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Thibault Clément, Plus vrais que nature. Les parcs Disney ou l’usage de la fiction dans l’espace et le paysage

Robin Lenoir
Plus vrais que nature
Thibaut Clément, Plus vrais que nature. Les parcs Disney ou l’usage de la fiction dans l’espace et le paysage, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016, 285 p., ISBN : 9782878546828.
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Texte intégral

1L’espace et le paysage peuvent-ils être le support d’un récit ? C’est à cette question que tente de répondre Thibault Clément au travers de l’exemple des parcs Disney. Quoi de mieux, en effet, que ces parcs « enchantés » pour essayer de comprendre ce que peut-être un « récit en immersion » ? Issu d’une thèse en langue et littérature anglaise, l’ouvrage se présente comme une monographie. Néanmoins l’auteur s’éloigne d’une simple étude de « civilisation » pour proposer une question plus générale, au croisement de plusieurs sciences sociales et humaines. Il s’agit non seulement de comprendre la manière dont un environnement peut être mis en récit, mais aussi de détailler les usages cognitifs et sociaux qui peuvent être faits d’un tel dispositif. Cette double question empirique est traitée au travers d’une méthodologie plurielle puisque Thibault Clément emprunte tour à tour à la théorie littéraire et cinématographique, aux sciences cognitives puis à la sociologie et l’anthropologie. Au risque de simplifier parfois le propos, nous suivrons ici cet ordre pour rendre compte de l’ouvrage.

  • 1 On compte : le Disneyland Resort à Anaheim, Californie ; le complexe Disney World à Orlando en Flor (...)
  • 2 Searle John, Expression and Meaning: Studies in the Theory of Speech Act, Cambridge, Cambridge Univ (...)
  • 3 Roger Odin, De la fiction, Paris, De Boeck, 2000.
  • 4 « La diégèse est l’univers de l’œuvre, le monde posé par une œuvre d’art qui en représente une part (...)
  • 5 La Walt Disney Company les désigne sous le terme de Magic Kingdom, qui regroupe également les parcs (...)
  • 6 Main Street USA, Fantasyland, Tomorrowland, Aventureland et Frontierland. Ces « contrées » sont des (...)

2Il y a six complexes de « parcs à thèmes » appartenant à la Walt Disney Company1. L’auteur se concentre sur les parcs américains, en s’autorisant parfois quelques analyses comparatives avec Disneyland Paris. Dans la première partie, Thibault Clément s’intéresse aux « procédés et discours des Imachineurs », c’est-à-dire des ingénieurs et scénaristes qui travaillent à Disney Imageneering, le département chargé de la conception à la fois technique, paysagère et narrative des parcs. En s’appuyant notamment sur les théories du récit de John Searle2 et Roger Odin3, il s’agit de montrer qu’il n’est pas abusif de parler de véritable « mise en récit de l’espace » pour Disneyland. D’abord, les parcs Disney opèrent un décentrement, le passage étant ritualisé d’un univers « réel » à un univers fictionnel. Les portes d’entrées du parc, qui s’inspirent de celles des salles de cinéma, avec portiques, caisses et odeur de pop-corn, ont par exemple pour fonction de ménager un espace de passage entre l’univers quotidien et l’espace « diégétique »4 du parc. À l’intérieur des parcs « classiques » d'Anaheim, d’Orlando et de Paris5, la « thématisation » en cinq contrées6 renforce ce « décentrement spatio-temporel » (p. 37). Dans la contrée Aventureland, le visiteur se retrouve non seulement dans un climat tropical, mais aussi au cœur d’une esthétique qui rappelle les années 1920 (la thématique étant celle de la figure de l’explorateur de la première moitié du XXe siècle). Les Imachineurs ne cherchent en réalité pas à représenter un espace « tel qu’il est » mais « tel qu’il devrait être » – dans sa pureté imaginée : le parc n’est pas un substitut à l’avion pour partir en « voyage », il est un substitut au film pour entrer dans une fiction. Cette dimension est particulièrement visible dans Main Street USA, l’artère inspirée de la ville d’enfance de Walt Disney, ville typique du middle-west au début du XXe siècle, en plein optimisme technique. La représentation de cette ville tient cependant moins de la reconstitution « réaliste » que de la reconstruction d’un souvenir fantasmé, tel qu’il est véhiculé par l’idéologie libérale américaine. Selon l’auteur, la « mise en récit » à Disneyland n’est donc pas seulement une construction narrative, elle est aussi une construction morale : les concepteurs des parcs Disneyland cherchent à exprimer une norme, certes fantasmée, mais pourtant assumée comme le modèle de « ce que le monde devrait être ». L’univers diégétique des contrées relève donc aussi de ce que le philosophe John Searle appelle la « référence feinte ». Les Imachineurs « font semblant » de reproduire des lieux ou des époques dépourvus d’existence réelle et, comme tout message de fiction, leur message (la construction, le paysage) porte aussi un « méta-message » pour expliciter ce statut fictionnel. À Disneyland Paris par exemple, l’aspect caricatural de certaines constructions et l’usage de matériaux « qui font toc » viennent rappeler que l’univers Disney n’est pas « la réalité », ni même une tentative de copie de celle-ci.

