Maurice Godelier, Suivre Jésus et faire du Business. Une petite société tribale dans la mondialisation
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- Compte rendu de Emilie Arrago-Boruah
Publié le 13 février 2021
Texte intégral
- 1 Godelier Maurice, La production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya (...)
- 2 L’emploi des guillemets par l’auteur (p. 14) souligne la relativité de cette découverte qui n’est v (...)
- 3 L’auteur annonçait déjà dans son livre de 1982 qu’il lui faudrait écrire un autre livre pour présen (...)
1Depuis son grand livre de 19821, désormais classique, Maurice Godelier, qui a consacré sa vie au développement de l’anthropologie à travers une œuvre prolifique, n’avait pas écrit d’autres ouvrages exclusivement sur les Baruya. En nous offrant un second volume sur cette petite société tribale de Nouvelle-Guinée, « découverte »2 en 1951 et dont il fut le premier anthropologue en 1967, l’auteur place cette fois son récit sous le signe d’un double défi : analyser les impacts de la colonisation et de la mondialisation sur la société baruya3 et réaffirmer les liens entre l’humanisme et l’anthropologie. Pour ce faire, il invite son lecteur dans les coulisses du métier qu’il exerce avec passion depuis un demi-siècle. Parsemé d’anecdotes personnelles et rédigé dans un style limpide, ce livre séduira les lecteurs non spécialistes tout en passionnant les ethnologues les plus chevronnés. L’ouvrage s’ouvre par un premier chapitre sur le rôle des secrets et des trahisons dans cette société caractérisée par la domination des femmes par les hommes. Le texte se décline ensuite en deux autres chapitres portant respectivement sur l’éthique et les outils de l’anthropologue et sur l’adoption pragmatique de la modernité par les Baruya. Le livre est aussi complété par un « cahier d’images » proposant des photographies prises entre 1967 et 2013 par l’auteur et ses jeunes collègues qui l’ont rejoint sur le terrain au fil des ans. C’est dire si l’actualisation des matériaux ethnographiques permet d’échapper à l’impérialisme occidental, l’une des intentions maîtresses de l’ouvrage qui expose les ravages de la colonisation mais sous un angle nouveau. L’objectif, résumé d’emblée par un titre excellent, Suivre Jésus et faire du business – ou « bisnis » comme disent les Baruya – vise à montrer le pragmatisme de cette petite société. Les Baruya estiment en effet que pour être « moderne » et gagner de l’argent comme les Blancs, il faut devenir chrétien mais tout en adaptant ses croyances d’origine pour mieux résister au monde globalisé auquel ils font dorénavant partie. En deux mots, la religion chrétienne est bonne à suivre mais seulement pour prendre part à l’économie capitaliste.
- 4 Godelier Maurice, « Trahir le secret des hommes », Le Genre Humain, N°16-17, 1987, p. 243-265.
- 5 Nous utilisons ici l’imparfait car l’entrée dans la modernité a transformé en profondeur les pratiq (...)
- 6 Godelier Maurice, La production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya (...)
2Le point de départ de l’ouvrage consiste à remonter dans le temps pour pénétrer dans l’univers traditionnel des Baruya. L’auteur profite de cette édition synthétique pour améliorer une réflexion amorcée dans un article de 19874. Contrairement au sentiment de culpabilité judéo-chrétien qui accompagne la trahison, cette notion prenait différentes formes chez les Baruya. Elle servait tantôt à raconter le développement de leur société dont le fondement s’appuie sur la trahison de leurs alliés, tantôt à garantir la domination des hommes sur les femmes. La pire trahison chez un homme baruya, c’était de trahir son sexe5. Il ne devait ni parler aux femmes des initiations masculines, durant lesquelles les jeunes garçons buvaient le sperme de leurs aînés (encore vierges) pour renaître dans un corps viril, ni s’approcher des femmes durant leur cycle menstruel comme en témoigne l’ethnographie participative de l’auteur. Un jour, il dut lui-même subir un rituel de purification, destiné aux femmes, lorsqu’il chercha — en bon anthropologue — « à savoir ce qui se fait et se dit des deux côtés de la muraille des exclusions, celle qui assoit les rapports de domination et de subordination » (p. 72). Il avait en effet pénétré dans la hutte menstruelle des femmes pour assister aux cérémonies des premières règles d’une jeune fille baruya alors que son sexe lui interdisait. Le sang menstruel était donc tabou tandis que le sperme était si vénéré que les femmes le buvaient (par fellation) afin qu’il se transforme en lait maternel. L’auteur résume ici ses travaux plus denses en la matière6 mais il ajoute que c’est « la peur des femmes » qui est à l’origine des constructions imaginaires autour du sperme. Non seulement les hommes baruya ont minimisé le pouvoir auquel les femmes pouvaient prétendre, au nom de leur fertilité, mais ils leur cachent la place originelle qu’elles occupent dans les mythes. Outre cette clarification, l’ouvrage s’inscrit dans le sillage des recherches contemporaines puisque l’auteur démontre qu’il existe quelque chose de plus grand que les lois de parenté biologique, « une solidarité en quelque sorte politique » (p. 29). Dans des sociétés qui se gouvernaient elles-mêmes et où les guerres étaient récurrentes, le mariage était instrumentalisé pour aider la paix entre les tribus, en particulier grâce à l’échange des femmes qui permet de transformer des ennemis en beaux-frères. L’objectif consistait à créer des liens de parenté, à partir desquels naissait une certaine forme de vulnérabilité, profitant après un temps d’accalmie aux plus futés en matière de trahison. Non seulement un Baruya avait plus d’affinité avec son beau-frère, ne fût-ce qu’un temps, mais une fratrie pouvait s’entretuer quand il n’y avait qu’une seule sœur (à échanger) pour plusieurs frères.
