement psychologiques ? La mort de Robert Hertz, n’est-elle pas, avant tout, celle d’une personnalité hors-normes, d’une individualité extraordinairement noble ? À la première remarque, Nicolas Mariot a déjà répondu dans une précédente étude par la négative. Pendant la Première Guerre mondiale démontrait-il, « [b]ien qu’atténuées par les conditions communes du front […], les inégalités sociales de la société française des années 1900 perdurent sous l’uniforme »2. Quant à la seconde objection, l’auteur la renverse avec le présent ouvrage en interrogeant en socio-historien la fuite en avant guerrière du soldat-sociologue.
- 3 François Buton et Nicolas Mariot, « Socio-histoire », in Dictionnaire des idées, 2e volume de la co (...)
3C’est en analysant méticuleusement la riche correspondance des époux Hertz que l’auteur apporte de stimulants éléments de réponse. En plus de fournir à cette étude sa trame chronologique, l’exploitation de ce dense matériau épistolaire lui permet, conformément aux principes méthodologiques de la démarche socio-historique, de saisir l’expérience combattante du soldat en la « rapportant à [ses] conditions sociales et historiques de possibilité et de déroulement, […] aux domaines du possible et du pensable de son [époque] »3. Ces lettres, écrit Nicolas Mariot, permettent de « rapporter [le comportement de l’intellectuel] aux tranchées aux manières d’être et de penser qu’il a acquises dans son milieu familial, au long de sa formation scolaire, et enfin comme militant de la reforme sociale » (p. 40). Elles révèlent les raisons qui motivent son sacrifice.
- 4 Georges Gurvitch, cité par Bernard Lacroix, « La vocation originelle d’Émile Durkheim », Revue fran (...)
4« Comme juif, comme socialiste, comme sociologue, Robert Hertz se veut exemplaire défenseur de la patrie » (p. 134). Né d’un père allemand et tardivement naturalisé français, le soldat israélite espère qu’en payant « l’impôt du sang » son fils, le petit Antoine, jouira finalement d’une intégration pleine et entière à la communauté nationale. Ce souhait a d’ailleurs été stratégiquement salué par le nationaliste Maurice Barrès, au point de faire regretter à Alice Hertz d’avoir diffusé après la mort de son mari certains des ses courriers. En glorifiant le jusqu’au-boutisme du savant, le président de la Ligue des patriotes entretient effectivement par contraste les stéréotypes communautaristes associés à ses coreligionnaires. Les sensibilités politiques du combattant fournissent aussi une clé d’explication : fervent socialiste, il perçoit dans l’éclatement du conflit un moyen de réunir tous les Français indépendamment de leurs différences de condition. Cette volonté se nourrit chez le militant du souvenir de la levée en masse de l’An II (1793-1794), qui permit alors de défendre les frontières nationales. Le jeune sociologue est aussi inévitablement influencé par les théories de son maître. Pouvait-il ne pas totalement s’engager dans la guerre lorsqu’on sait qu’Émile Durkheim « a inventé la sociologie comme Christophe Colomb a découvert l’Amérique en cherchant les Indes : en voulant fonder une morale »4 ? Dans l’attitude de Robert Hertz au front comme dans les textes de son professeur, et même si ce dernier semble ne pas saisir les motivations du sacrifice de son élève, « la morale est une force sociale qu’on ne saurait négliger » (p. 98). Deux autres explications achèvent de nouer l’écheveau des raisons de cette radicalisation : l’agrégé de philosophie est un riche rentier qui espère voir se dissiper durant le conflit « une classique culpabilité de position » (p. 166). ; de plus, à l’époque où il fréquente l’École normale supérieure, l’institution est le foyer d’un républicanisme ardant.
- 5 Nicolas Mariot, Tous unis dans les tranchés ?, op. cit., p. 22.
- 6 Voir Robert Hertz, Sociologie religieuse et anthropologie, Deux enquêtes de terrain (1912-1915), pr (...)
5L’analyse de la correspondance des époux Hertz ne révèle pas seulement les motifs d’un sacrifice. Elle permet également de comprendre le processus qui mène à cette fin tragique. Plus que sur le contenu des courriers c’est ici sur les effets de la mécanique épistolaire elle-même qu’il convient de se pencher. Grâce à ses lettres, le soldat effectue en quelque sorte un exercice permanent d’intellectualisation de son instinct guerrier. Ses pulsions belliqueuses sont le fruit d’une intense réflexion. Cette gymnastique savante semble contradictoire. Elle est pourtant parfaitement cohérente car « les tranchées concourent au renforcement paradoxal de la condition intellectuelle »5. Au fil de ses missives, le sociologue développe « un raisonnement d’autant plus […] enflammé qu’il veut témoigner n’avoir plus besoin de raisonnement » (p. 243). Cette surenchère interprétative entretient sa ferveur patriotique. Elle lui permet en quelque sorte de « tenir » jusqu’à une mort… dont elle fournit pourtant les justifications. L’exaltation que le savant entretient avec force concepts corrige effectivement le découragement que génère l’ordinaire de la guerre, souvent fait d’attente, qui décidera le combattant à changer de régiment ; elle tempère les effets que l’apathie et les réserves qu’une majorité des Poilus sous ses ordres manifeste opèrent sur le moral du soldat. Si Robert Hertz comble la distance sociale qui le sépare des hommes du rang en se faisant ethnographe de leurs pratiques quotidiennes6, leur manque de ferveur éprouve ses valeurs, entretenues par réaction à grands coups de références philosophiques, historiques et littéraires.
