Wilfried Ligner et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre, Comment les enfants perçoivent le monde social
- Traduction(s) :
- Wilfried Lignier, Julie Pagis, L’Enfance de l’ordre
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- Compte rendu de Corentin Roquebert
Publié le 21 janvier 2021
Texte intégral
1« Comment les enfants parviennent-ils, au fil de leur vie quotidienne, à appréhender l’ordre social, à s’y orienter, à classer et à se classer socialement ? » C’est à cette question que cet ouvrage, qui présente les résultats d’une enquête ethnographique dans deux écoles primaires parisiennes, se propose de répondre. D’emblée, on peut noter une visée double dans cette interrogation : d’une part, une étude empirique de sociologie de l’enfance, qui cherche à comprendre une population ; d’autre part, la formulation d’une réponse à un enjeu théorique fondamental de la sociologie – ce que socialiser veut dire. Si le questionnement est ambitieux, l’argumentation est claire et convaincante : plus qu’un phénomène d’imitation ou de répétition de modèles (parentaux, scolaires, etc.), la socialisation – et par là la (re)production de l’ordre social ou du moins de sa perception – fonctionne par un phénomène que les auteurs nomment « recyclage ». Ce terme désigne le fait que les enfants réinvestissent des formes symboliques, acquises dans des contextes pratiques particuliers, dans d’autres domaines de la pratique.
- 1 Ces questions (notamment celles du passage d’une réception passive à une production passive) sont i (...)
2Pour le dire autrement, il s’agit pour les deux sociologues de reposer la question bourdieusienne du « sens pratique »1, en fournissant des clés empiriques précises à la compréhension de la « sociogenèse des habitus ». En se donnant pour but de « comprendre comment les enfants s’y prennent pour organiser symboliquement la société à laquelle ils appartiennent » (p. 19), il s’agit de saisir la manière dont des schèmes de perception imposés aux enfants dans des contextes quotidiens (propre vs sale, bon vs mauvais, etc.) sont mobilisés par les enfants pour construire leur perception du monde social. Ce livre prend donc place dans le débat sur l’autonomie des enfants, en offrant une assise empirique forte contre les théories de l’enfant comme individu libre, acteur de sa socialisation, tout en concédant que le groupe de pairs peut être – sous certaines conditions – une instance socialisatrice puissante.
3Un des principaux enjeux de cette recherche est ainsi de relever comment les représentations de l’ordre social que les enfants produisent diffèrent en fonction de leurs caractéristiques sociales. Les principales variations que l’enquête va mettre au jour se fondent sur les variables classiques de la sociologie : le genre de l’enfant, son milieu social d’origine, son origine migratoire. Les seuls individus interviewés durant l’enquête sont les enfants et c’est à travers leurs mots que sont perçus et analysés ces différences. Cependant, les cas présentés sont analysés finement, afin de montrer que ce sont bien les expériences socialisatrices qui comptent et non l’appartenance à des catégories statistiques qui agiraient de façon transcendante. L’âge, également invoqué pour saisir des différences de perception, de formulation ou même de rapport plus immédiat à l’enquête, est alors moins un phénomène biologique, qu’un indicateur reflétant la probabilité d’avoir vécu différentes expériences socialisatrices.
- 2 Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, (...)
4Le premier chapitre traite principalement des différents rapports à l’enquête des enfants, selon les deux grandes instances de socialisation analysés dans l’ouvrage (l’espace domestique et l’institution scolaire). Par exemple, l’enquête montre que les enfants issus des classes moyennes et supérieures sont plus prompts à répondre aux questions des enquêteurs, ce que les sociologues lient à un apprentissage d’un « code élaboré »2 qui favorise l’expression d’un point de vue personnel. Mais ce n’est pas tout : souvent, les enfants des classes populaires, qui vivent dans des familles moins nombreuses et dans une promiscuité plus grande, sont socialisés dans un monde moins isolé des adultes, ce qui peut créer des interactions moins « enfantines » avec les enquêteurs.
- 3 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, « Finding one’s way in social space: a study based on games », S (...)
5Le deuxième chapitre analyse les procédures que les enfants mettent en œuvre pour classer des métiers, selon une méthodologie déjà éprouvée qui consiste à demander aux enquêtés de hiérarchiser des cartes sur lesquelles figurent des noms de métiers3, mais qu’ils renouvellent en s’attardant longuement sur les registres de justification qu’emploient les enfants. L’attention ethnographique des sociologues est alors accrue : sont ainsi décortiqués, entre autres, le rôle des images accompagnant les métiers, celui du groupe de pairs, des mots qui vont être utilisés et repris lors des interactions entre pairs ou avec les enquêteurs, tout cela étant investi différemment en fonction des ressources symboliques dont dispose chacun. Le résultat majeur est alors de montrer comment la catégorisation enfantine passe, notamment avec l’avancée en âge, d’une logique de catégorisation multicritorielle et par association, avec des justifications autocentrées, tautologiques ou par anecdote, à une logique de classement hiérarchique et abstraite, avec un usage plus fort de critères généraux pour classer les métiers (selon l’utilité sociale, le niveau de responsabilité, la rétribution, etc.).
