Nathalie Heinich, Benoît Feroumont, L’artiste contemporain. Sociologie de l’art d’aujourd’hui

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- 1 http://www.lelombard.com/bdtk/.
- 2 Hervé Glevarec, « Nathalie Heinich, 2014, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révo (...)
1Pendant belge de la collection « Sociorama » des Éditions Casterman, « La petite bédéthèque des savoirs »1 des Éditions du Lombard propose ici un objet hybride entre bande-dessinée de fiction et ouvrage de vulgarisation sociologique. L’artiste contemporain présente ainsi les travaux de la sociologue Nathalie Heinich à propos de l’art contemporain sous les coups de crayon du dessinateur Benoît Feroumont, la mise en couleur de l’album étant assurée par Sarah Marchand. Selon la chercheuse, l’art contemporain se définit avant tout comme un genre artistique doté de codes, qui privilégie la transgression des limites morales, esthétiques ou professionnelles – justifiée par une documentation qui accompagne systématiquement les œuvres – et l’utilisation originale2 d’une pléthore de matériaux, de supports ou de techniques. Cette définition déconstruit ainsi l’idée que l’art contemporain serait en soi la fin du mouvement artistique. En complément de ses travaux portés sur les acteurs intermédiaires – critiques, curateurs, galeristes – qui tendaient à dévoiler leur rôle crucial dans l’émergence de nouveaux artistes et dans leur présentation au(x) public(s), le présent ouvrage se propose d’évoquer les caractéristiques de ce courant stylistique par le biais de l’artiste lui-même à travers trois personnages singuliers : Anatole, le peintre dit « moderne » ; Jules, artiste contemporain dont le parcours est encadré par les institutions ; Edmond, également artiste contemporain mais porté par les marchés privés. Le propos prend la forme d’une conférence mise en dessin, où les deux auteurs sont représentés sporadiquement lors des explications ou des interrogations échangées : Benoît Feroumont se fait le porte-parole du lecteur par ses questions, permettant à Nathalie Heinich de préciser et d’approfondir certains points.
- 3 En référence à l’ouvrage du sociologue Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 (...)
- 4 Le directeur de « La petite bédéthèque des savoirs », David Vermeulen, revient sur des épisodes de (...)
2Organisée sous la forme de sept chapitres thématiques, s’ancrant chacun sur un événement de la carrière de l’un ou l’autre des trois artistes, la bande-dessinée s’attache à démontrer comment ceux-ci s’insèrent dans le réseau artistique par le biais de la reconnaissance de leurs pairs ou des intermédiaires. Nathalie Heinich illustre cette progression en montrant l’ascension dans la notoriété des deux artistes contemporains, depuis la genèse de leur repérage et de leurs liens avec les « mondes de l’art »3 aux distinctions prestigieuses et expositions de leurs travaux dans les galeries les plus renommées. Le format de la bande-dessinée permet aux personnages d’évoquer leurs points de vue aisément sous forme de dialogues, autorisant les explications de chacun sur son parcours et les théories sur le fonctionnement interne de l’art d’aujourd’hui de Nathalie Heinich. Ces conversations, loin d’être composées d’un faire-valoir permettant à l’autre de justifier un monologue sur son parcours, sont aussi l’occasion de montrer les tensions entre les sensibilités des artistes : Anatole, le « peintre moderne », s’illustre quelquefois par analogie avec le détective Columbo évoqué en avant-propos4, à savoir quelqu’un qui, malgré lui, a du mal à cerner la démarche multiforme de l’artiste contemporain et qui se représente les acteurs de ce monde comme essentiellement issus d’un entre-soi, entre « snobs » et « petits marquis » (p. 43).
3Nathalie Heinich intervient ponctuellement grâce à un astucieux jeu d’aller-retour entre l’histoire des trois protagonistes et la conférence donnée par la sociologue : elle apporte par ce biais des compléments explicatifs aux discours et ressentis des trois personnages principaux, tout en cernant au fur et à mesure de l’ouvrage les enjeux entre les différents participants du monde de l’art. C’est l’occasion pour elle de montrer, au-delà du parcours personnel des trois artistes, les sensibilités et les pratiques d’appréciation différentes que suscite le monde de l’art contemporain. Car le but est, au terme de la lecture de ce petit ouvrage, de démystifier la querelle de l’art contemporain et de cerner que ce dernier est un genre artistique au même titre que l’art classique et l’art moderne. C’est d’ailleurs avec ce dernier mouvement, dont Anatole se réclame, que la comparaison s’opère, tant sur les différences de supports que sur les pratiques de reconnaissance et les constitutions de réseaux. Ainsi, la peinture qui caractérise l’art moderne est remplacée dans l’art contemporain par l’installation vidéo ou la performance, maniant « l’ironie [et] la culture populaire » (p. 19) ; et si la réputation de l’artiste moderne reposait principalement sur le secteur privé via les galeries et les collectionneurs, celle de l’artiste contemporain s’est définitivement construite grâce au soutien du secteur public, en particulier depuis l’ascension de la gauche au pouvoir dans les années quatre-vingt.
