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  • 1 Michel Etiévent a une dimension centrale car il a vécu la misère ouvrière et a habité les mêmes lie (...)
  • 2 Pierre Laroque est un haut-fonctionnaire gaulliste qui était convaincu de la nécessité d’aménager u (...)
  • 3 Gilles Perret revient sur cette microséquence qui révèle à la fois l’arrogance et l’ignorance du mi (...)

1Sur fond d’images d’archives et de commentaires d’acteurs et de spécialistes de la Sécurité sociale, le film documentaire La Sociale tombe à point pour rappeler l’incroyable invention du système de cette institution. Le film transporte le spectateur dans plusieurs lieux historiques, l’usine Ferro de Châteaufeuillet, l’Union locale CGT d’Annecy, le musée de l’Assurance maladie de Lormont, le ministère du Travail, la bourse du travail de Paris et l’École nationale supérieure de Sécurité sociale de Saint-Étienne (EN3S). L’historien et écrivain Michel Etiévent, l’un des personnages principaux de ce film1, commente au fil des scènes le rôle d’Ambroise Croizat, ministre du Travail en 1945, qui est l’un des véritables pères fondateurs de la Sécurité sociale. À l’école supérieure de Saint-Étienne, aucune dédicace n’est faite d’Ambroise Croizat alors qu’un amphithéâtre est dédié à Pierre Laroque2, haut-fonctionnaire qui fut à l’origine du système de Sécurité sociale. Dans une scène assez cocasse où le ministre du Travail du moment, François Rebsamen (2014-2016), est interrogé sur l’action de ses prédécesseurs, on découvre en effet que le nom d’Ambroise Croizat ne lui apparaît pas significatif3. C’est sans doute en partie pour corriger cet oubli que ce film est consacré aux origines et à l’histoire de la Sécurité sociale.

  • 4 Gilles Perret a déjà réalisé un film sur le programme du Conseil national de la résistance, Les jou (...)

2Le nonagénaire Jolfred Frégonara, ancien responsable départemental de la CGT et acteur engagé dans la construction du système, raconte dans le film le rôle décisif de la CGT dans l’élaboration de la Sécurité sociale, avec en particulier le soutien à la création des premières caisses primaires d’assurance maladie entre 1945 et 1946. La création de la Sécurité sociale à partir des ordonnances de 1945 est le fruit d’un compromis entre quatre familles politiques, le Mouvement républicain populaire (démocrate-chrétien), les communistes, les socialistes et les gaullistes. La conception de ce système s’inspire du Rapport Beveridge de 1942 et du programme du Conseil national de la résistance4. Ce compromis historique a été rendu possible grâce à une pression politique des forces de gauche à la Libération et à la disqualification d’une partie du patronat sous le régime de Vichy. Le film montre le rôle de la CGT au sortir de la guerre, qui s’est entièrement investie dans les débats conduisant à l’organisation concrète de la Sécurité sociale. Jolfred Frégonara relativise son rôle en montrant qu’il y avait de nombreux cadres départementaux de la CGT en France qui œuvraient comme lui à la mise en place d’un puissant système de protection sociale.

3Le film présente l’histoire de la Sécurité sociale en rappelant également les pressions régulières qui se sont exercées sur ce système, comme en 1967 lorsque le Premier ministre de l’époque, Georges Pompidou, proposait sa réforme pour diminuer les dépenses de santé suite aux recommandations de la Commission du marché commun. Des extraits d’archives audiovisuelles viennent compléter les récits des acteurs et des chercheurs, avec par exemple les discussions des années 1980 sur le déficit de la Sécurité sociale et les grands débats de société sur le financement de la Sécurité sociale suite à la création de la contribution sociale généralisée (CSG) en 1991 par Michel Rocard puis de la contribution sur le remboursement de la dette sociale (CRDS) en 1995 par Alain Juppé. Les remises en question de ce système ont été les plus fortes à la fin des années 1990, avec la prépondérance du lexique de la maîtrise des dépenses de santé et l’intégration progressive des assurances privées dans les décisions de financement. Dans le film, une employée d’hôpital regrette l’entrée d’acteurs privés dans la gestion des hôpitaux publics et confie son désarroi quant à l’évolution de l’organisation de la santé.

