Laura Odasso, Mixités conjugales. Discrédits, résistances et créativités dans les familles avec un partenaire arabe
Texte intégral
1À travers cet ouvrage, Laura Odasso propose une analyse des trajectoires de familles mixtes franco-marocaines, franco-libanaises, italo-marocaines et italo-jordaniennes. Elle interroge, à partir d’une approche comparative, « l’influence de la construction socio-étatique de l’hétérophobie » (p. 13) à travers l’expérience particulière de la mixité conjugale. Ces travaux s’inscrivent dans un champ de recherche à la fois riche et encore émergent sur la « mixité » qui n’envisage plus les mariages interculturels comme le signe d’une assimilation réussie mais au contraire comme le lieu de rencontre de deux individus inscrits dans des contextes socio-historiques spécifiques. L’auteure aborde la mixité selon trois variables : la citoyenneté/nationalité, l’origine ethnico-culturelle et l’affiliation religieuse. Elle mobilise aussi d’autres catégories transversales, telles que le genre, l’âge, la classe, le capital économique et le capital culturel. Tous ces éléments nuancent les résultats de l’analyse mais ils mettent en lumière néanmoins une stigmatisation partagée. À la lecture du titre, le terme « arabe » peut surprendre – et les individus interrogés ne se définissent d’ailleurs pas ainsi – mais « leur provenance géographique conduit les “Autres” à les appeler “arabes” » (p. 149) et, dans cette catégorisation, apparaissent en creux les dynamiques de production de l’altérité que l’auteure s’attache à révéler au fil de son livre. Elle parle de « rapports de racisation » et explique que « si la race n’existe pas, les effets de la raci(ali)sation, eux, existent bien ; les individus rencontrés en témoignent » (p. 21). Elle mobilise ainsi tout au long de son propos le concept goffmanien des stigmates tribaux (nationalité, « race », religion) pour analyser leurs effets sur les couples et leur transmissibilité à leur descendance.
- 1 Streiff-Fenart Jocelyne, Les couples franco-maghrébins en France, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiq (...)
2L’auteure s’appuie sur un matériau empirique abondant constitué en premier lieu par les récits de vie de quarante-cinq couples (10 couples italo-marocains et 10 couples italo-jordaniens résidant en Vénétie, 14 couples franco-marocains et 11 couples franco-libanais situés en Alsace). Mais travailler sur la mixité matrimoniale et familiale nécessite pour Laura Odasso une approche interdisciplinaire ; elle adopte pour cela une démarche globale socio-anthropologique mêlant l’histoire, la géographie mais aussi le droit et la linguistique. Nous pénétrons ainsi dans l’histoire personnelle et familiale de ces couples, réinscrite dans une histoire nationale et internationale sans laquelle il est impossible de saisir le caractère construit de la stigmatisation vis-à-vis de la mixité et de cette mixité en particulier. Ces couples se sont formés entre 1975 et aujourd’hui, et l’un des partenaires s’est déplacé dans le pays de destination (la France ou l’Italie) pour des raisons d’études, de travail ou par amour. À partir des trajectoires des acteurs et actrices, Laura Odasso nous permet d’accéder au quotidien de la mixité conjugale ; ce travail actualise un ouvrage de Jocelyne Streiff-Fenart paru en 1989 : Les couples franco-maghrébins en France1. Non seulement l’auteure s’intéresse à des populations jusque-là encore peu étudiées dans le champ de la mixité conjugale, à savoir les individus jordaniens et libanais, mais elle montre aussi à quel point la situation des conjoints d’origine étrangère, et a fortiori d’origine dite « arabe », s’est dégradée du point de vue législatif et administratif, et par extension dans l’opinion publique.
