Emmanuelle Zolesio, Marion Mousse, Sous la blouse
Texte intégral
- 1 Zolesio Emmanuelle, Chirurgiens au féminin ? Des femmes dans un métier d’hommes, Rennes, Presses un (...)
1Tout comme l’ouvrage d’Emmanuelle Zolesio, Chirurgiens au féminin ?1, dont elle est l’adaptation, la bande dessinée Sous la blouse commence par jouer avec nos préjugés : dès la première scène, nous découvrons un chirurgien en pleine opération, portant un masque et une charlotte, pinces et écarteurs à la main. Par défaut, nous supposons qu’il s’agit d’un homme, et ce n’est qu’en suivant le personnage au vestiaire, lorsqu’il ôte sa blouse, que nous comprenons notre erreur et l’ancrage des préjugés afférents à cette profession.
- 2 Présentation de la collection par l’éditeur : http://www.casterman.com/Bande-dessinee/Collections-s (...)
- 3 Zolesio Emmanuelle, op.cit., p. 9.
2Avec la volonté de proposer des « fictions ancrées dans les réalités du terrain »2, la collection « Sociorama » de Casterman, propose ici l’adaptation en bande dessinée d’une enquête ethnographique, qui présente la particularité d’interroger une exception statistique : les chirurgiennes. Les chiffres sur lesquels s’ouvre la bande dessinée sont édifiants : 60 % des étudiants en PACES (première année commune aux études de santé) sont des femmes, alors qu’elles ne représentent que 1 % des chefs de service hospitaliers. La proportion de femmes diminue nettement à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie hospitalière. Pour tenter de comprendre ce processus d’évaporation, Emmanuelle Zolesio proposait, dans le travail issu de sa thèse, d’appréhender « d’une part, l’aversion des femmes pour une spécialité socialement construite comme dominante […] et masculine, et, d’autre part, la perméabilité endogène de cette spécialité aux femmes »3, en s’appuyant sur des entretiens et observations participantes auprès de chirurgiennes afin de comprendre les ressorts de la socialisation professionnelle.
- 4 Voir la présentation de la collection par Yasmine Bouagga : http://ses.ens-lyon.fr/articles/bande-d (...)
- 5 Les comptes rendus des ouvrages Encaisser, Chantier interdit au public, Turbulences, La banlieue du (...)
3Le parti pris de la collection Sociorama est cependant de présenter les résultats de l’enquête en effaçant l’enquête en elle-même, ainsi que le.la sociologue4. Comme pour les tomes précédents de la collection5, la gageure est la « mise en cases » de résultats sociologiques issus d’une enquête de terrain, au travers d’une trame narrative. La fiction nous amène à suivre du regard l’entrée d’un individu dans un univers social, permettant de montrer les ressorts de la socialisation à l’œuvre pour intégrer celui-ci, et donc les normes qui lui sont propres. Dans Sous la blouse, l’angle narratif choisi par Marion Mousse permet de comprendre avec pertinence, d’une part, les choix qui peuvent pousser les femmes à éviter certains postes ou certaines spécialités et, d’autre part, les obstacles multiples auxquels elles font face au cours de leur carrière en chirurgie. Cette double préoccupation est mise en narration au travers de l’évocation de la trajectoire professionnelle de deux figures féminines.
4Julie, que nous suivons depuis les bancs de la faculté de médecine, lors du choix de son stage, jusqu’à ses premiers pas en tant qu’externe dans un service chirurgie digestive, aspire à devenir chirurgienne « en digestive ». Elle débute son stage en même temps que Pierre, face à qui elle ne semble pas, au départ, désavantagée : elle bénéficie d’un très bon classement au concours, ainsi que de la renommée et du réseau de sa mère à l’hôpital. Pourtant, Pierre et Julie vont faire l’objet d’un traitement différencié de la part des autres étudiants et du personnel hospitalier. Julie est constamment ramenée à son corps et à sa condition de femme, invitée à réfléchir sur la conciliation entre son futur métier de chirurgienne et sa vie familiale. Les chirurgiens en exercice jouent sur le registre de la séduction ou de la sexualité pour la mettre mal à l’aise, consacrant ainsi leur propre virilité. Supposée fragile par défaut, Julie est censée acquérir les « épaules » requises pour exercer le métier, ce qui est constamment remis en doute. À l’inverse, Pierre est invité à affirmer une virilité présumée inhérente. Il est poussé à s’affirmer, à être moins empathique. La bande dessinée montre ainsi habilement comment, au fil des interactions, les carrières d’un homme et d’une femme, toutes choses égales par ailleurs, peuvent évoluer différemment : Julie est prise de doutes tandis que Pierre prend confiance en lui et se construit une vocation.
5Le second personnage principal, le docteur Florence Marini, nous montre l’exemple d’une « acculturation » réussie au métier de chirurgien. Cheveux courts, air grave, langage cru, elle surjoue sa masculinité. À un moment crucial de sa carrière, elle prétend à un poste de praticien hospitalier, pour lequel elle est en concurrence avec un homme. Sa situation donne ainsi à voir les inégalités de considération entre les hommes et les femmes, ces dernières devant davantage travailler et démontrer leurs compétences pour accéder à des postes équivalents.
- 6 Isabelle Clair montre bien l’asymétrie de ces normes de genre : le non-respect des normes de virili (...)
