Christophe Verron, Les formateurs en travail social. Sociologie d’un groupe professionnel menacé
Texte intégral
1Les travailleurs sociaux, en comparaison avec les médecins, les infirmières, voire les agriculteurs, sont aujourd’hui des travailleurs de l’ombre, mais qu’en est-il de ceux qui les forment ? En effet, qui sont les formateurs en travail social ? Que font-ils quotidiennement ? Constituent-ils un groupe professionnel ? Pourquoi seraient-ils en péril ?
- 1 Christophe Verron, Les Formateurs en travail social : une professionnalisation impossible, Thèse d (...)
- 2 Association régionale pour l’Institut de formation en travail social (ARIFTS) Pays de la Loire.
- 3 Par exemple, Claude Dubar, La Socialisation. Construction des identités sociales et professionnelle (...)
2Dans cet ouvrage qui prend appui sur sa thèse de doctorat en sociologie1, Christophe Verron – ancien éducateur spécialisé, formateur, docteur en sociologie et responsable dans un institut de formation en travail social2 – analyse cette activité professionnelle méconnue. Pour répondre à ces questionnements, il propose de suivre quatre axes : la dimension historique de la formation et des formateurs en travail social ; l’identité des formateurs ; leurs pratiques au vu de l’évolution du secteur social et des logiques de rationalisation ; enfin, leur éventuelle organisation collective. L’auteur, au travers d’une dense bibliographie, mobilise les travaux généraux sur les dynamiques et les identités professionnelles et ceux, plus spécifiques, sur la formation en travail social3. Il révèle aussi les résultats d’une enquête qu’il a réalisée par questionnaire auprès de 442 professionnels issus d’établissements de formation préparant aux métiers du travail social, dont 70 % sont des formateurs. Quelques propos de formateurs glissés dans l’ouvrage viennent également éclairer la perception de leur vécu.
- 4 Notamment les Diplômes d’État d’Assistant de service social en 1932, d’Éducateur spécialisé en 196 (...)
3En premier lieu, qu’en est-il historiquement de cette formation en travail social et de ceux qui l’incarnent ? Christophe Verron rappelle succinctement les trois temps historiques de la constitution de cette formation : de 1900 à 1960 par le projet commun d’une formation des écoles avec la création des diplômes d’État4 ; de 1960 à 1990 par une multiplication des écoles, des diplômes, des effectifs avec une appellation de « formateur » qui émane d’une revendication collective ; et enfin, dernière période, de 1990 à nos jours où le formateur passerait au second plan « au bénéfice des institutions de formation » (p. 29) qui gèrent la réforme du diplôme et la perte du monopole. En 2013, les établissements de formation en travail social (Institut régional de travail social, Institut régional de formation sanitaire et sociale et autres) accueillaient 63 133 étudiants, contre 20 713 en 1985.
4Dans un second temps, l’auteur s’attache à étudier la construction de l’identité des formateurs. Ainsi, à l’appui de travaux sur les dynamiques et les identités professionnelles, Christophe Verron choisit d’évoquer l’identité héritée, l’identité visée, l’identité en soi et l’identité pour autrui. Les formateurs en travail social, surtout au début de leur activité, doivent identifier leur héritage : valeurs, pratiques, savoirs disciplinaires, etc. L’identité se métamorphose ensuite, en cohérence avec leur origine professionnelle, leur désir et l’intersubjectivité découlant de leurs relations professionnelles.
5En fait, selon les écoles de formation en travail social, l’origine des formateurs varie. Certains sont issus du milieu professionnel : eux-mêmes diplômés en travail social, ils ont d’abord acquis une expérience dans la pratique du métier, éventuellement complétée par de nouvelles études, avant ou après leur recrutement. D’autres sont titulaires d’un titre universitaire et possèdent un savoir essentiellement disciplinaire. Ces deux origines orientent-elles les pratiques ? Christophe Verron laisse entrevoir une dimension plus complexe au travers d’un « attachement au travail social » (p. 83) qui pourrait constituer une base commune à tous.
6Selon leur origine et leur parcours, les formateurs rencontrent des crises, des satisfactions et des renforcements. Ainsi, pour ceux qui sont issus du travail social, l’accès à un poste de formateur représente une ascension sociale, notamment quand ils n’ont pas eu la possibilité d’occuper auparavant des postes de cadres. Pour les seconds, souvent issus des filières universitaires de psychologie, de sciences de l’éducation et de sociologie, la prise de poste est vécue comme une chance au vu d’un maigre marché de l’emploi dans le domaine de l’enseignement et de la recherche. Mais elle peut aussi prendre la forme d’un renoncement à une carrière universitaire.
7L’auteur donne les résultats de son enquête avec des indicateurs intéressants sur l’origine et le profil des formateurs. Cette activité professionnelle est très féminisée (70 %). Le formateur est en moyenne âgé de 49 ans, issu des catégories socio-professionnelles de cadres supérieurs, intermédiaires et artisans/commerçants. 72 % possèdent un diplôme en travail social et 28 % n’en ont pas. 72 % ont plus de 10 ans d’expérience professionnelle avant de devenir formateur, 10 % ont moins de cinq ans et 4,3 % ont moins de deux ans. D’autres données chiffrées fournissent des renseignements complémentaires quant à ces identités héritées. L’auteur repère trois profils déterminants : les diplômés du travail social qui ont acquis une expérience professionnelle, les diplômés universitaires et, très souvent oubliés, les professionnels qui proviennent d’un autre secteur et qui ont acquis une expérience professionnelle. Nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir ou d’imaginer les formes de cooptation de ces différents formateurs.
