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Lisa Mandel, Yasmina Bouagga, Les nouvelles de la jungle (de Calais)

Étienne Guillaud
Les nouvelles de la jungle (de Calais)
Lisa Mandel, Yasmine Bouagga, Les nouvelles de la jungle (de Calais), Paris, Casterman, coll. « Sociorama », 2017, 300 p., ISBN : 978-2-203-11839-3.
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Texte intégral

1L’ouvrage de Lisa Mandel (auteure de bande dessinée) et Yasmine Bouagga (sociologue) propose de retranscrire l’immersion des deux auteures au sein de la jungle de Calais, ce gigantesque camp qui a rassemblé plus de 3000 migrants en attente de papiers en France ou, plus souvent, d’un départ vers l’Angleterre au lendemain de la « crise migratoire » de 2015. La bande dessinée sort dans la collection Sociorama (Casterman) qui propose des adaptations d’enquêtes ethnographiques et dont bon nombre des ouvrages ont déjà fait l’objet d’un compte-rendu sur ce site1. Les nouvelles de la jungle est ici considéré comme un « hors-série », labellisé « Sociorama terrain ». Sur la forme, le volume diffère du reste de la collection : colorisé et plus épais (300 pages contre 160 pour les autres), avec une couverture cartonnée plus élégante qu’à l’accoutumée, il est aussi un peu plus cher (18 euros contre 12). Sur le fond, le parti pris est différent. Si le reste de la collection « Sociorama » consiste à mettre en récit, souvent par le biais d’un personnage fictif, une enquête ethnographique déjà effectuée, Les nouvelles de la jungle propose de mettre en image le journal de terrain d’une enquête en train de se faire. L’ouvrage est constitué de la compilation des notes parues sur le blog de Lisa Mandel2, hébergé sur le site du journal Le Monde, entre février et octobre 2016. Ces notes, généralement de 3 à 8 pages, datées du jour de leur production, narrent une anecdote ou une rencontre qui permettent d’aborder un aspect de la vie de la jungle ou plus généralement du traitement des migrants en France. L’ouvrage propose donc de suivre chronologiquement, par ces notes successives, l’évolution de la zone et le rapport que les auteures entretiennent avec elle.

2Après un court propos introductif d’une trentaine de pages sur la création et le traitement politique des camps de réfugiés autour de Calais depuis 1999, le récit raconte les premiers pas effectués par les deux auteures dans « la jungle ». Elles arrivent dans un contexte où la préfète annonce la destruction de sa partie sud et va par là réduire la zone de moitié durant le mois de mars. Ce point de départ leur permet de poser les premières bases de compréhension de ce qu’est la jungle de Calais et de son traitement politique. Le récit d’enquête se poursuit jusqu’à fin mai. Il raconte, pêle-mêle, comment la jungle s’organise et les différents types de lieux de vie que l’on peut y trouver. Certains détours sont effectués dans d’autres campements (à Grande-Synthe ou à Chocques) similaires dans la région. La parole est donnée principalement à des migrants et des acteurs associatifs de la zone, mais aussi à des représentants des forces de l’ordre ou à des habitants de Calais. Au fil des notes, on voit ainsi se dresser une sorte de panorama des différents acteurs pouvant jouer un rôle, ou tout du moins avoir un point de vue, sur ce camp. Enfin, des processus juridiques ou politiques sont expliqués pour faire mieux comprendre la situation, par exemple la gestion des mineurs isolés dans l’Union européenne ou les démarches à effectuer pour une demande d’asile (p. 169-176). Notons que peu de données sont exposées pour caractériser socialement la population sur la jungle. On peut raisonnablement imaginer que cela est dû à la difficulté de les établir au vu des obstacles qui se posent pour réaliser des comptages et de la forte diversité, tant géographique que sociale, des migrants sur la zone (qui est mentionnée p. 162). Après une ellipse, durant laquelle « la jungle » a bien grandi, les notes reprennent en octobre alors que le démantèlement total du campement est annoncé et, rapidement, mis en œuvre. Une trentaine de pages est consacrée à ce démantèlement, du plan annoncé à sa réalisation, en passant par la mise en scène médiatique qui lui est accordée et les conséquences pour les migrants, qui sont reconduits vers d’autres centres d’accueil dispersés dans la France ou condamnés à passer au tribunal. Un épilogue de douze pages conclut l’ouvrage. Il revient sur le sort de migrants rencontrés après le démantèlement et sur la question de l’accueil des réfugiés en France, pour laquelle aucune réponse politique satisfaisante n’a été donnée.

