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Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis

Christophe Premat
De la guerre comme politique étrangère des États-Unis
Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Marseille, Agone, coll. « Eléments », 2017, 299 p., 4e édition complétée et actualisée, prologue de Howard Zinn, traduit de l'anglais par Frédéric Cotton et Célia Izoard, ISBN : 978-2-7489-0294-5.
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Texte intégral

  • 1 Si tu veux la paix, prépare la guerre.
  • 2 Dans son discours prononcé le 3 mai 2017, le secrétaire d’État américain Rex W. Tillerson distingue (...)
  • 3 On pense à l’essai : Forrester Viviane, L’horreur économique, Paris, Fayard, 1996.

1Jamais l’adage Si vis pacem, para bellum1 n’aura été aussi bien illustré que par l’ouvrage synthétique de Noam Chomsky portant sur la qualification de la politique étrangère des États-Unis. Précis et étayés sur des enquêtes bien répertoriées, les huit articles qui constituent ce livre sont au service du même diagnostic mettant en relief la nature belliqueuse de la politique étrangère américaine, contrairement au discours classique de défense des libertés et des droits de l’homme mis régulièrement en avant par les autorités officielles américaines2. Les États-Unis ont imposé un modèle capitaliste qu’ils défendent sur la scène internationale et, selon l’auteur, la guerre vise principalement à protéger les intérêts des grandes entreprises américaines. En effet, le parallèle entre la guerre et la concurrence économique est entièrement assumé par Noam Chomsky, qui s’emploie à justifier historiquement ce lien3. Il ne s’agit pas d’éliminer des adversaires, mais de mettre à terre d’autres projets de société alternatifs pour que la mondialisation libre-échangiste serve uniquement les intérêts américains. Les États-Unis ont ainsi systématiquement soutenu des coups d’État militaires pour appuyer une brutalisation consistant « à infliger […] le maximum de souffrances dans l’espoir, non seulement de faire durer [les] difficultés mais aussi de faire en sorte que seuls les éléments les plus durs et les plus brutaux de la population en sortiront » (p. 55). L’originalité de l’ouvrage tient à l’analyse systématique de tous les régimes appuyés par les États-Unis dans les années soixante, en Amérique latine et en Asie. La Seconde Guerre mondiale fait même l’objet d’une nouvelle lecture, selon laquelle les États-Unis sont entrés en guerre non pas pour s’opposer à la solution finale appliquée par le régime nazi, mais pour protéger les intérêts économiques américains menacés. Selon Noam Chomsky, l’usage de la bombe nucléaire par les États-Unis et la destruction de générations au Japon ne peuvent être ignorés dans ce contexte. Les États-Unis se sont très vite écartés des accords de Genève d’après la guerre qui donnaient un cadre aux conflits pour éviter les massacres des populations civiles (p. 92).

  • 4 Vaïsse Justin, Histoire du néoconservatisme aux États-Unis, Paris, Odile Jacob, 2008.
  • 5 Il serait utile, à la suite des analyses du rôle de la puissance américaine pendant la Seconde Guer (...)

2L’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale est conforme aux intérêts américains qui bénéficient d’une légitimité au sein de toutes les institutions multilatérales. Si le pouvoir américain tente à de maintes occasions de légitimer des guerres grâce au Conseil de sécurité de l’ONU, il est de plus en plus enclin à utiliser la force en dehors de tout cadre international, comme ce fut le cas au Nicaragua pour lutter contre le pouvoir sandiniste au début des années 1980. En effet, en 1986, la Cour internationale de justice avait condamné les États-Unis pour usage illégal de la force au Nicaragua (p. 89). Les États-Unis avaient dénoncé cette décision en contournant systématiquement toutes les expressions de la communauté internationale (p. 90). L’ouvrage de Noam Chomsky est très marqué par la dénonciation de la rhétorique néo-conservatrice caractérisant la politique étrangère américaine depuis le début des années 1990 et la première guerre en Irak4. En réalité, il n’y voit pas une inflexion de la politique étrangère, mais une continuité avec ce qui se pratiquait depuis la Seconde Guerre mondiale. En 2003, peu avant le déclenchement de la seconde guerre en Irak, le secrétaire d’État américain du président Georges W. Bush, Colin Powell, avait invoqué la présence d’armes chimiques en Irak pour justifier l’intervention américaine dans ce pays en dehors de tout cadre international. La reconstruction de l’Irak n’a pas été réellement l’objet de compromis avec l’opposition irakienne en exil, le processus enclenché étant bien celui d’une brutalisation de la société irakienne en sorte qu’elle ne se relève pas et que seuls les intérêts américains en sortent gagnants5. Lorsqu’un ordre régional est susceptible de se mettre en place dans un équilibre relatif, la puissance américaine intervient en soutenant un jeu diplomatique contraire à la paix. L’exemple du Kosovo en 1999 est à cet égard éloquent pour Chomsky puisque des forces pacifiques au Kosovo et en Albanie ont fait naître un consensus sur le nouvel ordre territorial à instaurer (p. 149). Les États-Unis ont préféré miser sur les forces nationalistes croates et serbes en prenant soin d’instaurer un partage territorial fondé sur l’absorption de la Bosnie-Herzégovine. Noam Chomsky effectue un travail minutieux sur les archives diplomatiques américaines et passe systématiquement en revue tous les conflits dans lesquels les États-Unis ont été impliqués depuis la Seconde Guerre mondiale (Moyen Orient, ex-Yougoslavie, Timor Oriental, Colombie…).

