Bruno Amable & Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois
Texte intégral
1La lecture de ce court ouvrage en pleine élection présidentielle française est associée à une étrange sensation pour le lecteur. Les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini étudient en effet dans L’illusion du bloc bourgeois la crise politique du modèle français en mobilisant leur spécialité, l’économie politique. C’est à partir de cette branche de l’économie qui analyse les questions politiques (vote, décision publique, organisation des pouvoirs...) que les auteurs interrogent l’avenir électoral de la France. Leur démarche consiste à identifier la répartition des blocs sociaux entre les différentes offres partisanes. Ils constatent une rupture entre les partis dits « de gouvernement » et les classes populaires qui ne s’estiment plus représentées ni prises en compte. Car les mesures décidées par les partis successivement au pouvoir depuis les années 1970 (globalement identifiés par les auteurs comme la droite libérale et le parti socialiste) ne sont pas parvenues à satisfaire la totalité de leurs électorats, qui sont par nature variés.
2Ce qu’Amable et Palombarini souhaitent questionner dans ce livre, c’est le remplacement de la structuration politique classique droite/gauche par une nouvelle offre qui s’appuierait sur un « bloc bourgeois » permettant de dépasser les contradictions propres à chaque parti. Ce bloc constituerait une nouvelle alliance entre les classes moyennes et supérieures qualifiées, favorables aux réformes économiques structurelles visant la compétitivité et la modernisation du pays. Ils montrent ainsi que les politiques mises en place par les différentes majorités de droite n’ont pas répondu aux attentes des artisans, des commerçants et des petits entrepreneurs, et que celles de gauche ont rencontré l’hostilité des ouvriers et des employés. L’actualité présidentielle illustre cette mutation du panorama politique français, avec l’élimination des deux candidats des partis de gouvernement et la qualification au second tour de deux candidats revendiquant un dépassement des frontières électorales traditionnelles. Cette fragmentation politique est associée à un renouvellement du conflit politique et à une remise en cause des institutions du capitalisme : aucun parti n’a logiquement été en mesure de mener des politiques combinant néo-libéralisme et protection sociale. Leurs positionnements relatifs à l’intégration européenne sont emblématiques de ces ruptures : le bloc de gauche s’est fracturé entre une fraction aisée, satisfaite des évolutions découlant d’un approfondissement de l’union économique et monétaire, et une fraction issue des classes populaires qui subit la concurrence accrue entre les pays d’Europe.
- 1 Bruno Amable & Stefano Palombarini, L’économie politique n’est pas une science morale, Paris, Raiso (...)
- 2 Centre de recherches politiques de Sciences Po.
- 3 Olivier Ferrand, Bruno Jeanbart, Romain Prudent, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, F (...)
3Le premier chapitre dresse le constat de la crise politique actuelle avec l’absence d’un bloc social dominant capable d’assurer la pérennité d’une coalition au pouvoir. Prolongeant leurs travaux économiques précédents1, Bruno Amable et Stefano Palombarini estiment que ce phénomène de crise découle de l’imbrication des institutions économiques et sociales : stratégies politiques, dynamique macroéconomique et attentes des différents acteurs. Ainsi, les élus cherchent à se maintenir au pouvoir en prenant des décisions visant à satisfaire leurs électeurs, mais doivent tenir compte du chômage, de l’inflation ou de l’état des finances publiques comme de la place occupée par les citoyens dans la structure sociale, et aussi de la perception qui en découle. Les défaites systématiques des partis au pouvoir à chaque élection, à l’origine des alternances depuis la fin des années 1970, expriment l’absence d’une politique stable et socialement acceptée. En prenant appui sur les différentes études électorales compilées par le Cevipof2, les auteurs montrent que les classes populaires sont les moins bien représentées par les partis. L’abstention chez les ouvriers et les employés a très nettement augmenté depuis 1978. De même, une partie du vote des catégories les plus modestes s’est tournée vers la droite et l’extrême droite. Amable et Palombarini considèrent que cette rupture entre la gauche et les classes populaires finit par être assumée théoriquement et électoralement en s’appuyant sur une analyse développée par le think tank Terra Nova en 20113. Selon cette étude, une majorité électorale de gauche doit tenir compte des évolutions culturelles et reconnaître que les valeurs ouvrières se déportent vers la droite. Il apparaît aussi que les représentants politiques eux-mêmes comptent de moins en moins d’ouvriers ou d’employés, et que la droite n’a pas su mener de politique favorisant l’adhésion des classes populaires.