8En fonction de cette identité héritée, qu’en est-il du devenir de ces formateurs dans l’exercice de leur pratique ? La réflexion engagée par l’auteur sur l’identité pour soi et l’identité pour autrui est alors pertinente. Au départ, pour les anciens travailleurs sociaux, le poste de formateur est un aboutissement, dans la continuité de leur pratique professionnelle. Ils prennent appui sur leur métier d’origine pour s’affirmer peu à peu comme formateur. Certains d’entre eux reprennent des études, notamment à l’université. Toutefois, peu l’intégreront par la suite. Au vu des conditions de plus en plus contraignantes du travail social, de la précarité et de la pauvreté des publics, ajoutons que nombre d’anciens travailleurs sociaux ne souhaitent pas retourner sur le terrain. Devenir formateur est peut-être pour eux une façon de se protéger. Peu redeviendront des travailleurs sociaux. S’ils le font, c’est souvent suite à une « période de fragilisation identitaire, soit parce que la réalité du poste de formateur ne correspond pas aux attentes, soit parce que le formateur pense qu’il a perdu sa légitimité en s’éloignant du terrain » (p. 140).
- 5 Au sujet des différents parcours de formateurs et d’étudiants en travail social, voir deux numéros (...)
9Les formateurs issus directement de l’université, titulaires d’un doctorat – les « universitaires précaires » –, se stabilisent, pour leur part, un certain temps (lequel ?) en vue de retourner à l’université, ou bien demeurent dans les écoles de formation. Certains s’appuient sur une expérience acquise dans une autre profession, par exemple, les psychologues qui ont pu exercer auparavant dans des institutions sociales et médico-sociales. D’autres ne connaissent pas le travail social mais seulement les activités d’enseignement et de recherche universitaires. Ces derniers imaginent, observent et comprennent le travail social par d’autres biais5.
10En fait, à travers ces origines, ces parcours, ces identités en mouvement, tous les formateurs ont en commun d’être confrontés à un deuil, ou du moins à la nécessité d’une période de passage durant laquelle chacun doit construire, voire co-construire, sa légitimité.
11Les autres axes de cet ouvrage pointent les activités éminemment polyvalentes des formateurs, entre l’acte pédagogique (le travail avec les étudiants au travers de cours ; le suivi de leur processus de professionnalisation) et l’ingénierie de formation (programmation, coordination d’intervenants extérieurs et internes, réunions diverses). De manière générale, les marges de manœuvre qui permettent de créer du sens dans la pratique peuvent être interrogées en fonction d’un champ professionnel qui est aussi soumis à une rationalisation.
- 6 Pour une réflexion sur l’articulation entre formation et recherche en travail social, voir Catherin (...)
12Quelle est la dimension collective des formateurs ? Alain Vilbrod, dans la préface à cet ouvrage, souligne que les formateurs « ont toujours peiné à se faire entendre puisqu’ils n’ont pas mis en place une régulation collective pour parler d’une seule voix » (p. 9). Ce constat est redoutable mais réaliste. Il existe, en effet, des groupements, des associations orientés vers la recherche en travail social, qui valorisent une identité et une reconnaissance dans le domaine scientifique6. Mais le quotidien du formateur est, aujourd’hui, bien plus méconnu (héritages de pensée et de pratiques, pluralité pédagogique, temporalité et sens de l’activité), notamment hors du champ de cette formation en travail social. Il serait pertinent de savoir s’il s’agit-là d’expressions de modestie, de discrétion ou d’indifférence, voire d’un évincement des enjeux politiques liés à cette activité. C’est ainsi une des facettes de la menace sous-entendue dans le sous-titre de l’ouvrage.
13En conclusion, à partir de comparaisons de travaux et de données chiffrées au sujet de cette formation, Christophe Verron nous propose quelques pistes de réflexion sur un groupe professionnel relativement discret qui, pour autant, développe quotidiennement des pratiques pédagogiques conduisant différents étudiants à une professionnalisation et à une réflexivité dans leur future pratique.
Notes
1 Christophe Verron, Les Formateurs en travail social : une professionnalisation impossible, Thèse de doctorat en sociologie (sous la direction d’Alain Vilbrod), Université de Bretagne Occidentale, décembre 2013. Le sous-titre de la thèse nous semble tout aussi intéressant que celui de l’ouvrage.
2 Association régionale pour l’Institut de formation en travail social (ARIFTS) Pays de la Loire.
3 Par exemple, Claude Dubar, La Socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 2002 et Lionel Bach, Devenir formateur, une affaire de carrière. Former au travail social, Paris, ASH, 2006.
4 Notamment les Diplômes d’État d’Assistant de service social en 1932, d’Éducateur spécialisé en 1967 et d’Éducateur de jeunes enfants en 1973.
5 Au sujet des différents parcours de formateurs et d’étudiants en travail social, voir deux numéros de la revue Les Cahiers du travail social (coordonnés par Gérard Creux et Marc Lecoultre) : « La formation dans tous ses états. Représentations/Parcours », n° 82 et n° 83, Besançon, Institut régional du travail social de Franche-Comté, juin et octobre 2016.
6 Pour une réflexion sur l’articulation entre formation et recherche en travail social, voir Catherine Tourrilhes et Nadia Veyrié (dir.), « Approches de chercheurs dans le travail social », Le Sociographe, hors-série n° 7, 2014.
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Référence électronique
Nadia Veyrié, « Christophe Verron, Les formateurs en travail social. Sociologie d’un groupe professionnel menacé », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 mars 2017, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22558
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