6La bande dessinée, via la fiction, parvient à présenter un certain nombre de résultats de l’enquête d’Emmanuelle Zolesio. Elle montre la manière dont les rapports de genre contribuent à la production et à la reproduction de certaines dispositions professionnelles propres au métier de chirurgien. La mise en dessin du quotidien permet de souligner à quel point des éléments banaux, comme les blagues sexuelles au bloc ou le sexisme ordinaire, s’avèrent structurants dans la socialisation professionnelle, car constamment répétés et routinisés. Dans ce métier fortement masculinisé, les rapports de genre sont omniprésents et profondément asymétriques. Le masculin est constamment mis en avant comme gage de compétence. Ainsi, chez les chirurgiennes de renom, ce sont des qualités masculines que l’on loue. À l’inverse, les « dispositions féminines » sont constamment dévaluées, et ce d’autant plus si elles émanent d’un homme6.
7Au travers de ces dispositions « masculines » ou « féminines », c’est aussi la hiérarchie intrinsèque au métier qui se joue : les qualités supposées « féminines » comme la douceur, l’attention ou l’empathie sont attribuées aux infirmières, tandis que des qualités associées au « masculin » comme la combativité, le pragmatisme, la capacité à garder la tête froide, la force physique, sont attribuées aux chirurgiens. La promotion de qualités propres au registre de la guerre chez les chirurgiens renforce cette frontière entre la chirurgie et les autres professions médicales, notamment l’infirmerie, avec une mise en avant de l’action, de la technicité, du refus des états d’âme et du respect de la hiérarchie. Il existe ainsi une imbrication entre dispositions professionnelles et dispositions sexuées.
- 7 Goffman Erving, « La distance au rôle en salle d’opération », Actes de la recherche en sciences soc (...)
8La bande dessinée aborde également des sujets intéressants pour comprendre la socialisation au métier de chirurgien en général, notamment l’humour propre au milieu hospitalier, avec une récurrence des blagues sexuelles. Outre leur rôle de dédramatisation7, ces blagues traduisent une hiérarchie : tout le monde ne peut pas se permettre des blagues au bloc, ni dans les mêmes proportions (seul le chirurgien en chef peut se permettre de gâcher du matériel stérile pour une blague). Les difficultés propres au métier de chirurgien sont également abordées, telles que les morts opératoires, le rapport aux patients, la fatigue et les horaires de nuit ou encore la difficile conciliation avec une vie conjugale ou familiale.
- 8 Pour plus de détails sur ce concept, voir Darmon Muriel, « La notion de carrière : un instrument in (...)
9Ainsi, la mise en dessin d’une socialisation professionnelle qui passe beaucoup par des allusions, des blagues et des injonctions à répétition est efficace puisqu’elle nous amène à ressentir la manière dont ces différentes impositions de normes s’accumulent et se combinent au quotidien pour produire une potentielle aversion des femmes pour la profession. Elle nous montre surtout les stratégies que les femmes doivent mettre en place face à cette socialisation. La narration permet en particulier de voir les difficultés liées au passage d’une étape à l’autre de la « carrière » de chirurgienne – au sens large de carrière professionnelle, mais aussi au sens sociologique8 – et les doutes occasionnés chez les femmes, voire leur sortie de carrière, qui expliquent leur extrême faiblesse numérique dans certains services.
10Alors que la question du genre est traitée de manière efficace, on peut toutefois regretter que la bande dessinée n’aborde pas la question de l’origine sociale des chirurgien.ne.s, si ce n’est du point de vue d’une reproduction sociale (tous les personnages sont présentés comme fil.le.s de chirurgien.ne.s). Soulever une telle question pourrait permettre de mieux comprendre l’adaptation » réussie » de chirurgiennes à un univers professionnel » masculin », par exemple au travers de la réactivation de dispositions « masculines » acquises durant la socialisation primaire. En définitive, la compréhension des rapports de genre à l’œuvre dans cette profession appelle à être éclairée par une analyse de leur intersection avec d’autres rapports sociaux.
Notes
1 Zolesio Emmanuelle, Chirurgiens au féminin ? Des femmes dans un métier d’hommes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012.
2 Présentation de la collection par l’éditeur : http://www.casterman.com/Bande-dessinee/Collections-series/sociorama.
3 Zolesio Emmanuelle, op.cit., p. 9.
4 Voir la présentation de la collection par Yasmine Bouagga : http://ses.ens-lyon.fr/articles/bande-dessinee-et-sociologie-autour-de-la-collection-sociorama.
5 Les comptes rendus des ouvrages Encaisser, Chantier interdit au public, Turbulences, La banlieue du 20 heures, ou encore La fabrique pornographique, sont disponibles sur Lectures.
6 Isabelle Clair montre bien l’asymétrie de ces normes de genre : le non-respect des normes de virilité fait courir plus de risques aux garçons en termes d’exclusion que celui des normes de féminité pour les filles. Clair Isabelle, « Le pédé, la pute et l'ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, n° 60, 2012, p. 67-78.
7 Goffman Erving, « La distance au rôle en salle d’opération », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 143, 2002, p. 81.
8 Pour plus de détails sur ce concept, voir Darmon Muriel, « La notion de carrière : un instrument interactionniste d'objectivation », Politix, n° 82, 2008, p. 149-167.
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Référence électronique
Alexandra Hondermarck, « Emmanuelle Zolesio, Marion Mousse, Sous la blouse », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 juillet 2017, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23248 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23248
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