Anne-Marie Kilday et David Nash (dir.), Law, Crime & Deviance Since 1700. Micro-Studies in the History of Crime
Texte intégral
- 1 Sigurður Gylfi Magnússon, István M. Szijártó, What is microhistory? Theory and practice, Londres, R (...)
- 2 Dale Tomich, « El orden del tiempo histórico. La Longue Durée y la microhistoria », Pasajes: Revist (...)
- 3 Voir sur ce point les remarques pertinentes de Francesca Trivellato, « Is there a future for Italia (...)
1Dans leur manuel sobrement intitulé What is Microhistory?, Sigurður Gylfi Magnússon et István M. Szijártó définissent la micro-histoire comme « the intensive historical investigation of a relatively well defined smaller object », qu’il s’agisse d’un événement unique, d’une communauté, voire d’un individu. « Focusing on certain cases, persons and circumstances, microhistory allows an intensive historical study of the subject, giving a completely different picture of the past from the investigations about nations, states, or social groupings, stretching over decades, centuries, or whatever longue durée »1. D’abord développée dans les universités italiennes durant les années 1970 par des auteurs tels que Carlo Ginzburg, Giovanni Levi, Edoardo Grendi ou Carlo Poni, la microstoria fut ensuite diffusée dans le monde anglo-saxon par Natalie Zemon Davis et Robert Darnton2. Malgré les critiques qui peuvent être adressées à certains de ses praticiens – difficulté à articuler les analyses micro et macro, manque de recul vis-à-vis des sources et tendance à privilégier la narration au détriment de la critique des documents3 – la micro-histoire est toujours considérée aujourd’hui comme une façon particulièrement féconde de faire de l’histoire, en témoigne la parution du manuel de Magnússon et Szijártó, tout comme celle du présent ouvrage.
- 4 Ils ont notamment écrit ou coédité Cultures of shame: exploring crime and morality in Britain 1600- (...)
- 5 Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers : l'univers d'un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, (...)
2Anne-Marie Kilday et David Nash, tous deux professeurs à l’université d’Oxford Brookes et déjà auteurs de nombreuses collaborations portant sur l’histoire du crime dans l’Angleterre moderne et contemporaine4, réunissent ici un peu moins d’une quinzaine de contributions autour d’une thématique méthodologique commune : l’approche micro-historique en histoire de la justice et de la criminalité. Dès ses origines, la micro-histoire a entretenu un rapport privilégié avec les archives judiciaires, car ces dernières constituent souvent la principale source permettant d’approcher le quotidien des populations modestes n’ayant guère laissé d’autres formes de témoignage. Ce n’est donc pas un hasard si certaines des monographies micro-historiques les plus connues ont pour point de départ une affaire judiciaire, qu’il s’agisse du Fromage et du vers de Carlo Ginzburg, du Retour de Martin Guerre de Natalie Zemon Davis, ou du Montaillou, village occitan d’Emmanuel Le Roy Ladurie5. Si le but de la plupart de ces premiers travaux aura été de saisir l’ordinaire derrière les retranscriptions d’interrogatoires ou les plaidoiries devant les tribunaux, les éditeurs du présent ouvrage revendiquent un objectif différent : il s’agit plutôt d’approcher les expériences de criminels confrontés à l’institution judiciaire et/ou carcérale, d’observer l’influence des facteurs socio-économiques et culturels dans ces interactions et, plus largement, de voir comment des individus peuvent se saisir de parcours criminels pour tenter de leur donner un sens, qu’il soit positif ou négatif.
- 6 Pour plus de détails : Michael Graham, The blasphemies of Thomas Aikenhead: boundaries of belief on (...)
