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Ivan Sainsaulieu et Arnaud Saint-Martin (dir.), L’innovation en eaux troubles. Sciences, techniques, idéologies

Emilien Schultz
L'innovation en eaux troubles
Ivan Sainsaulieu, Arnaud Saint-Martin (dir.), L'innovation en eaux troubles. Sciences, techniques, idéologies, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017, 330 p., ISBN : 978-2-36512-119-4.
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Texte intégral

1Fruit d’un colloque interdisciplinaire autour de l’innovation scientifique et technique, cet ouvrage collectif fait le pari de conjuguer une approche critique de cette notion d’innovation qui a fait florès et la cartographie de certains de ses usages, afin de « recadrer un objet piégeant et de vérifier sur pièces, le cas échéant, s’il est convertible en véritable problème de recherche » (p. 20). Organisé en deux parties qui abordent l’innovation « en perspective » puis « en situation », l’ouvrage rassemble des contributions qui interrogent l’usage de la notion et des études de cas pensées comme des enquêtes autour d’objets qualifiés d’« innovants ».

2Disons-le tout net, la dimension critique du livre est de loin son intérêt principal. En effet, « innovation » est un mot qui a connu un succès tel qu’il est difficile d’en détacher la connotation presque complètement positive qui lui est presque toujours affectée, et il est souvent posé en amont de la réflexion comme une catégorie naturelle du langage. Dans l’introduction de l’ouvrage, la notion d’innovation est mise en perspective de façon très large qui va bien au-delà de l’acception high-tech à laquelle elle est trop souvent cantonnée afin d’envisager plutôt « l’idéologie de l’innovation ». Ses relations avec les transformations néolibérales de l’économie, sa proximité avec un « solutionnisme » technologique ou encore avec certains courants de pensée en économie sont tracées et articulées avec les supports qui permettent sa propagation. Par exemple, la mise en perspective historique de Guillaume Carnino (chapitre 1) documente l’aplatissement de la notion d’innovation sur celle de la figure héroïsée de l’inventeur à travers le récit moral qui a accompagné le progrès industriel et technologique.

3Devenu d’un usage courant, la notion d’innovation a perfusé largement dans la littérature académique. Il n’est pas anodin de remarquer que le terme s’est solidement implanté dans le domaine du management, du business ou encore de l’économie avant de renvoyer à l’innovation technique et scientifique. Le chapitre critique que Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin consacrent aux discours savants concernant l’innovation scientifique et technique à partir des années 1950 est édifiant (chapitre 2). Reposant sur la valeur sociale de la technologie, le discours sur l’innovation se construit en lien avec l’économie et une téléologie du progrès. À partir des années 1980, son usage se diffuse et intègre (avec ses promoteurs) le gouvernement de la science. Théorisé dans des travaux académiques, le concept normatif et néo-libéral d’innovation se déploie dans des politiques publiques, comme en témoigne « l’immense succès du concept-modèle du “système national d’innovation” » (p. 70) introduit par l’OCDE dans les années 1980. Cette diffusion s’est faite à faible critique du monde académique, ce dernier se concentrant sur d’autres objets comme le progrès technologique, avec pour conséquence de l’essentialiser « comme fait social déjà-là » (p. 75).

