Jean-François Bert, Une histoire de la fiche érudite
Texte intégral
- 1 Voir notamment Jean-François Bert, L’atelier de Marcel Mauss. Un anthropologue paradoxal, Paris, CN (...)
1Les chercheurs, la nuit venue, rêvent-ils donc en fiches ? La feuille bristol semble l’un de leurs objets les plus familiers : Fernand Braudel en a noircies pour sa thèse plusieurs milliers, Pierre Goubert des dizaines de milliers, Xavier Barbier de Montault plus de 300 000. Loin d’être une simple habitude anodine, cette obsession pour la fiche a profondément structuré la forme et le contenu de la science contemporaine : voici la thèse défendue dans ce petit essai, qui file la réflexion nourrie depuis plusieurs années par Jean-François Bert sur l’histoire des sciences sociales considérées dans leurs pratiques et leur matérialité1. Du fichier de Georges-Louis Lesage aux logiciels de gestion de références les plus contemporains, les sciences humaines se sont construites en conjonction avec cet outil pratique visant à extraire et organiser par réduction l’essentiel d’une source, d’un ouvrage ou d’une thématique. La rédaction de fiches n’est donc pas une activité neutre, routinière et répétitive, mais implique la constitution profonde d’une connaissance. Cet ouvrage se fonde du reste moins sur la fiche elle-même que sur la mise en fiche, dans la mesure où le procédé technique est accompagné d’une pratique particulière du chercheur, dont l’influence est grande sur le contenu même de sa recherche. Il n’entend donc pas narrer platement les étapes de l’évolution technique du fichier, mais considérer de quelle manière ce dispositif spécifique et mouvant a nourri, entre les XVIIIe et XXIe siècles, une certaine forme d’accumulation, de composition et de diffusion du savoir.
2Le plan adopté est en conséquence thématique plutôt que chronologique. Après un bref rappel historique de la genèse (chapitre 1) et des principes fonctionnels (chapitre 2) de ce procédé technique, l’enquête considère socialement les « ficheurs » (chapitre 3) et les débats existants au sujet des « pathologies » de la fiche (chapitre 4), avant de poser un constat sur les évolutions de celle-ci à l’époque la plus contemporaine (chapitre 5). La fin du XVIIIe siècle correspond aux premières tentatives de standardisation du format des notes, auparavant prises aussi bien sur des feuilles volantes que sur des carnets. Plusieurs savants, dont Lesage et Rousseau, ont l’idée d’utiliser le recto de cartes à jouer pour collationner leurs notes de lecture ou recenser les références bibliographiques. L’innovation peut paraître techniquement maigre, mais elle permet de former des catalogues bibliographiques cumulatifs, et forge un nouveau critère de l’écriture érudite : l’accumulation de références. L’instrument se généralise dans les institutions savantes européennes au long du XIXe siècle. Son importance est telle, à la fin de celui-ci, qu’un format international standardisé de la fiche catalographique (125 x 75 mm) est adopté en 1895, contraignant la pratique des chercheurs français accoutumés à des notes plus bavardes.
3Si le format de l’outil devient normé, ses principes et ses fonctions restent tributaires de l’utilisation du « ficheur ». Hippolyte Taine accumule les références, Alphonse Aulard vérifie avec minutie les sources, quand d’autres préfèrent les vertus combinatoires du procédé qui permettent d’organiser, de sélectionner et de diviser un ensemble de données empiriques, et d’autres encore la maïeutique d’une écriture condensée. La mise en fiche trouve en outre au tournant des XIXe et XXe siècles une fonction épistémologique pour l’histoire méthodique. La fiche est le support technique d’une étude historique neuve, visant à déterminer l’authenticité d’une source et à garantir la créance d’une construction historique. Elle est dans ce cadre un fondement du métier d’historien, permettant de croiser, confronter et organiser en ensembles des sources pour en former un récit ; elle est aussi le garant d’une pensée savante qui, avant toute chose, distingue, découpe, puis confronte et lie.
- 2 Lucien Febvre, « Un siège et ses conséquences », Mélanges d’histoire sociale, n° 6, 1944, p. 94-95.
4Un véritable milieu social se forme à la faveur de l’essor de la fiche. Des « grabeleurs », « maçons de la science » (p. 74-75) consacrent leur vie savante à la rédaction de fiches, prétendant compiler et collectionner l’ensemble du savoir par cette coutume austère. La libido sciendi de ces purs érudits est tôt moquée par une nouvelle littérature (Bouvard et Pécuchet de Flaubert, en premier chef), et ciblée par de vives critiques : la volonté formulée par Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos de réduire l’histoire à une collection de textes bien édités est perçue par les historiens des Annales comme « l’une des plus monumentales sottises que le XIXe finissant ait léguées au XXe »2. Ces critiques sont condensées en 1911 dans un pamphlet véhément, L’esprit de la nouvelle Sorbonne. Visant les méthodes bibliographiques de Gustave Lanson et Alphonse Aulard, Langlois et Seignobos soulignent le psittacisme des études en Sorbonne qui consistent à résumer des bibliographies entières avec « l’habileté d’un ouvrier en usine », aux dépens des talents littéraires. Le pamphlet soulève une vive polémique qui divise les institutions parisiennes au sujet de la fiche, dont la Sorbonne et l’École des Chartes sont les vifs défenseurs.