4La conclusion de l’ouvrage est l’occasion de revenir sur la perception de l’art contemporain à travers l’œil médiatique. En effet, comme le souligne la sociologue par le biais des questions du dessinateur, la publicité autour des prix exorbitants de certaines œuvres ne concerne qu’une minuscule fraction de ce monde et tend à faire oublier « [le temps] pas si lointain où vendre semblait un peu vulgaire pour un artiste contemporain » (p. 64). En somme, le regard médiatique reste partiel, focalisé sur ce qui est rare et exceptionnel plutôt que sur la banalité et l’ordinaire. Pourtant, s’il y a bien un critère qui fait que l’art contemporain est un genre artistique à part entière, au même titre que les arts classique et moderne, ce n’est pas le prix de vente d’une collection, mais la notoriété de l’artiste, laquelle peut d’ailleurs continuer à évoluer post-mortem : un élément volatile et imprévisible qui concerne chaque artiste mais à des degrés différents.
5À l’issue de notre lecture, cette bande-dessinée nous apparaît comme un formidable moyen de vulgarisation scientifique. Si les théories de Nathalie Heinich sont approchées dans une extrême simplicité, elles ne sont pas simplifiées pour autant, parce qu’elles sont incarnées à travers trois histoires, trois protagonistes qui esquissent trois voies pour l’artiste d’aujourd’hui, qu’il soit stylistiquement contemporain ou simplement contemporain, comme Anatole. Cependant, cet ouvrage, s’il constitue une porte d’entrée idéale pour approcher la sociologie de l’art contemporain dans un format visuellement agréable et peu chargé textuellement, ne suffit pas pour comprendre l’ensemble des subtilités de ce monde artistique, tant dans la diversité des acteurs que dans celle des productions. D’où l’intérêt de la bibliographie proposée à la fin « pour approfondir [n]os connaissances », qui oriente le lecteur vers les ouvrages indispensables permettant de prolonger et d’affiner les théories de Nathalie Heinich sur ce courant stylistique riche et polymorphe.
Notes
1 http://www.lelombard.com/bdtk/.
2 Hervé Glevarec, « Nathalie Heinich, 2014, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique. Paris, Gallimard, “Bibliothèque des Sciences sociales”, p. 384 », Revue européenne des sciences sociales, vol. 52, n° 2, 2014, en ligne : http://ress.revues.org/2926.
3 En référence à l’ouvrage du sociologue Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [édition originale : 1982]. Becker a pris dans les années quatre-vingt le contre-pied de l’approche dominante de la sociologie du monde artistique, qui se proposait de voir en l’artiste le départ et le centre de son analyse de la création artistique. À cette lecture, se substitue pour lui la lecture des mondes de l’art comme un modèle d’organisation sociale, où l’artiste n’apparaît plus seul et omnipotent, mais entouré d’un ensemble de facteurs déterminants, au même titre que lui, qui influencent durablement son parcours, l’œuvre produite et sa reconnaissance dans le milieu artistique.
4 Le directeur de « La petite bédéthèque des savoirs », David Vermeulen, revient sur des épisodes de la série du célèbre lieutenant Columbo qui montrent la déconnexion totale entre l’être commun et le monde de l’art contemporain, soit par le biais des personnages stéréotypés – un critique d’art dépeint en grand bourgeois arrogant –, soit par la confusion entre les œuvres exposées et le matériel technique d’entretien – où Columbo croit voir dans un simple conduit de ventilation de l’air conditionné une pièce d’art contemporain.
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Référence électronique
Lucas Le Texier, « Nathalie Heinich, Benoît Feroumont, L’artiste contemporain. Sociologie de l’art d’aujourd’hui », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 mai 2017, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22841 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22841
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