  • 7 « La fabula reconstitue l’action sous la forme d’une chaîne causale et chronologique d’événements s (...)
  • 8 L’auteur traduit « backstory » par « récit de second plan », mais le terme anglais me semble plus e (...)

3Au-delà du décentrement par la fiction, l’autre caractéristique du récit est la « fabula »7, c’est-à-dire la succession d’événements dans une histoire. À Disneyland, une grande majorité des espaces, des attractions, des boutiques, etc. se construisent ainsi à partir d’une « backstory »8. Ils s’inscrivent non seulement dans un univers diégétique, mais aussi dans un fil narratif qui retrace une « histoire du lieu » : en arrivant dans une attraction ou dans une boutique, les visiteurs entrent in media res dans un récit qui semble avoir déjà commencé et qui ne s’arrête pas pour eux. Les boutiques de Main Street déploient ainsi les backstory de leur propriétaire imaginaire : tel ébéniste a laissé trainer ses outils qui forment la décoration du magasin, tel riche propriétaire (celui de l’Emporium, le plus grand magasin de Main Street) explique le décor victorien de l’extension toute neuve de son magasin par un voyage en Europe qu’il a pu faire grâce à son récent succès. Ces backstory ne sont pas toujours révélées aux spectateurs, elles servent davantage de méthodologie pour les concepteurs du parc.

4Une forme de récit est néanmoins livrée de manière plus claire aux spectateurs, celle qui touche aux attractions. Les Imachineurs distinguent deux types d’attractions : les « dreamers », censés emmener le visiteur dans une promenade « de rêve », et les « screamers », qui proposent des sensations fortes (type montagnes russes). Pour autant, les deux types d’attraction reposent sur une histoire spécifique, sur une fabula, qui suit toujours une structure en trois actes (en référence à La Poétique d’Aristote). Le « dreamer » Pirate of the Carribeans emmène ainsi d’abord les visiteurs dans un acte d’exposition (le « départ ») le long d’une côte tout juste abandonnée par des pirates (ou devine encore les restes de leur repas chaud), avant que la barque de transport ne s’engouffre dans une « grotte aux fantômes » et commence la « traversée », qui continue jusqu’à un troisième acte d’épiphanie, dans une ville qui est envahie par les pirates. À la fin de l’attraction, un (espace-)temps est ménagé pour le « retour », notamment par le passage dans une boutique. Il semble donc que l’espace et le paysage à Disneyland soient effectivement le support d’un récit, tel que la philosophie du langage et la théorie littéraire le définissent.

5Il reste qu’au niveau cognitif, l’espace est porteur de spécificités par rapport au récit linéaire, tel celui du cinéma par exemple. L’analyse de cette spécificité cognitive des parcs Disney constitue la deuxième dimension de l’ouvrage de Thibault Clément. Ainsi, aux dires de l’auteur, « le paysage du parc travaille à déplacer certaines opérations cognitives de la tête de l’usager vers son environnement matériel : il ne lui suffirait plus désormais que de consulter ou de manipuler son environnement pour déterminer la conduite à adopter » (p. 120) afin de profiter des aménités du parc. Les attractions opèrent souvent comme des « prothèses cognitives », chargées d’indiquer aux visiteurs où focaliser leur attention. Dans l’attraction The Haunted Mansion, par exemple, les visiteurs sont placés dans des wagons en rotation qui se retournent parfois jusqu’à 180°, pour leur permettre de découvrir une succession de scènes en différents endroits. La dimension cognitive de Disneyland est aussi parfois dans le registre des valeurs : ainsi, Main Street apparaît comme le support à la fois mémoriel et axiologique d’une histoire fantasmée de l’Amérique. Le souvenir (avec tout ce que cela suppose de reconstruction subjective) est comme déplacé depuis la tête de l’usager vers l’espace du parc.

  • 9 La théorie de l’acteur-réseau est une théorie développée par des sociologues et des anthropologues (...)
  • 10 Dans la plupart des attractions de Disneyland, sont mis en place des dispositifs qui prennent une p (...)