- 7 La datation est surtout symbolique car l’auteur précise que “les Baruya étaient déjà placés matérie (...)
- 8 C’est d’ailleurs cette fabrication de sel qui fut à l’origine de la première expédition étrangère c (...)
- 9 Avant cette métamorphose des règles d’alliance, seule l’alliance entre deux tribus lointaines ou am (...)
3Aujourd’hui et c’est là l’objet principal de l’auteur de le démontrer, la société baruya a changé. L’inégalité entre les sexes s’est amoindrie et les femmes prennent peu à peu conscience de leur rôle dans la procréation. L’homosexualité rituelle chez les hommes et la fellation des hommes par les femmes ont par exemple disparu. Quant aux frères et sœurs, ils déclarent dorénavant qu’ils partagent le même sang (p. 140). L’arrivée des Églises chrétiennes dans la région a forcément véhiculé la notion de consanguinité. Mais pour comprendre ces changements radicaux, le contexte historique mérite d’être rappelé. Comme le souligne l’auteur, tout est allé très vite, ce qui rend l’observation d’autant plus poignante : « en 1950, les Baruya utilisaient encore les outils de pierre7, en 1960, ils étaient colonisés et, en 1975, ils devenaient citoyens d’un État démocratique et libéral » (p. 22-23). Dans ce passage « du néolithique à la modernité », les Baruya ont pris des risques en oubliant parfois le principe essentiel de leur existence sociale, à savoir l’égalité des hommes entre eux. Ce risque correspond à leur entrée dans l’économie de marché. Bien avant de manier les billets de banque émis par l’État colonial, les Baruya utilisaient une monnaie de sel pour toutes sortes de transactions avec d’autres tribus8. Ce n’est donc pas le système économique qu’ils découvrent, mais le modèle capitaliste et ce, dès les années 1960, quand un couple de missionnaires luthériens installe le premier magasin dans cet endroit reculé. Il ouvrira ensuite la première école primaire, par laquelle les premiers Baruya à faire du business sont passés. Puis, dès les années 1970, plusieurs Baruya sont partis travailler dans des plantations tenues par des Blancs et c’est à leur retour, dans leur village, que des changements profonds se sont produits. Ils revenaient avec un salaire mais surtout avec des produits issus du monde consumériste. Dès lors, avides de ces nouveaux biens matériels, les anciens ont préféré recevoir une compensation en argent et en marchandises au lieu d’échanger leur fille contre une femme pour un membre de leur parentèle. Sur ce point, Maurice Godelier relève un fait marquant. Ce furent les jeunes, et non les vieux, qui cherchèrent à préserver les traditions. Ils avaient en effet compris que cette métamorphose des règles de parenté allait creuser les inégalités9. Seuls les hommes ayant travaillé pour les Blancs auraient les moyens de se marier alors qu’avant, avec l’échange des femmes, chacun le pouvait.
- 10 “Un synopsis des transformations de la société des Baruya sur un demi-siècle” est donné en une page (...)
