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Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980)

Thibault Scohier
Années de rêves et de plomb
Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980), Marseille, Agone, coll. « Mémoires sociales », 2016, 164 p., ISBN : 978-2-7489-0277-8.
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Texte intégral

1La décennie 1970 a été marquée en Italie par une phase de violence politique exacerbée. Mais pour de nombreux militants révolutionnaires, acteurs d’une partie de ces violences, elle n’a pas seulement été la décennie des années de plomb mais aussi celle des années de rêves. L’élan contestataire de Mai 68 a fait espérer un effondrement de l’État et son sillage a vu germer une myriade d’organisations et de groupes nouveaux, des paramilitaires Brigades Rouge aux très intellectuelles réflexions de la revue Il Manifesto. Alessandro Stella propose dans son ouvrage un témoignage sur cette période troublée et un ensemble d’analyses situées à l’intérieur du mouvement révolutionnaire.

2Il faut bien insister là-dessus : Années de rêves et de plomb n’est pas un essai scientifique ou historique dont le but serait de présenter dans leur complexité les luttes politiques révolutionnaires italiennes dans les années 1960 et 1970. Cela se ressent déjà dans sa forme : les chapitres ne suivent pas l’ordre chronologique et sautent d’une année à l’autre en fonction du thème abordé – l’auteur s’attelle parfois à la description, parfois à l’analyse, parfois aux deux en même temps.

3Stella, aujourd’hui historien et chercheur à l’EHESS, avait choisi dans sa jeunesse de rejoindre le camp de la révolte opéraïste, c’est-à-dire de faire sienne ce renouveau de la théorie marxiste teinté d’autogestion. D’abord membre de Potere Operaio, aile radicale de l’opéraïsme organisé, il devient ensuite militant illégaliste dans une cellule locale après l’explosion de l’organisation. Cela le forcera à l’exil à la fin des années 1970. Son livre est donc un retour critique, effectué par un acteur impliqué dans les événements, qui essaye de présenter fidèlement le point de vue d’une partie du mouvement autonome italien. Celui-ci n’était pas homogène et Stella s’efforce de faire distinguer au lecteur ses différentes tendances.

  • 1 On peut lire là-dessus Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en It (...)

4Il serait ainsi réducteur d’assimiler toutes les franges révolutionnaires à la violence politique « extrême » des Brigades Rouges. Le débat sur la violence a été au cœur du mouvement autonome. Il faut d’abord préciser le contexte : à la fin des années 1960, des attentats (stragi) meurtriers sont perpétrés par l’extrême-droite – mais à l’époque c’est l’extrême-gauche qui est pointée du doigt par la police, les renseignements et l’Intérieur. Toutes ces branches de l’État sont toujours fortement influencées par des personnalités fascisantes qui souhaitent déstabiliser la politique de « centre droit » de la Démocratie Chrétienne pour favoriser un retour du fascisme1. De nombreux militants révolutionnaires sont arrêtés, la répression est féroce et Stella tend à considérer que cette stratégie du pire a été l’un des facteurs déterminants de la radicalisation de l’autonomie ouvrière vers la lutte armée (Brigade Rouge) ou vers le banditisme politique (braquage de banque) et l’auto-réduction ouvrière (abaissement des prix pratiqués en magasin ou dans les cinémas par les ouvriers eux-mêmes).

5Cette peur d’une fascisation de l’Italie va encore être renforcée par le coup d’État du général Pinochet au Chili en 1973. Les militants italiens assistent, dans l’indifférence des démocraties occidentales, au renversement d’un gouvernement socialiste élu et à l’instauration du fascisme. La logique du « eux ou nous » s’impose et la révolution, préventive à la contre-révolution fasciste, revient à l’ordre du jour. Stella décrit l’enfoncement des révolutionnaires dans cette logique qui pousse beaucoup d’entre eux à la clandestinité et à l’exil. La police et les services spéciaux ne se limitent pas aux arrestations et assassinent parfois délibérément les fuyards. Le caractère sévère et expéditif des jugements des cours italiennes, les morts suspectes en prison, la dureté de la répression policière des manifestations et des mouvements sociaux (même hors des sphères de l’autonomie), tout concorde, d’après l’analyse de Stella, pour durcir de plus en plus le mouvement jusqu’au meurtre du président de la Démocratie Chrétienne, Aldo Moro, par les Brigades Rouges en 1978.

