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Stéphane Michonneau, Un récit mémorable. Essai d’ego-exorcisme historique

Sébastien Rozeaux
Un récit mémorable
Stéphane Michonneau, Un récit mémorable. Essai d'ego-exorcisme historique, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Itinéraires », 2017, 178 p., Préface d'Annette Becker, ISBN : 978-2-85944-985-8.
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Texte intégral

1Comment faire de l’histoire à partir d’une œuvre de fiction ? Stéphane Michonneau a dû malgré lui affronter cette question lorsqu’un roman inédit, intitulé Los Satrapas de occidente, lui est remis en 2001, à Poitiers. Spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Espagne, Michonneau compulse d’abord avec méfiance ce manuscrit dans lequel il est question de la Guerre civile espagnole, une période qu’il goûte peu (« quel ennui ! », p. 12). Pourtant, l’imposant volume manuscrit accompagnera – hantera, pourrait-on dire – pendant plus d’une dizaine d’années Michonneau, jusqu’à devenir source d’inspiration pour l’historien de la mémoire qu’il est, comme il le concède dans l’épilogue : « Le long détour par Los Satrapas de Occidente n’a pas été inutile » (p. 176). Car ce document l’oblige à penser à nouveau frais le rapport entre mémoire, littérature et histoire – autant d’interrogations qui lui permettent de définir une nouvelle méthodologie historique dont cet essai nous relate la genèse.

2Ce « récit mémorable » est écrit à la première personne, tant la réflexion et l’écriture se nourrissent ici explicitement de la subjectivité d’un auteur confronté à ce manuscrit qu’il finit par prendre véritablement au sérieux : plusieurs extraits traduits en français scandent le récit de l’enquête et les prolégomènes d’une méthodologie tout au long des 17 chapitres qui composent cet essai. Pourtant, Michonneau ne sait longtemps rien de ce roman, ou si peu. À Poitiers, Annette Roy a hérité de son père un manuscrit dont elle ne sait que faire, mais dont le sujet – la Guerre civile espagnole – la convainc de s’adresser au spécialiste local de l’histoire de l’Espagne. Cet essai s’ouvre sur le récit détaillé de la « découverte » du manuscrit et l’embarras de l’historien confronté à un objet qu’il n’a pas sollicité. Pourtant, la curiosité du chercheur s’aiguise un peu au contact de ce roman qui n’a jamais trouvé d’éditeur, ni de public, et dont l’identité de l’auteur, le titre, la dédicace, les dates et lieux de l’écriture suscitent plus de questions qu’ils n’apportent de réponse. À la première lecture, le roman désarçonne son lecteur, puisqu’il se présente comme « un récit sans plan, sans structure, sans parties » (p. 31), dont le protagoniste principal est un soldat républicain emprisonné par les franquistes, Losada. Le statut de ce document pose problème, puisqu’il ne saurait être lu comme un témoignage a priori crédible. L’historien s’interroge d’abord sur le « parti pris littéraire » (p. 36) de l’auteur, sur l’origine et la portée de ce document qui fait écho à ses réflexions sur les politiques de mémoire dans l’Espagne contemporaine. Car, dans ce manuscrit, c’est bien de la mémoire des morts républicains dont il est question, comme l’illustre un des extraits retranscrits : « Que ce livre soit pour eux un modeste hommage ainsi qu’à tous ceux que je n’ai pas connus, aux centaines de milliers d’hommes qui eurent le même destin. » (p. 47) Qui plus est, le roman s’achève étrangement sur la retranscription d’un essai politique qu’un certain Seradell, assassiné alors qu’il voulait passer la frontière vers la France, confie à son ami Losada avant de mourir. La trame se complexifie donc, et l’historien doute face à « un document au statut générique si confus » (p. 52).

3Michonneau confronte dès lors cet objet avec l’historiographie de la Guerre civile, d’une part, et ses propres interrogations d’historien de la mémoire des guerres espagnoles, d’autre part. Débute alors une longue enquête en Catalogne, sur les traces de vérité laissées par ce roman si particulier, dans les archives, lors d’entrevues avec les rares acteurs encore en vie des événements relatés dans le roman ou via la lecture des nombreux témoignages sur l’époque franquiste publiés au cours des dernières décennies en Espagne. Cette lecture contextualisée permet de démontrer que « le roman délivre des informations utiles sur le fonctionnement de l’appareil répressif franquiste et sur la manière dont il fut perçu par ses victimes » (p. 83), outre qu’il illustre, à travers le personnage de Losada, la survie de la pensée libérale, républicaine et anti-communiste en milieu carcéral.