4Plusieurs scènes mettent en évidence le tournant des années 1990 dans le débat sur le financement du système de Sécurité sociale. Des documents audiovisuels font état du discours idéologique de l’organisation patronale du MEDEF durant ces mêmes années, visant à déréguler l’organisation du système en proposant une externalisation des normes de gestion vers les assurances privées. Pour ces dirigeants d’entreprise, les lourdeurs de la Sécurité sociale sont responsables des difficultés économiques du pays. Le film s’achève avec le témoignage de Jolfred Frégonara, l’autre personnage principal du film, qui est invité à l’École nationale supérieure de la Sécurité sociale pour rappeler les conditions de la mise en place du système de protection sociale. Ce témoin veut transmettre aux futurs cadres de la Sécurité sociale un attachement fondamental à ce système, afin qu’ils œuvrent pour sa protection car il a permis à de nombreux travailleurs de se soigner et d’avoir une vie plus digne. En l’occurrence, Michel Etiévent voit d’abord dans cette protection sociale un recul significatif de la misère ouvrière. Au-delà de la sensibilité de ce magnifique documentaire et du travail rigoureux d’archives, plusieurs scènes laissent entrevoir des critiques sur l’évolution des bureaucraties syndicales. Philippe Martinez, le secrétaire général actuel de la CGT, laisse échapper dans une scène un regret sur le caractère gestionnaire des formations syndicales, qui devraient selon lui constamment rappeler les bienfaits de la Sécurité sociale.

  • 5 La Ligue de l’Enseignement propose des fiches pédagogiques sur ce film (www.lasociale.fr).

5« On reçoit selon ses besoins, on cotise selon ces moyens », déclare dans le film Michel Etiévent pour résumer l’esprit de la Sécurité sociale. Cet esprit dépend en partie de la ténacité d’hommes comme Ambroise Croizat qui ont œuvré à l’application du plan prévu par le Conseil national de la résistance. Ce film a une fonction essentielle qui est de donner la parole à ceux qui ont contribué à ce projet de société face à une volonté politique qui se concentrait de plus en plus sur le coût de ce système. Certaines scènes montrent la montée en puissance des assurances privées de santé et des mutuelles proposant un système alternatif de prise en charge des soins ; or, comme le rappellent les spécialistes de l’histoire des assurances maladie, la solidarité est la valeur cardinale de la Sécurité sociale. Il n’existe pas de petits risques puisque le plus grand risque, celui de la mort, nous concerne tous. Sans un système de cotisations sociales, comment pourraient survivre des patients atteints de maladies chroniques ou de handicap ? La question des retraites est également posée dans le film puisque, comme le rappelle Michel Etiévent citant Ambroise Croizat, « la retraite n’est plus l’antichambre de la mort, mais une nouvelle étape de la vie ». Ce film a incontestablement une dimension d’éducation populaire5, souligne Gilles Perret dans une interview, puisque les origines de la Sécurité sociale sont méconnues alors que nous bénéficions tous des effets de ce système. In fine, le montage est une réussite car il donne au spectateur accès à une dimension fondamentale de l’histoire sociale française.

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Notes

1 Michel Etiévent a une dimension centrale car il a vécu la misère ouvrière et a habité les mêmes lieux qu’Ambroise Croizat. Rapidement, au-delà de son discours rationnel, on perçoit l’émotion de l’historien qui a consacré sa vie à comprendre le rôle d’Ambroise Croizat dans la mise en place du système de sécurité sociale.

2 Pierre Laroque est un haut-fonctionnaire gaulliste qui était convaincu de la nécessité d’aménager un système de protection sociale.

3 Gilles Perret revient sur cette microséquence qui révèle à la fois l’arrogance et l’ignorance du ministre qui semble ne pas bien connaitre l’histoire sociale de la France. Cette séquence en dit long sur la notabilisation d’élus socialistes qui ne sont pas enracinés dans le mouvement social qu’ils sont censés représenter.

4 Gilles Perret a déjà réalisé un film sur le programme du Conseil national de la résistance, Les jours heureux, film sorti en 2013.

5 La Ligue de l’Enseignement propose des fiches pédagogiques sur ce film (www.lasociale.fr).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christophe Premat, « Gilles Perret, La Sociale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 septembre 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23457 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23457

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Rédacteur

Christophe Premat

Maître de conférences en études culturelles au département d’études romanes de l’Université de Stockholm.

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