4Le deuxième chapitre s’intéresse plus particulièrement aux évolutions connues par le Parti socialiste (PS) dans ce contexte. Le tournant qu’il a pris en 1983 s’inscrit dans l’histoire du néo-libéralisme et du modernisme. Incarnée par Jacques Delors, cette réorientation relève d’un projet économique et politique visant à dépasser l’opposition entre le marché et l’État qui se met en place en France puis au niveau européen. Ce virage du PS marque une victoire idéologique de la « deuxième gauche », qui prône le réalisme économique, en rupture avec le programme commun conduit jusqu’alors. Le marché et la libre-entreprise ne sont plus remis en cause, les grands équilibres macroéconomiques sont réaffirmés (fin du déficit commercial, réduction de l’endettement et du déficit publics...). Ce changement fondamental d’orientation politique du bloc de gauche s’est traduit par un véritable abandon des classes populaires et de leurs intérêts, notamment à travers la réduction des politiques sociales en leur faveur. Les évolutions politiques des partis de gauche en Europe dans les années 1990 (à l’image du Nouveau Labour et de la troisième voie britannique de Tony Blair, théorisée par le sociologue Anthony Giddens) ont confirmé ce changement. À cet égard, la défense du projet européen par le bloc de gauche participe d’un tournant « socio-libéral » qui marque la renonciation à la défense des classes populaires.
5Le troisième chapitre acte l’émergence d’un nouveau bloc qui, face aux contradictions rencontrées par la gauche et la droite, propose une nouvelle alliance sociale et électorale en faveur de l’intégration européenne et de la modernisation : le « bloc bourgeois ». Ainsi, selon les auteurs, le choix du bloc de gauche de poursuivre la construction européenne, envers et contre les intérêts sociaux d’une partie de ses électeurs, consacre la victoire des modernistes. L’alliance politique entre le Parti socialiste et le Parti communiste français (PCF), cette Union de la gauche, se délite progressivement et principalement autour de la question de l’Europe. Les passages de la gauche au pouvoir sont par ailleurs marqués par des mouvements de contestation sociale des classes populaires (employés, infirmières). Amable et Palombarini décrivent alors les transformations du rapport salarial et le « glissement progressif » vers un capitalisme libéral, illustré par les privatisations ou la financiarisation de l’économie. Les évolutions du marché du travail sont caractérisées par une réduction systématique de la protection des classes les plus défavorisées : segmentation entre emplois protégés et emplois atypiques, répartition déséquilibrée de la valeur ajoutée entre capital et travail, augmentation des inégalités de revenu... Si ces évolutions contribuent à l’émergence politique d’un bloc bourgeois, nouvelle alliance sociale des classes moyennes et aisées, celui-ci ne parvient pas à s’imposer réellement au plan électoral : en France, ni Jacques Delors, ni Michel Rocard, qui en sont les figures emblématiques, n’arrivent à prendre le pouvoir, contrairement à Gerhard Schröder en Allemagne.
6Le quatrième et dernier chapitre se penche sur les recompositions politiques issues des évolutions économiques récentes. Amable et Palombarini passent en revue les restructurations de l’offre politique et les évolutions idéologiques qui les accompagnent. L’éclatement de la gauche autour de la question européenne est largement établi : les différences sont profondes entre les divers pôles, socialiste, communiste et écologiste, qui semblent irréconciliables. De même, les auteurs évoquent les « transformations du Front national » dont la rhétorique économique a largement puisé dans le libéralisme au cours des années 1980 et 1990, avant d’évoluer récemment vers un registre plus proche des attentes des classes populaires en termes de protection sociale par exemple. L’ouvrage se termine par une analyse de l’espace politique ouvert par ces clivages récents, où l’opposition classique entre gauche et droite se conjugue d’une opposition nouvelle et complémentaire entre souveraineté et ouverture à l’Europe. Le résultat de l’élection présidentielle pourrait ainsi permettre de trancher entre les offres politiques existantes pour se diriger vers une sortie de crise.
- 4 Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Paris, Fayard, 2015.
- 5 Nathalie Heinich, Des Valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017 ; compte rendu de (...)
7Ce court ouvrage livre un éclairage intéressant des évolutions politiques connues par la France depuis la crise des années 1970. À partir de cette dimension historique, les auteurs montrent bien l’influence de l’économie dans les reconfigurations politiques inédites que nous vivons. Ils complètent ainsi des travaux de sciences politiques4 ou de sociologie5 récents portant sur des questions idéologiques comme l’identité ou les valeurs et analysant leur impact sur l’électorat et plus largement sur la société.
Notes
1 Bruno Amable & Stefano Palombarini, L’économie politique n’est pas une science morale, Paris, Raisons d’Agir, 2005 ; Bruno Amable & Stefano Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme : Le cas de la France et de l’Italie, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2012.
2 Centre de recherches politiques de Sciences Po.
3 Olivier Ferrand, Bruno Jeanbart, Romain Prudent, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Fondation Terra Nova, mai 2011, disponible en ligne : http://tnova.fr/rapports/gauche-quelle-majorite-electorale-pour-2012.
4 Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Paris, Fayard, 2015.
5 Nathalie Heinich, Des Valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017 ; compte rendu de Jacques Guilhaumou pour Lectures : https://lectures.revues.org/22652.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Bruno Amable & Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 mai 2017, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22789 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22789
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