4Après bien des recherches, et bien des revers aussi, Michonneau identifie Antonio Ramos comme l’auteur du manuscrit, car sa biographie coïncide dans une large mesure avec les aventures romanesques de Losada. L’étude par le menu des décalages entre l’auteur et son personnage permet de mettre à jour le travail de fictionnalisation à l’œuvre dans le roman. Cependant, Michonneau s’interroge sur la « valeur heuristique » d’une telle démarche qui consiste à chercher les traces de vérité dans cette œuvre de fiction. Face à ce risque, l’auteur préfère s’intéresser aux temporalités multiples et croisées du roman : le temps du récit, celui des années 1930 en Espagne ; le temps de l’écriture, les années 1950, entre l’Espagne, la France et l’Uruguay ; et, enfin, les temps de la réception, depuis les années 1960 – les projets de publication du roman en Argentine – jusqu’au début du XXIe siècle. Le détour par les archives personnelles du pasteur Brémond, le père d’Annette Roy, s’avère dès lors indispensable afin de comprendre comment ce manuscrit achevé en Uruguay a pu se retrouver entre les mains de la fille d’un pasteur français, qui fait ici office de « passeur ».

5Le nécessaire retour en Espagne du manuscrit impose un détour par l’historiographie et la littérature espagnoles, quand fleurit un genre nouveau, le « roman de la mémoire », dans lequel le mélange des genres et l’hybridité des formes confèrent une étrange actualité au roman d’Antonio Ramos. L’historiographie de l’Espagne contemporaine est l’objet de polémiques sur le régime de Franco et la transition démocratique qui déterminent en partie la lecture faite de ce roman, plus d’un demi-siècle après son écriture, cependant qu’émerge dans l’espace public « une nouvelle histoire narrativiste assumant les risques du récit » (p. 156).

  • 1 Voir, entre autres, du même auteur : « Belchite, entre lieu de mémoire et lieu de reconnaissance (1 (...)
  • 2 Calvino Italo, Pourquoi lire les classiques ?, Paris, Points Seuil, 1996.
  • 3 Une démarche qui nourrit le débat dans la communauté historienne. Voir : Haddad Élie, Meyzie Vincen (...)

6L’essai s’achève donc sur une autre piste de lecture possible de ce roman, afin d’en restituer « sa visée mémorielle » (p. 158). Convoquant tour à tour Arlette Farge, Alain Corbin et Philippe Artières, Michonneau va au bout de cet « ego-exorcisme historique » lorsqu’il s’interroge sur la façon de penser et d’écrire une histoire de la mémoire, à travers le prisme de cet objet retors qu’est Los Satrapas de occidente. Une telle réflexion l’amène à formuler une nouvelle méthodologie afin de faire l’histoire des traces du passé, depuis son terrain de prédilection, le village en ruines de Belchite, en Aragon1. En effet, ce roman lui a permis in fine de mieux « comprendre à quelles conditions une fiction testimoniale contient une valeur utile pour l’histoire » (p. 162). Et Michonneau de fonder une méthode nouvelle, celle d’une histoire-mémoire qui appréhende « le document comme le produit d’une coproduction narrative de l’auteur, du médiateur et du lecteur » (p. 163). La portée heuristique d’une telle approche est ici affirmée, dans la mesure où elle met en exergue l’actualité et la mobilité constante du document-mémoire, dont la lecture peut être dès lors renouvelée à l’infini, à l’instar, en quelque sorte, des œuvres « classiques »2. L’historien ne saurait s’abstraire de cette « chaîne du mémorable », tant il est engagé dans ce travail d’interprétation, dès lors qu’un document aspire à faire mémoire. C’est au prix de cet exercice d’« ego-exorcisme » que peut s’écrire une nouvelle histoire-mémoire, laquelle dialogue avec l’œuvre d’un autre historien, Ivan Jablonka3.

7Le lente maturation de la démarche ici définie, à l’épreuve constante des archives et dans un dialogue vertueux avec d’autres disciplines que l’histoire, pose donc les jalons d’une méthodologie dont les vertus pour les historiens de la mémoire semblent avérées, tant étudier les questions ayant trait à la mémoire suppose pour l’historien de prendre en charge aussi le présent de l’écriture, et donc d’assumer la part de subjectivité du chercheur.

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Notes

1 Voir, entre autres, du même auteur : « Belchite, entre lieu de mémoire et lieu de reconnaissance (1937-2013) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°127, 2015, p. 117-131.

2 Calvino Italo, Pourquoi lire les classiques ?, Paris, Points Seuil, 1996.

3 Une démarche qui nourrit le débat dans la communauté historienne. Voir : Haddad Élie, Meyzie Vincent, « La littérature est-elle l’avenir de l’histoire ? Histoire, méthode, écriture. À propos de : Ivan Jablonka L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 4/2015 (n° 62-4), p. 132-154. DOI : 10.3917/rhmc.624.0132

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Rozeaux, « Stéphane Michonneau, Un récit mémorable. Essai d’ego-exorcisme historique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 avril 2017, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22604 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22604

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Rédacteur

Sébastien Rozeaux

MCF en histoire moderne et contemporaine à l’Université Toulouse Jean Jaurès, membre du laboratoire FRAMESPA (UMR 5136).

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