3La première partie du livre, « Criminality, State and Society », traite de la façon dont la société, à partir de certaines affaires, élabore de nouvelles normes juridiques ou sociales ou en vient à modifier son application du droit. David Nash s’intéresse au cas de l’étudiant Thomas Aikenhead, exécuté pour blasphème en janvier 1697 suite à ses propos hétérodoxes tenus dans les murs de l’université d’Édimbourg. Celui-ci est rapidement entré dans la postérité comme une victime de la répression menée par le culte presbytérien en Écosse qui culmina par la promulgation du Blasphemy Statute de juillet 1697 et est encore régulièrement évoqué dans la presse ou sur Internet6. À partir de quelques cas concrets, Sarah Wilson étudie la perception des « criminels en col blanc » en Angleterre au xixe siècle, ainsi que la façon dont l’historiographie et la criminologie ont jusqu’à présent traité les crimes financiers. Elle souligne la difficulté de la société victorienne à concevoir l’idée d’une délinquance financière issue des milieux aisés et en apparence respectable, ce qui entrait en contradiction avec la plupart des discours de l’époque sur les « classes dangereuses ». Dans une troisième contribution, Adrian Ager suit le parcours de Caroline Wybrow lors de sa détention au Chatham Lock Hospital en 1875. Soupçonnée de se livrer au commerce de son corps, Wybrow fut incarcérée conformément aux prescriptions des Contagious Diseases Acts qui cherchaient à interdire la prostitution pour raison de salubrité publique. Le cas de Wybrow fut rapidement jugé comme abusif et repris par le mouvement politique cherchant à abolir cette législation. Enfin, Clifford Williamson aborde le cas du soldat américain déserteur Karel Gustav Hulten et de la strip-teaseuse Elizabeth Marina Jones qui ensemble se livrèrent à la fin de l’été 1944 à une série de rapines qui se conclurent par le meurtre d’un chauffeur de taxi. Si Hulten dépendait normalement de la juridiction militaire américaine, il fut pourtant jugé devant une cour de justice britannique et condamné à mort, ce qui ne manqua pas de soulever une partie de l’opinion aux États-Unis, d’autant que sa complice échappa à l’exécution du fait de sa jeunesse.
4La seconde partie de l’ouvrage, « Violence and the Violent », porte sur deux affaires qui, malgré leur caractère sensationnel, entraient davantage en adéquation avec les stéréotypes de l’époque. Katherine D. Watson traite du cas de la française Émilie Foucault, ayant vitriolé son ancien amant André Delombre à Londres en novembre 1906 – un acte de violence féminine relativement courant dans la société anglaise post-victorienne. Rapidement présentée comme la victime d’un compagnon abusif et manipulateur, Foucault attira la sympathie du tribunal et fut par conséquent acquittée. Anne-Marie Kilday, pour sa part, aborde l’histoire de la servante Kate Webster, exécutée en 1878 pour avoir poussé dans l’escalier, étranglé puis découpé en morceaux sa maîtresse, la veuve Julia Thomas. Ce crime, particulièrement violent et auréolé de mystère (le crâne de Julia Thomas ne fut retrouvé qu’en 2010 lors d’excavations menées près de l’ancien pub que fréquentait la coupable), marqua la société victorienne et fit de Kate Webster la figure par excellence de la femme criminelle issue d’un milieu populaire.
5La troisième partie, « Police and Policing », porte comme son nom le suggère sur les représentations des forces de l’ordre. David J. Cox s’intéresse d’abord à la place, dans la littérature, des « runners » de Bow Street, la première force de police professionnelle de Londres, mise en place en 1742 et dissoute en 1839. Malgré leur nom évocateur, ceux-ci n’attirèrent jamais vraiment la curiosité, contrairement aux policiers parisiens dont les mémoires fascinèrent les lecteurs du xviiie siècle, à l’instar des détectives privés des romans policiers du xixe siècle. Justement, Anja Johansen suit ensuite la carrière d’un commissaire parisien de la Belle Époque, Alexandre Kien, dont les méthodes violentes firent l’objet de plaintes répétées de 1897 jusqu’en 1918. D’abord toléré par ses supérieurs parce que considéré comme normal pour un policier de la fin du xixe siècle, le comportement de Kien devint toutefois problématique à partir des années 1910 et entraîna plusieurs mesures disciplinaires à son encontre, jusqu’à son départ pour la retraite en 1918. Rachael Griffin, enfin, traite de l’application de la législation sur l’alcool, l’ivresse et les jeux d’argent dans les tavernes durant la première moitié du xixe siècle à Londres. Elle aborde le traitement par la presse des moyens employés par la police pour appliquer cette législation, et notamment l’usage d’agents sous couverture.