6Le troisième chapitre étudie ces mêmes logiques de recyclage, mais appliqués à « des perceptions plus localisées, plus incarnées et plus intimes de l’ordre social » (p. 155) : les jugements sur leurs camarades. Il s’agit ainsi d’« envisager le rapport entre affinités subjectives et existence d’une distance sociale objective » (p. 156). Dans un premier temps, grâce aux réponses à un questionnaire administré dans toutes les classes des deux écoles étudiées, ils effectuent une analyse de réseaux des sociabilités ordinaires des enfants : on y retrouve une puissante homophilie, surtout sexuelle, mais également de classe et de race. Dans un second temps, via des entretiens en binôme, les sociologues demandent aux enfants qui sont leurs amis et ceux qu’ils n’aiment pas dans la classe. Comment les enfants justifient-ils leurs inimitiés pour des individus « que l’ordre social objectif tient à distance » (p. 167) ? Ce ne sont que très rarement des différences explicitement sociales qui sont invoquées : se donne ici à voir le phénomène de recyclage des schèmes pratiques auxquels ils sont exposés au cours de leur socialisation. Les inimitiés sont par exemple fondées sur de mauvaises notes, des comportements turbulents en classe, de problèmes d’écriture (ce qui renvoie à des schèmes scolaires), ou alors sur des critères d’hygiène ou d’apparence physique.
7Enfin, le dernier chapitre est consacré aux perceptions enfantines de la politique. Outre l’inégale proximité au champ politique (qui informe le (dé)goût pour la profession d’homme politique), est notamment analysé le rôle des médias, en tant qu’instruments de perception qu’offre l’environnement familial, dans l’acquisition de certains schèmes. Le même processus de recyclage est à l’œuvre : les enfants infèrent, à partir d’indices qu’ils perçoivent (les réactions à un contenu médiatique par exemple), les préférences de leurs agents socialisateurs (parents, instituteurs, pairs etc.), et les reprennent à leur compte. C’est l’occasion pour les auteurs de bien montrer la façon dont le contexte social joue dans l’apprentissage de nouvelles manières de schématiser le monde : les enfants appréhendent d’abord une opposition (gauche/droite par exemple) en termes de positionnement social avant de savoir lui donner un contenu. En d’autres termes, ils « savent d’abord ce qu’il faut penser politiquement avant de savoir pourquoi » (p. 274).
8Par ailleurs, les auteurs cherchent à saisir au mieux les effets propres des situations dans lesquelles le matériau ethnographique, très présent dans le récit et l’analyse de l’enquête, se constitue, et d’en tirer des conséquences scientifiques. Par exemple, ils remarquent que, dans leur questionnaire, plus les enfants sont jeunes, plus ils déclarent aimer la droite. Après étude, lors des entretiens et dans les questions ouvertes du questionnaire, du sens qui est donné à cette catégorie, ils comprennent que c’est celui, concret, de latéralité que les enfants mobilisent, en reliant cette notion à la main utilisée (ou non) pour écrire. Plutôt que de conclure à un raté de l’enquête, ils en tirent un argument supplémentaire pour la défense de leur « modèle » du « recyclage », puisque cela témoigne bien de l’importance d’injonctions socialisatrices renvoyant à la maîtrise de son propre corps : « Ainsi se trouve directement rappelée que l’émergence d’une catégorie de perception nouvelle dépend avant tout de la situation pratique initiale des enfants, c’est à dire des enjeux d’action dans lesquels ils sont habituellement pris » (p. 257).
- 4 Ce qui laisse à la fois la possibilité d’intérioriser des catégories qui nous dominent, ou au contr (...)
9En somme, que ce soit dans le cas de la perception des métiers, de la politique ou de leurs camarades, on observe bien ce phénomène de recyclage de schèmes de perception que les enfants éprouvent et forment dans d’autres sphères de la pratique4. Cette notion permet également de penser des effets de socialisation imprévus : en effet, dans le recyclage, il y a une forme d’improvisation et donc de décalage potentiel. Cependant, comme le rappellent les auteurs, les moyens de cette recréation symbolique de l’ordre social sont toujours imposés de l’extérieur (qui cadre l’espace des possibles) et si le décalage est trop important (si le recyclage ne fait pas le bon tri, pourrait-on dire), les agents socialisateurs exercent un fort pouvoir de « recadrage » sur les enfants. Ce cadrage-recadrage est d’ailleurs assuré par un certain nombre d’institutions – le langage en première ligne – la transformation des mots d’ordre en mots de l’ordre fondant la (relative) stabilité de l’ordre social.
10Avant de conclure, puisque le jeu d’une recension est de fournir tout de même un élément critique, j’ajouterais qu’on pourrait regretter la manière d’utiliser les éléments quantitatifs, par une argumentation parfois trop lâche et pas toujours très juste. Par exemple, les classements moyens des métiers au sein d’un groupe sont utilisés pour montrer que la perception de deux métiers est proche, alors qu’il aurait été plus judicieux de mesurer la distance, dans les classements individuels, de la position des deux métiers qu’il s’agit de comparer. En définitive, cet ouvrage apporte une contribution importante à la sociologie à plus d’un titre, car il combine une étude des primes socialisations, des catégorisations et des mises en mot du monde social, et des perspectives théoriques sur le sens pratique et sur les rapports entre langage, cognition et ordre social.
Notes
1 Ces questions (notamment celles du passage d’une réception passive à une production passive) sont ici envisagées non pas par une approche classique en termes d’incorporation, mais par le prisme du langage, liant structure sociale et cognition, que les auteurs défendent par une relecture de la psychologie culturelle (particulièrement Lev Vygotski, Pensée et langage, Paris, La Dispute,1997 [1934]).
2 Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993.
3 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, « Finding one’s way in social space: a study based on games », Social Science information, 1983. Bernard Zarca, « Le sens social des enfants », Sociétés contemporaines, 1999.
4 Ce qui laisse à la fois la possibilité d’intérioriser des catégories qui nous dominent, ou au contraire d’utiliser des schèmes et classements alternatifs (même si les auteurs notent que ces stratégies de résistance ne sont pas très présentes à cet âge).
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Référence électronique
Corentin Roquebert, « Wilfried Ligner et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre, Comment les enfants perçoivent le monde social », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 avril 2017, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22748 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22748
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