4L’innovation valorisée pour elle-même fait l’objet de politiques publiques introduisant un nouveau langage. Ronan Le Roux et Jérôme Lamy (chapitre 3) se penchent sur l’entité du cluster, invoquée dans les restructurations de l’enseignement supérieur au nom de la poursuite de l’innovation et porteuse de vertus quasiment magiques qui conduisent à performer la réalité. Ce langage de l’innovation est diffusé et incorporé lors de moments comme les Doctoriales, observées par Jean Frances, Gérard Gaglio et Arnaud Saint Martin (chapitre 5). Cette initiation à la pensée entrepreneuriale proposée aux doctorants est une « opération de gestion des significations du doctorat et des sciences qui ne dit pas son nom », diffusant « une idéologie d’interpénétration pure et parfaite de la science par l’innovation » (p. 141-144). Dans d’autres contextes comme celui du droit, la nouveauté peut mettre en lumière un« vide juridique » ; l’innovation devient alors une ressource argumentative pour justifier l’intervention du législateur (Mélanie Clément-Fontaine, chapitre 6). Comme Saint-Martin et Lamy le notent, « la structuration des activités scientifiques et techniques a été reconfigurée depuis les années 1980 [et] dans ce nouveau régime, la référence à l’innovation scientifique et technique est, qu’on le veuille ou non, omniprésente ; [elle] constitue bel et bien une activité spécifique, et […] il est par conséquent bon de l’étudier pour elle-même » (p. 85).

5Cependant, l’analyse critique ne peut disqualifier complètement le terme d’innovation dans la mesure où l’innovation existe a minima dans ses conséquences performatives. Cette performativité a d’ailleurs ses limites. Dans leur étude sur le programme de recherche européen visant la simulation informatique d’un cerveau complet pour en étudier son fonctionnement, le Human Brain Project, Ivan Sainsaulieu, Muriel Surdez et Erwan Lamy soulignent que derrière « les opérations technico-scientifiques de grande ampleur, les convictions scientifiques des leaders semblent rester structurantes […] plus que sur des promesses de changer la vie, la société et l’économie » (p. 285). Yannick Maignien et Dominique Vinck documentent quant à eux la mise en place centralisée de la plateforme de Big Data au CNRS, une « innovation en sciences humaines et sociales » dans le cadre des « humanités numériques ». Ils expliquent les difficultés rencontrées par l’hétérogénéité de ses publics cibles de cette innovation. Au-delà des effets de performativité, la catégorie contribue aussi à décrire des transformations de domaines particuliers. Ainsi, Maxence Gaillard apporte au chapitre 7 un éclairage riche sur les transformations épistémologiques et scientifiques induites dans le domaine des sciences de la cognition par l’introduction des technologies d’imagerie cérébrale. Celles-ci se sont imposées en quelques années avec pour effet de rendre obsolètes certaines distinctions, en particulier l’autonomie de la psychologie par rapport aux neurosciences.

6Si les études de cas rendent compte de la nébuleuse des phénomènes regroupés sous le qualificatif à géométrie variable d’innovation, les apports respectifs des différentes contributions sur l’objet innovation sont inégaux. Le chapitre de cadrage général de Saint-Martin et Lamy représente sans aucun doute un jalon important dans la réflexion. De même, certaines études de cas dessinent des lignes de réflexion intéressantes, comme sur la place des usagers dans l’innovation. En revanche, d’autres contributions peinent à convaincre. C’est le cas de la restitution d’une enquête sur les représentations que les étudiants se font de l’innovation, réalisée par questionnaire dans une unique école de commerce (chapitre 4), assez peu problématisée et sans volonté de quantification ni d’explication. Plus problématique dans un livre à visée critique, certaines contributions utilisent elles-mêmes la catégorie d’innovation sans précaution ou dans une acception floue. C’est par exemple le cas du chapitre 10 sur le hacking, cadré comme une « contre-innovation » du fait de que cette pratique perturbe la diffusion de nouveaux logiciels privés.

7Au final, l’ouvrage est très convainquant lorsqu’il dénonce l’introduction en contrebande d’une notion qui porte implicitement des présupposés normatifs, et incite à délaisser l’innovation comme une catégorie analytique pour la consacrer en objet. Cette réflexion mériterait d’ailleurs d’être étendue hors des sciences et des technologies pour s’appliquer à d’autres de ses usages, comme celui d’« innovation sociale ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilien Schultz, « Ivan Sainsaulieu et Arnaud Saint-Martin (dir.), L’innovation en eaux troubles. Sciences, techniques, idéologies », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23041 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23041

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