6D’autres facteurs sont pointés par l’auteur : la vague contestataire culturelle qui déferle dans les années 1960, notamment grâce à la musique et aux modes de vie alternatifs (squats, drogue, amour libre) ; la désillusion de la jeunesse face à la politique italienne et la domination de la Démocratie chrétienne depuis 1947 ; le renouvellement des théories marxistes par les pères de l’autonomie, Mario Tronti, Toni Negri et les autres contributeurs des Quaderni Rossi ; le débordement des revendications d’une partie de la classe ouvrière qui ne veut plus seulement un travail supportable, mais une vie agréable – d’où la montée en puissance des slogans comme « Nous voulons tout ! ».

7La dimension critique de l’ouvrage se concentre notamment sur la dégradation des liens interpersonnels au sein de l’autonomie. Les relations de solidarité à la base des mouvements révolutionnaires vont, avec la généralisation de l’illégalisme, peu importe son degré, engendrer une peur de plus de plus forte de l’infiltration policière et des mouchards. L’union des travailleurs contre le fascisme d’État et le capitalisme est vite affaiblie par une pression double : d’un côté, il y a la suspicion interne entre militants et, de l’autre, les dénonciations du Parti Communiste Italien en quête de responsabilité et qui se désolidarise régulièrement des agissements « terroristes » de l’extrême-gauche. Stella se demande si le modèle de réseaux souterrains des Brigades Rouges ou de Prima Linea (deuxième grande organisation armée) n’a pas été contre-productif et en particulier si le recours à l’assassinat politique de sang-froid n’a pas fait entrer la lutte dans une zone d’ombre dont elle ne pouvait plus vraiment sortir.

  • 2 Sous une forme plus littéraire ; Paolo Pozzi, Insurrection 1977, Nautilus, 2010.
  • 3 Nanni Balestrini et Primo Moroni, La horde d’or. Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire (...)

8Le regard de Stella est teinté d’un certain nostalgisme : sa conclusion décrit l’Italie du XXIe siècle, qu’il découvre en rentrant d’exil, comme un pays où les mouvements sociaux se sont écroulés sous l’effet d’une « berlusconisation » des esprits. Années de rêves et de plomb fait penser à d’autres récits sur l’autonomie italienne, comme Insurrection 1977 de Paolo Pozzi2, qui méritent d’être remis en contexte grâce aux récents ouvrages sur l’autonomie italienne, notamment La horde d’or de Nanni Balestrini et Primo Moroni3.

9Son intérêt et son originalité tiennent avait tout dans sa nature de témoignage. Alessandro Stella a vécu les événements qu’il raconte – c’est aussi bien la force et la faiblesse de son ouvrage. Il éclairera cependant l’une des vérités sur la contestation-insurrection des années 1970 en : celle de ceux qui l’ont faite.

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Notes

1 On peut lire là-dessus Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie (1960-1984), PU Rennes, 2016 et Thibault Scohier, « Pauline Picco, Liaisons dangeuresesdangereuses », Lectures, mis en ligne le 22 juin 2016.

2 Sous une forme plus littéraire ; Paolo Pozzi, Insurrection 1977, Nautilus, 2010.

3 Nanni Balestrini et Primo Moroni, La horde d’or. Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, L’Éclat, 2017 ; auquel on peut aussi adjoindre Marcello Tarì, Autonomie ! Italie, les années 1970, La fabrique, 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thibault Scohier, « Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 avril 2017, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22717 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22717

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Rédacteur

Thibault Scohier

Diplômé en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles (ULB).

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