6La quatrième et dernière partie du livre, « Stories of confinement », rassemble quatre contributions portant sur des expériences en milieu carcéral. Helen Johnston, Barry Godfrey et Jo Turner suivent le parcours de Julia Hyland, petite délinquante de Manchester incarcérée en 1875, libérée en 1882, puis rapidement condamnée pour vol à une nouvelle peine de prison de cinq ans. À l’appui des archives de la prison, les auteurs soulignent notamment les effets négatifs de l’incarcération sur Hyland, devenue sujette à des crises de violence. Le texte d’Helen Rogers se penche quant à lui sur plusieurs jeunes criminels de Great Yarmouth (Norfolk) incarcérés durant la première moitié du xixe siècle. L’auteure y mobilise notamment l’analyse de réseau pour souligner les relations qui unissent les prévenus, tel l’emploi de tatouages comme signe distinctif des membres d’une même bande. Vivien Miller analyse ensuite six récits d’incarcérations écrits par des prisonniers américains (dont une femme) entre 1923 et 1979. Elle relève les techniques employées par les écrivains pour se définir et décrire leur parcours, dénoncer les conditions de la vie carcérale et les injustices (notamment la ségrégation raciale et le sexisme) auxquels ils ont été confrontés. Enfin, Neil Davie étudie les écrits de Joseph Kingsmill, aumônier de prison (prison chaplain) à Pentonville de 1842 à 1860. Il met en avant les conflits opposant l’homme d’Église avec les autres figures d’autorité de la prison, ainsi que sa dénonciation des mesures de confinement des prisonniers et sa volonté de réformer le comportement de ces derniers par l’éducation et la foi.
- 7 Voir Francesca Trivellato, op. cit.
- 8 Michel Foucault, « La Vie des hommes infâmes », dans Dits et écrits, vol 2, Paris, Gallimard, 1994, (...)
7Riche de ces contributions très variées, le livre dirigé par Anne-Marie Kilday et David Nash souligne tout l’intérêt de l’approche micro-historique pour l’histoire du crime et de la justice : suivre des parcours individuels et la façon dont certaines personnes tentent a posteriori d’y donner un certain sens ou de les instrumentaliser permet d’autant mieux de comprendre les interactions de la société avec ses marges. Toutefois, on pourra regretter que certaines contributions ne développent pas une réflexion plus approfondie sur la spécificité de la démarche micro-historique, notamment sur ses apports conceptuels. Si le manuel de Sigurður Gylfi Magnússon et István M. Szijártó est abondamment cité, on s’étonnera de ne pas trouver dans les différentes contributions plus de références aux nombreux travaux déjà existants sur la micro-histoire. On aurait également apprécié une discussion plus large sur l’apport des études de cas à une époque où l’histoire globale (global history) rencontre de plus en plus de succès7. Malgré ces quelques carences sur le plan réflexif, on appréciera tout de même la lecture de cet ouvrage collectif aux contributions intéressantes et sachant mettre à l’honneur quelques instants de la vie de femmes et d’hommes « infâmes »8.
Notes
1 Sigurður Gylfi Magnússon, István M. Szijártó, What is microhistory? Theory and practice, Londres, Routledge, 2013, p. 4.
2 Dale Tomich, « El orden del tiempo histórico. La Longue Durée y la microhistoria », Pasajes: Revista de pensamiento contemporáneo, vol. 35, 2011, p. 79-93.
3 Voir sur ce point les remarques pertinentes de Francesca Trivellato, « Is there a future for Italian microhistory in the age of global history? », California Italian Studies, vol. 2, n° 1, 2011. Parmi les travaux récents particulièrement critiques vis-à-vis de l’apport de la micro-histoire : Jo Guldi, David Armitage, The History Manifesto, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, 176 p.
4 Ils ont notamment écrit ou coédité Cultures of shame: exploring crime and morality in Britain 1600-1900, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, 244 p. ; Histories of Crime: Britain 1600-2000, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, 900 p. ; Shame and Modernity in Britain. 1890 to the Present, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2017, 336 p.
5 Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers : l'univers d'un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980, 220 p. ; Natalie Zemon Davis, Le Retour de Martin Guerre, Paris, Laffont, 1982, 284 p. ; Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975, 642 p.
6 Pour plus de détails : Michael Graham, The blasphemies of Thomas Aikenhead: boundaries of belief on the eve of the Enlightenment, 2e éd., Édimbourg, Edinburgh University Press, 2013, 192 p.
7 Voir Francesca Trivellato, op. cit.
8 Michel Foucault, « La Vie des hommes infâmes », dans Dits et écrits, vol 2, Paris, Gallimard, 1994, p. 237-253.
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Référence électronique
Quentin Verreycken, « Anne-Marie Kilday et David Nash (dir.), Law, Crime & Deviance Since 1700. Micro-Studies in the History of Crime », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 mai 2017, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22809 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22809
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