Colette Pétonnet, Ces gens-là
Texte intégral
1Pourquoi rééditer, près de cinquante ans après sa parution, un ouvrage dont l’auteure même exprimait de son vivant combien il lui paraissait insatisfaisant du point de vue du style d’écriture ? Sur le fond, pourquoi rééditer un volume traitant d’un « objet administratif » aujourd’hui disparu : les cités de transit ?
- 1 Cette catégorie progressivement consacrée n’avait pas les faveurs de Colette Pétonnet. Elle estimai (...)
2Cet ouvrage, d’abord, témoigne de la manière dont l’« anthropologie urbaine »1 naissante en France a pu faire ses premiers pas, par emprunt théorique aux travaux d’anthropologie d’André Leroi-Gourhan - en particulier Le geste et la parole -, et par mise en application de la méthode monographique chère aux ethnologues du lointain. La question théorique qui sous-tend l’ouvrage porte sur l’existence (ou non) d’une « subculture » urbaine spécifique aux cités de transit. Et le travail est empiriquement soutenu par une série de « chroniques ethnographiques » visant à sérier différents pans de la vie des habitants de la cité de transit investiguée. Conformément à l’esprit du temps, l’enquêtrice est très en retrait dans le texte, aucune notation à caractère méthodologique ne faisant état de ses conditions d’entrée sur le terrain, de la manière dont l’ethnographie a été menée (résidence à temps plein, visites régulières, etc.), de la façon dont la fin de l’enquête a été décidée et des modalités de sa sortie.
3Ce livre, ensuite, foisonne d’informations détaillées sur le « mode de vie » dans une cité de transit dernièrement construite et réunissant des familles n’ayant aucun passé en commun. De prime abord, les cités de transit se présentent, en ce milieu des années 1960, comme des « agglomérats hétérogènes et contraints, vivant dans le provisoire » (p. 12). Ils sont en effet administrativement pensés comme des sas entre le bidonville ou le taudis d’une part, et le logement « normal » de l’autre, HLM en particulier. Ils agrègent donc, en apparence au moins, des populations qui ont en partage d’être « économiquement faibles », selon un vocable courant à l’époque. L’attribution des logements se faisant de manière aléatoire, la juxtaposition, aussi bien générationnelle qu’ethnique, est la règle. Ne disposant pas de contrat de location (ils paient une simple redevance et peuvent ainsi être rapidement et facilement expulsés en cas de non-paiement), ils sont présumés vivre dans un présentisme impropre à l’établissement d’habitudes et de règles de vie progressivement établies. Les lieux sont pensés au regard de principes de fonctionnalité simples : l’horizontalité et la verticalité président à l’ordonnancement des immeubles, des logements, mais également des espaces extérieurs.
4Et pourtant… La cité de transit fait figure de lieu d’habitation pérenne pour l’écrasante majorité de ses résidents. Les intérieurs sont aménagés, les espaces extérieurs privatisés, les caves détournées de leur fonction originelle pour devenir des lieux de rencontre. Colette Pétonnet rend compte des formes de la sociabilité de voisinage, des relations familiales et conjugales, des contacts tumultueux avec les instituteurs, du rapport distancié aux cultes, des pratiques culturelles en tout genre (des pratiques alimentaires à la consommation de la télévision). Et tout l’enjeu, pour l’auteur, est d’activer la « dialectique du clos et de l’ouvert » (p. 342) afin de montrer en quoi la cité de transit est à la fois une composante de la société globale mais aussi le lieu d’expression d’une « subculture » spécifique.
- 2 Il n’y a que deux chaînes à l’époque et chacune n’a de retransmission que quelques heures par jour.