  • 6 Castoriadis Cornelius, Guerre et théories de la guerre, Écrits politiques 1945-1992. Tome VI, Paris (...)
  • 7 On trouve des détails passionnants dans l’ouvrage du diplomate Bremer qui fut le gouverneur de l’Ir (...)
  • 8 Nownes Anthony J., Total lobbying: what lobbyists want (and how they try to get it), New York, Camb (...)

3Si cet ouvrage montre comment ses thèses se sont renforcées au fil des années, il permet aussi de déceler leurs faiblesses évidentes puisque l’analyse de Chomsky est uniquement stratégique. Il est ainsi peu question des oppositions entre les projets de société, que Castoriadis met pourtant en évidence dans ses écrits sur la guerre publiés récemment. Castoriadis développe notamment l’idée qu’une société a tendance à exporter la décomposition de ses significations imaginaires par le conflit. Plus une société se décompose, plus elle devient dangereuse et belliqueuse, selon lui6. Dans l’ouvrage de Chomsky, rien n’est dit sur la conception du droit, de la fiscalité ni des règles commerciales américains qui justifient cette attitude belliqueuse ; rien n’est dit non plus sur la nature des régimes présidentialistes qui peut-être contribuent à renforcer une entreprise de légitimation par la force. Le lien entre les guerres américaines et les intérêts internationaux des multinationales américaines aurait mérité un approfondissement en dehors des allusions à Exxon, Mobil et Chevron Corporation (p. 257). Le livre passe par exemple sous silence les témoignages de certains acteurs de la guerre en Irak ayant montré le lien entre la guerre et la privatisation des secteurs publics irakiens, des contrats ayant été scellés avec des compagnies américaines avant même le déclenchement de la guerre7. En l’occurrence, le lecteur aurait aimé avoir une présentation plus claire du lobbying8 systématique de ces entreprises au moment de la reconstruction des sociétés ayant subi la guerre (p. 272). In fine, si les analyses et les exemples développés dans l’ouvrage sont précieux, il nous semble que le diagnostic global est certainement à affiner pour comprendre les mécanismes de domination et de brutalisation utilisés par la puissance américaine et ses alliés.

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Notes

1 Si tu veux la paix, prépare la guerre.

2 Dans son discours prononcé le 3 mai 2017, le secrétaire d’État américain Rex W. Tillerson distingue plus nettement les valeurs de liberté et de droits de l’homme et les politiques publiques à mettre en œuvre : https://www.state.gov/secretary/remarks/2017/05/270620.htm (consulté le 16 mai 2017).

3 On pense à l’essai : Forrester Viviane, L’horreur économique, Paris, Fayard, 1996.

4 Vaïsse Justin, Histoire du néoconservatisme aux États-Unis, Paris, Odile Jacob, 2008.

5 Il serait utile, à la suite des analyses du rôle de la puissance américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, de se référer au concept de « brutalisation » des sociétés évoqué par George L. Mosse : Mosse George L., La Brutalisation des sociétés européennes. De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette littérature, 2000. On pourrait dans cette veine analyser en détail les cultures de guerre qui imprègnent le lien social une fois l’agression passée.

6 Castoriadis Cornelius, Guerre et théories de la guerre, Écrits politiques 1945-1992. Tome VI, Paris, éditions du Sandre, 2016.

7 On trouve des détails passionnants dans l’ouvrage du diplomate Bremer qui fut le gouverneur de l’Irak juste après la guerre de 2003. Bremer III L. Paul, My year in Irak. The struggle to build a future Europe, New York, Threshold Editions, 2003.

8 Nownes Anthony J., Total lobbying: what lobbyists want (and how they try to get it), New York, Cambridge University Press, 2006.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christophe Premat, « Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 mai 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22886 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22886

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Rédacteur

Christophe Premat

Maître de conférences en études culturelles au département d’études romanes et classiques de l’Université de Stockholm.

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