5Si cette aide technique permet aux chercheurs de maîtriser de plus vastes collections de données, elle entraine également des « pathologies » caractéristiques. L’accumulation excessive de fiches finit par couper le savant de tout lien avec le réel, à l’image de Fulgence Tapir, personnage de l’Île aux pingouins d’Anatole France, écrasé par la chute de ses fichiers dans son cabinet de travail. La perte de la mémoire, la carence d’imagination, la perte de temps, sont encore des maux dus à l’usage immodéré de la fiche comme substitut plutôt que comme instrument de la science.
6Paradoxalement, ces critiques semblent plus vivaces après les années 1950, au moment même qui voit l’utilisation de la fiche facilitée et standardisée par de nouveaux procédés techniques, mobilier spécifique ou nouvelles technologies visant à accélérer la rédaction et la consultation. Dans le même temps, les chercheurs entretiennent des fichiers de plus en plus vastes, qui nourrissent notamment l’épistémologie structuraliste en rendant nécessaire une catégorisation stricte des données empiriques. Pour l’auteur, l’informatique n’a cependant pas modifié en fondement la forme et les fonctions de la fiche. Si les logiciels de gestion bibliographique transforment le rapport du chercheur au texte en simplifiant l’accumulation, la fiche de lecture relève, selon l’auteur, de « bidouillages numériques » (p. 122) peu normés et pourtant indispensables à la recherche. La malléabilité fonctionnelle de la fiche résiste donc encore à sa normativité formelle.
7Ce petit livre ne cherche pas l’exhaustivité. Il consiste plutôt en une réflexion sur la construction et l’évolution d’un dispositif d’organisation de la pensée, ainsi que sur son influence fondamentale et inconsciente sur la science contemporaine. Le choix de ce sujet d’actualité doit être salué pour sa pertinence : il trouve un intérêt substantiel avec les mutations profondes que connaît l’outil à la faveur de sa numérisation, qui mettent en cause sa spécificité formelle. La fiche érudite, en tant que système de classification archivistique ou bibliothécaire, tend en effet à devenir exotique pour le jeune chercheur d’aujourd’hui qui n’a jamais fait l’expérience de ces laborieuses recherches en boites à fiches. La fiche érudite devient un objet étrange, dont on peut mesurer l’influence et la force structurante. L’iconographie riche de l’ouvrage met encore en relief cette étrangeté et donne au lecteur une vision claire des évolutions techniques fines des dispositifs de fichage.
- 3 Voir notamment Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, XVIe- (...)
8L’ouvrage s’inscrit dans une historiographie récente qui entend souligner l’importance des pratiques et de la matérialité dans l’élaboration des paradigmes scientifiques3. L’hypothèse directrice du travail de Jean-François Bert est que le travail préparatoire, la pratique du savoir et son élaboration font partie de la pensée, qu’ils la structurent, la forment et la constituent en contenu. L’accent porté sur l’atelier du savant bouleverse une vision spéculative de l’histoire des sciences usuellement fondée sur l’ouvrage achevé comme support et expression de la pensée scientifique. En laissant saisir l’importance de la délégation matérielle et quotidienne de la pensée à ces morceaux de papier bristol, l’auteur souligne que la mise en fiche n’est pas une routine anodine et ascétique, mais creuse une conception de la science fondée sur l’accumulation, sur le référencement strict, et sur un jeu de rebonds du général au particulier. En exhumant les débats suscités par l’outil, il soulève aussi la question de la préservation et du transfert des connaissances, de leur formation à leur mise en écrit.
9À certains égards toutefois, cette thèse générale est plus convaincante en intention qu’en démonstration. L’auteur s’abstient de définir précisément ce qu’est et ce qu’il considère au long de cette étude comme « une fiche ». La nature et les fonctions de cet instrument sont historicisées et placées au cœur de l’interrogation historique, mais il est regrettable que la délimitation méthodologique de l’étude ne soit pas clairement annoncée. Il devient clair au fil de l’enquête que la fiche est d’abord définie par sa standardisation, mais une indistinction demeure : si l’étude traite d’un objet dans sa matérialité, celui-ci semble trop polyfonctionnel pour qu’une définition méthodologique soit négligeable. Cette carence définitionnelle a pour effet de minorer la cohérence des parties et du cheminement logique. Les études de cas de « ficheurs » sont parfois simplement juxtaposées, qui relèvent de définitions et d’usages très différents de la fiche. D’autre part, les bornes géographiques de l’enquête ne sont pas non plus précisées. En intention, l’approche est volontiers transnationale ; en pratique, l’ouvrage considère essentiellement la fiche et les ficheurs français. L’importance de l’érudition allemande dans la constitution de vastes fichiers à la fin du XIXe siècle, d’une grande influence sur les pratiques françaises, aurait par exemple gagné à être soulignée. Ces problèmes tiennent visiblement de la concision formelle de l’ouvrage, et sont probablement dus à une logique éditoriale. Sur un sujet si original, d’une approche si fertile, on attendra avec envie une extension et un développement dans un ouvrage plus vaste, où l’auteur aurait toute la latitude de parcourir les voies entamées dans cet essai.
Notes
1 Voir notamment Jean-François Bert, L’atelier de Marcel Mauss. Un anthropologue paradoxal, Paris, CNRS, 2012 ; Qu’est-ce qu’une archive de chercheur ?, Marseille, OpenEdition Press, coll. « Encyclopédie numérique », 2014.
2 Lucien Febvre, « Un siège et ses conséquences », Mélanges d’histoire sociale, n° 6, 1944, p. 94-95.
3 Voir notamment Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2015.
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Référence électronique
Louis Georges, « Jean-François Bert, Une histoire de la fiche érudite », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 mars 2017, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22525 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22525
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