4Cette immersion nous permet en définitive de suivre l’avènement et la progression du capitalisme dans un endroit donné. L’auteur remarque par exemple que la passion du jeu de cartes, où l’on joue de l’argent, s’est développée en quelques années dans les villages baruya, finissant par normaliser l’idée de prendre l’argent d’autrui. Pour autant, les Baruya ne cherchent pas à s’enrichir à tout prix, ce qui explique leur capacité à choisir ce qu’ils adoptent de nouveau et ce qu’ils gardent de leurs pratiques anciennes. C’est l’un des constats clés résumé en une anecdote vécue lorsque les Baruya demandèrent de l’aide à l’auteur pour échanger leur nom par un prénom tiré de la Bible (p. 122). Pour l’anthropologue, ce changement s’avère fatal, car il efface toute appartenance clanique et lignagère. Pour les Baruya, il ne représente rien de plus qu’une tactique. À présent, l’homme baruya, qui est pasteur le dimanche, est également chamane le reste de la semaine. Quant aux grandes initiations masculines, amputées de la plupart de leurs rites10, l’auteur nous fait remarquer que les Baruya, qui ont séjourné en ville, incitent leurs cadets à y participer. Le maintien des rituels (même réduit au minimum) est un moyen de résistance face à la globalisation. C’est aussi une école de la vie pour affronter le monde en dehors du village. Et c’est ainsi que les Baruya ont probablement pu conserver leur principe d’égalité sur lequel le chercheur ne jure cependant pas l’immuabilité (p. 154).
- 11 Le film « To find the Baruya Story : An Anthropologist at Work with a New Guinea Tribe » est en lig (...)
5Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce livre passionnant qui a le mérite, surtout pour les lecteurs non spécialistes, d’offrir une immersion totale sur le terrain. On retiendra également, dans l’hommage que l’auteur rend à l’anthropologie, les quelques pages lumineuses sur l’apport du cinéma dans cette discipline. En 1969, quand il rencontre pour la première fois des cinéastes, il leur propose de filmer son travail quotidien avec les Baruya11. Voilà un engagement sensé, car cette mise en scène est un moyen inédit de montrer que l’anthropologue n’a rien du missionnaire, du journaliste ou encore de l’artiste visuel, photographe ou cinéaste. L’anthropologue partage la vie des gens durant de longues années et s’adapte à leur environnement. Il fabrique une maison sur pilotis, aux murs en bambou tressé et au toit en chaume (p. 64). Il respecte leurs secrets en les consultant au moment du montage de ses films. Il devient, avec d’autres, le garant protecteur de leurs objets sacrés (p. 121). Il veille enfin à transmettre le flambeau afin que l’histoire de cette petite société ne cesse un jour de s’écrire grâce au passé des Baruya que Maurice Godelier a immortalisé avec amitié et respect.
Notes
1 Godelier Maurice, La production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.
2 L’emploi des guillemets par l’auteur (p. 14) souligne la relativité de cette découverte qui n’est valable que du point de vue de l’explorateur occidental.
3 L’auteur annonçait déjà dans son livre de 1982 qu’il lui faudrait écrire un autre livre pour présenter plus en détail les transformations irréversibles de la société baruya suite à la période coloniale et à l’Indépendance, Ibid, p. 298 dans l’édition de Champs Flammarion publié en 2009.
4 Godelier Maurice, « Trahir le secret des hommes », Le Genre Humain, N°16-17, 1987, p. 243-265.
5 Nous utilisons ici l’imparfait car l’entrée dans la modernité a transformé en profondeur les pratiques et la mentalité collective des Baruya.
6 Godelier Maurice, La production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée (1982), Paris, Champs Flammarion, p. 90-103 et Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 46-87.
7 La datation est surtout symbolique car l’auteur précise que “les Baruya étaient déjà placés matériellement sous la dépendance de l’Occident” (p. 111) avant 1951 puisque des haches d’acier et des machettes circulaient en Papouasie-Nouvelle-Guinée juste avant la Seconde Guerre mondiale. Voir aussi Maurice Godelier, “Outils de pierre, outils d’acier chez les Baruya de Nouvelle-Guinée” en coll. avec José Garanger, L’Homme, XIII (3), 1973, p. 187-220.
8 C’est d’ailleurs cette fabrication de sel qui fut à l’origine de la première expédition étrangère chez les Baruya en 1951 (p. 112).
9 Avant cette métamorphose des règles d’alliance, seule l’alliance entre deux tribus lointaines ou amies était concernée par le brideprice qui était donné notamment en barres de sel (p. 108).
10 “Un synopsis des transformations de la société des Baruya sur un demi-siècle” est donné en une page en fin de l’ouvrage (p. 159).
11 Le film « To find the Baruya Story : An Anthropologist at Work with a New Guinea Tribe » est en ligne sur le site du CNRS : http://videotheque.cnrs.fr/doc=690.
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Référence électronique
Emilie Arrago-Boruah, « Maurice Godelier, Suivre Jésus et faire du Business. Une petite société tribale dans la mondialisation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 juillet 2017, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23305 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23305
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