5Tenus spatialement, socialement et symboliquement à distance par les membres de la ville d’implantation de la cité de transit, ses habitants apparaissent régulièrement comme des « autres ». Désignés, dans un mélange de fatuité et de défiance, comme ces « gens-là », ils charrient une réputation peu flatteuse : taxés d’alcooliques invétérés, ils sont présumés être de mauvais parents, des mauvais payeurs, de mauvais coucheurs, etc. Colette Pétonnet, elle, s’attache à rendre compte, de l’intérieur de la cité de transit, des valeurs dont lui parlent ses interlocuteurs et des pratiques qu’elle peut directement observer. Certes l’alcool est présent en abondance sur les tables, et les ivresses du samedi soir sont légion. Certes également, l’éducation des enfants peut heurter les représentants des classes moyennes et les professionnels des services sociaux. Certes, ils ont des ardoises chez nombre de commerçants et n’ont pas d’états d’âme à voler dans la grande surface la plus proche de leur domicile. Certes, les conflits de voisinage peuvent parfois tourner au pugilat. Mais l’on peut s’interroger avec Colette Pétonnet : dans quelle mesure tout ceci est-il spécifique aux lieux et aux habitants enquêtés ? Ne trouve-t-on pas, sous une forme peut-être plus feutrée, de tels comportements hors de la cité de transit ? Par ailleurs, ses habitants ont aussi des préoccupations communes avec l’ensemble des membres de la société globale. Même si leur caractère passablement irréaliste peut être souligné, les parents ont des projets d’orientation professionnelle pour leurs enfants ; ils aspirent, comme tout un chacun, au bien-être familial ; ils s’attachent à bénéficier d’une réputation de gens « biens » ; ils regardent les mêmes émissions télévisées que l’ensemble des français2, écoutent de la musique populaire et sont soucieux de pouvoir « faire la fête ».
6En fin de compte, s’il y a bien, d’après Colette Pétonnet, apparition d’une « subculture » marquant les spécificités de la vie dans la cité de transit, il importe de préciser que celle-ci n’est pas une création ex nihilo. Elle « semble provenir de la réaction de la population à ce rejet de la société environnante et à la contrainte qu’elle subit » (p. 340). C’est encore la dialectique du clos et de l’ouvert qui joue à plein et qui invite l’ethnologue à la nuance.
7L’ouvrage de Colette Pétonnet a durablement marqué plusieurs généralement d’ethnologues dits « urbains ». Il trouvera des prolongements dans deux ouvrages qui constituent aujourd’hui des classiques de la discipline : On est tous dans le brouillard (1979) et Espaces habités (1982). La description méticuleuse des personnes, des lieux et des scènes est un modèle du genre ethnographique. Pour en donner un aperçu, on citera longuement ce passage où Colette Pétonnet prend littéralement son lecteur par la main pour l’inviter à rejoindre la cité de transit depuis l’arrêt de bus le plus proche. « Le voyageur qui descend de l’autobus à l’église du vieux bourg s’engage à pied sur une route nationale très fréquentée, bordée de quelques maisons particulières et de murs. Il faut marcher 10 minutes sur le trottoir de terre battue avant d’atteindre les feux de signalisation, au tournant, qui indiquent le croisement avec la voie d’accès à la Cité. Au-delà, plus aucune habitation n’est visible, la plaine s’étend, grise, indéfinissable, jusqu’à l’horizon barrée de cheminées industrielles et de réservoirs à gaz. A gauche, des parallélépipèdes gris aux toits pointus tournent le dos à la route. C’est là » (p. 20)
8De l’avis même de l’auteure, ses lecteurs n’ont pas toujours perçu les enjeux théoriques nichés dans les comptes rendus ethnographiques qui constituent l’essentiel des pages de Ces gens-là. On peut même penser que la qualité du rendu ethnographique a, paradoxalement, pu faire écran aux desseins théoriques de Colette Pétonnet, dans la mesure où elle ne leur a pas consacré de chapitre spécifique. L’appareil critique est minimaliste – très peu de références bibliographiques –, les commentaires « académiques » limités à l’essentiel, et toute forme de jargon est proscrite. Le fait que l’ouvrage se lise « simplement » peut ainsi tromper. Car, dans les faits, il interroge la stratification de la société française des années 1960, pose l’hypothèse de l’apparition d’un « néo-prolétariat sans solution de continuité avec l’ancien » (p. 344), questionne les frontières entre classes sociales et fixe les relations entre la marge et le centre (un groupe marginalisé et la société globale). Autant de sujets à caractère « théorique » dont Colette Pétonnet se saisit à sa façon et comme elle le fera durant toute sa carrière, c’est-à-dire en partant toujours de – et en revenant incessamment à – l’investigation ethnographique.
Notes
1 Cette catégorie progressivement consacrée n’avait pas les faveurs de Colette Pétonnet. Elle estimait pratiquer une anthropologie générale, comme le rappellent les auteurs de la postface.
2 Il n’y a que deux chaînes à l’époque et chacune n’a de retransmission que quelques heures par jour.
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Référence électronique
Cédric Frétigné, « Colette Pétonnet, Ces gens-là », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 avril 2017, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22610 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22610
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