6Le travail de persuasion exaltée, érudite et mutuelle qu’entretient le couple n’est pourtant pas toujours efficace. Sous la plume du mari, les courriers chargés de mysticisme patriotique font progressivement place à des missives où transpire la conscience résignée d’une mort inéluctable. Les écrits d’Alice Hertz laissent quant à eux échapper plusieurs lapsus, qui révèlent son angoisse et soulignent l’impossibilité d’accepter totalement l’idée d’un sacrifice glorieux. L’évocation du devenir de leur fils terrifie les deux parents. Enfin, l’argumentation contournée et les remarques alambiquées que développe le soldat-sociologue dans les lettres relatives à l’obtention d’un poste d’interprète, qu’il pourrait décrocher grâce aux nombreuses relations de ses beaux-frères, disent son refus de reculer face au danger, en même temps que l’évaluation sérieuse d’une telle opportunité…
7La construction de l’ouvrage, sur laquelle Nicolas Mariot se penche dans un remarquable postscriptum méthodologique, permet justement de saisir les cahots, les tensions et les hésitations qui balisent et éclairent ce processus de radicalisation. L’auteur a choisi « une architecture narrative “en puzzle” » (p. 369) faite d’ellipses, de flashbacks et de zooms latéraux (sur le quotidien d’Alice Hertz à « l’arrière », sur la trajectoire de plusieurs collègues et amis de son époux durant le conflit, ou bien encore sur le devenir de cette correspondance de guerre). Cette « mise en récit » (« Mode d’emploi », texte introductif non paginé) n’est pas une coquetterie formelle. Elle est avant tout la marque de la problématisation socio-historique de la trajectoire de l’intellectuel.
8Au terme de la lecture, on est convaincu par l’analyse proposée par Nicolas Mariot. Le parcourt du durkheimien est singulier. « [L]e contenu des lettres […] empêche qu’on puisse généraliser à l’ensemble des soldats ce que Robert Hertz pense et écrit du conflit » (p. 39). L’auteur démontre pourtant remarquablement qu’il est socialement déterminé : aussi la fuite en avant belliciste du sous-lieutenant doit-elle avant tout être comprise, à rebours de tout réductionnisme psychologique, comme l’actualisation dramatique durant le conflit de dispositions, de principes et de valeurs socialement acquis. La destinée tragique du soldat, dans toute sa spécificité, fait d’ailleurs écho à une question qui traverse toute analyse sociologique, et qui est formulée dans les dernières pages du texte : comment penser les effets de la manifestation d’un héritage incorporé générée par le déclenchement d’un évènement imprévu, comme une guerre ? Aussi ne lira-t-on pas cet ouvrage seulement comme une étude sur le parcours héroïque d’un individu, mais également comme un travail qui convainc ses lecteurs de toute la richesse de l’analyse socio-historique.
Notes
1 C’est par exemple ce que suggèrent les analyses de Roger Caillois. Le membre du Collège de sociologie soulignait que lors d’une guerre « les préoccupations personnelles et familiales cèdent le pas aux obsessions collectives. L’indépendance de l’individu est provisoirement suspendue. Il est fondu dans une multitude organisée et unanime, où disparaît son autonomie physique, affective et même intellectuelle. Il ne s’appartient plus et toute différence antérieure s’efface au profit d’une hiérarchie nouvelle ». Roger Caillois, Bellone ou la pente de la guerre, Paris, Flammarion, coll. « Champs/Essais », 2012 [1963], p. 230.
2 Nicolas Mariot, Tous unis dans les tranchées ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2013, p. 377.
3 François Buton et Nicolas Mariot, « Socio-histoire », in Dictionnaire des idées, 2e volume de la collection des « Notionnaires » de L’Encyclopaedia Universalis, 2006, p. 731-733, disponible en ligne : http://www.jourdan.ens.fr/~mariot/hopfichiers/PDF/sociohistDEF.pdf. Citations p. 2-3 du fichier contenant l’article.
4 Georges Gurvitch, cité par Bernard Lacroix, « La vocation originelle d’Émile Durkheim », Revue française de sociologie, vol. 17, n° 2, 1976, p. 245.
5 Nicolas Mariot, Tous unis dans les tranchés ?, op. cit., p. 22.
6 Voir Robert Hertz, Sociologie religieuse et anthropologie, Deux enquêtes de terrain (1912-1915), préface de Marcel Mauss, édition et présentation de Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2015, p. 247 et suivantes.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Sébastien Zerilli, « Nicolas Mariot, Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2017, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23725 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23725
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