3La succession de courtes notes, abordant une grande diversité de sujets, peut parfois dérouter et être un peu lourde lors d’une lecture prolongée. L’ensemble reste toutefois agréable. D’une part, car le récit fourmille d’informations, parfois insolites (comme ce hammam au cœur de la jungle), qui attisent la curiosité et offrent un regard original sur ces univers sociaux sur lesquelles nous ne sommes que rarement bien informés. Au-delà de la seule jungle, on y apprend plus largement ce qu’implique être un migrant aujourd’hui en Europe, les stratégies qu’ils peuvent mettre en œuvre pour l’obtention de papiers ou passer la frontière vers le Royaume-Uni, ou encore sur la manière dont les États organisent leur (non-) accueil. Et d’autre part, car la promesse (en quatrième de couverture) d’un témoignage « avec humour » et « sans misérabilisme » est bien tenue. Le ton choisi et l’autodérision de Lisa Mandel offrent un récit qui donne régulièrement le sourire, même lorsqu’il aborde les thématiques les plus tragiques. Cela passe notamment par le style graphique de l’auteure, qui ne cherche pas à coller de manière réaliste à ce qu’elle voit mais utilise un trait simple qui donne aux personnages une certaine bonhommie et à l’ensemble de l’ouvrage un air sympathique, Certaines trouvailles, comme les personnages à tête de drapeau qui visent à exprimer les orientations politiques de tout un État, sont particulièrement efficaces pour traduire de manière légère des questions complexes. La lecture s’avère ainsi accessible et agréable dans chacune des notes.

4La multiplicité des situations et des points de vue (les migrants, les militants, les forces de l’ordre, les calaisiens, une journaliste…) offre un regard exhaustif et nuancé, à défaut d’être toujours creusé, sur l’objet. Des sujets épineux peuvent être abordés frontalement comme celles des violences entre groupes de migrants au sein de la jungle. Celle-ci n’est ainsi pas présentée de manière enchantée comme un îlot de solidarité, même si elle existe sous des formes diverses et que ces violences ne sont pas la règle. On peut aussi apprécier que la parole soit donnée à un CRS (p. 148-154), faisant entendre un autre discours sans pour autant désamorcer ou retirer de la consistance à une critique, latente, des violences policières sur la zone. Ou bien encore, que les expériences les plus touchantes, comme celle de ce jeune syrien prêt à tout pour partir vers l’Angleterre (p. 163-168), ne soient pas traitées sous un angle larmoyant ou inutilement lyrique.

5L’ouvrage n’est pas dénué d’une charge politique. Au fil des notes, la cécité des pouvoirs publics concernant le sort des migrants, la violence de la répression qui pèsent sur eux ou encore le mauvais traitement médiatique de la jungle (et notamment le fantasme autour des « no borders ») sont clairement soulignés sans jamais que le récit prenne la forme d’un pamphlet. Ce sont les expériences vécues et les propos croisés de multiples acteurs qui permettent d’alimenter un point de vue critique. Ce souci de distance et d’objectivité s’illustre bien quand Lisa Mandel met en scène une conversation avec Yasmine Bouagga pour se rattraper d’une note à propos d’une association mandatée par l’État pour fournir des repas sur le campement. La note du 19 mars donnait un regard critique sur l’association. La note du 20 mars commence alors par « une mise au point » où l’on voit la sociologue nuançant la charge « trop critique » de Lisa Mandel la veille (p. 121-122).

6On peut d’ailleurs regretter que ce passage soit le seul qui dévoile les coulisses de la collaboration entre l’auteure de bande dessinée et la sociologue. Les relations entretenues entre elles et les rôles joués par chacune dans l’élaboration du carnet ne sont pas vraiment abordés. De manière générale, le carnet de notes donne des éléments sur les acteurs de la jungle de Calais mais en offre peu sur les dessous de l’enquête de terrain, le rapport entretenu à l’objet et la construction de celui-ci. De ce point de vue, ce hors-série diffère peu du reste de la collection Sociorama, et des critiques que Denis Colombi a pu formuler envers elle3, malgré l’intention de faire apparaître les chercheuses en train de faire l’enquête. L’ouvrage nous parle de l’objet traité par la sociologue, sans aborder les efforts de réflexivité, de conceptualisation ou de montée en généralité qui est une des composantes de son travail.

7On peut supposer que l’intention des auteures (et de ceux dont elles dépendent, notamment leur éditeur) n’était pas de proposer une initiation au point de vue sociologique et aux spécificités d’une enquête ethnographique, mais plutôt d’offrir un récit riche et facile d’accès pour ceux qui veulent s’intéresser aux questions liées au sort des migrants en France. C’est de ce point de vue réussi. Toutefois, ces nouvelles de la jungle constituent aussi potentiellement, pour ceux qui ne sont pas encore aguerris à la sociologie, un moyen d’éveiller la curiosité sur la discipline et ses méthodes. Les enseignants de sociologie pourraient d’ailleurs sans doute imaginer des usages de cette bande dessinée (comme du reste de la collection Sociorama) à des fins pédagogiques tant elle peut être propice à la discussion et la réflexion. Elle offre un support « incarné » pour introduire et faire discuter autour des notions propres à la sociologie des migrations. Mais aussi, plus fondamentalement, autour des relations que les agents entretiennent avec les institutions, dont on voit qu’elles font peser de fortes contraintes sur les acteurs, mais leur laissent aussi parfois quelques marges de manœuvre, ou bien encore autour des principes méthodologiques à adopter pour aborder un terrain « exotique ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Étienne Guillaud, « Lisa Mandel, Yasmina Bouagga, Les nouvelles de la jungle (de Calais) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 septembre 2017, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23337 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23337

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