6Nous en venons alors au sujet qui préoccupe l’auteur dans les derniers chapitres de l’ouvrage : les usages sociaux des parcs Disney. L’auteur propose de considérer le parc comme un « dispositif socio-technique ». La théorie de l’acteur-réseau9, qui a introduit ce concept, suggère qu’un objet social (comme Disneyland, ou une société), peut être considéré comme un ensemble d’acteurs aux objectifs identifiés qui rentrent en dialogue et tentent de coordonner leurs objectifs pour éviter un conflit destructeur. L’auteur montre ainsi que, derrière la diversité des modes d’appropriation du parc (par les visiteurs notamment, mais aussi les employés), émerge un consensus général sur le « bon usage » de ce parc. Les Imachineurs, les visiteurs et les employés se mettent ainsi implicitement d’accord pour préserver le statut fictionnel de l’espace. Ils se placent dans un nouveau rapport au monde, qui induit d’accepter de suspendre le doute et de ne plus chercher la référence au réel. Sur les forums de discussion, mais aussi au cœur du parc, on entend ainsi souvent une dénonciation du « mauvais usager » qui vient « briser la magie », par exemple en remettant en question l’existence de Mickey Mouse ou en cherchant à savoir qui se cache sous le déguisement de Robin des Bois. Le parc fonctionne alors comme un « jeu », régulé par des règles arbitraires dont il convient de ne pas d’interroger l’origine. Les usagers n’en deviennent pas pour autant des observateurs scrupuleux du « manuel technique » du parc. Au contraire, les visiteurs comme les employés contournent parfois les règles, ou se les réapproprient. Par exemple, les visiteurs détournent souvent les photographies automatiques qui sont prises dans les attractions10, en mimant par exemple une partie d’échec à un moment qui n’est normalement pas très propice pour cela. Mais un tel usager « braconnier » reconnait toujours Disneyland comme espace-fiction et espace-jeu, car s’il se fait « tricheur » (il contourne les règles), il n’en devient pas pour autant nihiliste, niant l’existence même des règles.

7L’espace d’un compte rendu ne permet pas de restituer la diversité des analyses de Thibault Clément, dont on a donné ici seulement un aperçu. C’est que cet ouvrage parvient à répondre à une double exigence qui touche les études de sciences sociales : une véritable richesse dans la description monographique, qui ravira les fans de Disneyland, et un souci de répondre à une question de recherche plus vaste, celle du rapport possible entre un environnement construit et un récit à transmettre. Dans ce vaste projet, on peut uniquement regretter qu’une place plus importante n’ait pas été donnée aux variations culturelles ou géographiques des parcs, par une analyse comparative incluant des parcs asiatiques, par exemple, d’autant que le tout nouveau parc de Shanghai (juin 2016) est assez novateur.

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Notes

1 On compte : le Disneyland Resort à Anaheim, Californie ; le complexe Disney World à Orlando en Floride ; le Tokyo Disney Resort à Tokyo, Japon ; Disneyland Paris (anciennement Eurodisney) à Paris ; Hong-Kong Disneyland Resort à Hong-Kong ; Shanghai Disney Resort à Shanghai, Chine. Pour plus d’informations : https://fr.wikipedia.org/wiki/Walt_Disney_Parks_and_Resorts#Disneyland_Resort.

2 Searle John, Expression and Meaning: Studies in the Theory of Speech Act, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.

3 Roger Odin, De la fiction, Paris, De Boeck, 2000.

4 « La diégèse est l’univers de l’œuvre, le monde posé par une œuvre d’art qui en représente une partie. [...] Elle peut être cohérente avec elle-même selon d’autres principes que ceux de la nature physique réelle », Sourian Étienne, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990.

5 La Walt Disney Company les désigne sous le terme de Magic Kingdom, qui regroupe également les parcs de Tokyo, de Hong-Kong et de Shanghai : ces parcs sont tous construits selon le même schéma en cinq contrées et ont un grand nombre d’attractions en commun.

6 Main Street USA, Fantasyland, Tomorrowland, Aventureland et Frontierland. Ces « contrées » sont des espaces du parc contenant, outre des ruelles, des attractions, des boutiques et des restaurants centrés sur une thématique.

7 « La fabula reconstitue l’action sous la forme d’une chaîne causale et chronologique d’événements se déroulant dans un espace et à un moment donnés », Bordwell David, Narration in the Fiction Film, Londres, Routledge, 1986.

8 L’auteur traduit « backstory » par « récit de second plan », mais le terme anglais me semble plus explicite.

9 La théorie de l’acteur-réseau est une théorie développée par des sociologues et des anthropologues de l’école des Mines à Paris, et dont les figures marquantes sont notamment Bruno Latour et Michel Callon et Madeleine Akrich.

10 Dans la plupart des attractions de Disneyland, sont mis en place des dispositifs qui prennent une photographie pendant l’attraction (souvent lors d’une descente particulièrement bouleversante), photographie qui est ensuite proposée à l’achat.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Robin Lenoir, « Thibault Clément, Plus vrais que nature. Les parcs Disney ou l’usage de la fiction dans l’espace et le paysage », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 mars 2017, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22526 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22526

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