3Le propos de l’auteure est découpé en trois grandes parties. La première constitue une recherche fouillée sur les lois et les pratiques administratives de la France et de l’Italie à l’encontre des couples binationaux. Si l’évolution du contrôle migratoire, et par là même des mariages binationaux, apparait moins drastique en Italie, on assiste en France à « l’augmentation d’une xénophobie gouvernementale qui rappelle un racisme institutionnel oscillant entre protection, voire paternalisme, et méfiance envers les citoyens français même » (p. 137). À travers l’évolution des différents régimes migratoires, Laura Odasso montre comment, en France, les couples sont devenus suspects tandis que les agents de l’État acquièrent un pouvoir discrétionnaire de plus en plus important. La discrimination ne s’arrête cependant pas aux frontières européennes, elle opère aussi dans les pays d’origine. Les femmes jordaniennes et libanaises par exemple, ne peuvent transmettre leur nationalité à leurs enfants, contrairement aux hommes : se marier hors du groupe reste une pratique qui est plus sanctionnée pour les femmes. L’auteure développe également un propos autour de la hiérarchie des nationalités, qui met puissamment en exergue les rapports de domination internationaux, mais on regrette que cet aspect ne soit pas questionné davantage quant à ses conséquences sur les rapports de pouvoir au sein du couple.
4La seconde partie s’attache à montrer comment, notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001, la situation des migrants en provenance d’un pays « arabe » s’est dégradée entrainant un « regard méfiant envers “l’homme musulman” », symbolisé par la médiatisation de la figure du « sleeper, citoyen ordinaire qui pourra, à tout moment, commettre un acte dangereux pour la sécurité de la communauté nationale » (p. 219). L’approche comparative inscrit également les couples dans des zones géographiques où la montée du nationalisme est particulièrement forte (Ligue du Nord en Italie et Front national au France) et elle a des répercussions directes au sein du microcosme conjugal. En effet, « la vie des couples et des familles mixtes est influencée par les grandes thématiques actuelles : politiques migratoires, islamophobie et toutes formes subtiles de racisme systémique, cachées ou manifestes » (p. 149). Une double migration s’opère : la première est spatiale et géographique, pour le partenaire migrant, et la seconde est définie par l’auteure comme une « migration intérieure et de contact ». Ainsi, les conjoints français ou italiens partagent avec leur conjoint étranger les différentes étapes et obstacles liés à la nationalité et/ou la citoyenneté autant qu’à l’origine ethnico-culturelle et à l’affiliation religieuse. Les partenaires deviennent ainsi des « initiés » et vivent dans leur chair ce que leur conjoint subit, de même qu’ils acquièrent un statut d’étranger dans leur propre pays du fait de la stigmatisation de leur choix matrimonial : « cette expérience amène le conjoint qui n’a jamais migré physiquement à vivre, au plus profond de lui-même, la situation de l’étranger » (p. 296).
5Enfin, dans une dernière partie, l’auteure donne la parole aux enfants de ces couples mixtes et interroge la transmission familiale de la nationalité, de la religion et du sentiment d’appartenance. Elle mobilise deux notions pour analyser ces parcours, la notion de « racines » pour envisager la transmission des stigmates et la notion de « routes » empruntées par ces jeunes pour se construire en faisant avec les stigmates. Il ressort que même si la transmission des stigmates tribaux existe de manière plus ou moins marquée, ils construisent également « de manière autonome les composantes multiples de leur identité » (p. 301).
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6C’est lorsqu’une relation conjugale « conclue entre des personnes appartenant à des religions, à des ethnies ou à des “races” différentes provoque une réaction dans l’environnement social »2 des partenaires que l’on parle de couple « mixte », estime l’auteure (p. 16). Ces réactions sont précisément celles qu’analyse Laura Odasso et qui se manifestent dans toutes les strates de la société. Le récit des couples est distillé tout au long de l’ouvrage et donne à voir les résistances et la créativité mises en œuvre pour « vivre mariés en tant que citoyens de plein droit, dans une société mixte de fait » tandis que « l’espace public entre avec force dans l’intimité des couples mixtes » (p. 297). On observe les nouveaux enjeux et difficultés auxquels sont confrontés aujourd’hui les couples binationaux, particulièrement lorsqu’ils impliquent un partenaire « arabe ». L’auteure met en lumière la diversité des stratégies adoptées par ces couples pour y faire face, allant de la normalisation à l’engagement associatif.
7Cet ouvrage souhaite se positionner au croisement d’une sociologie du discrédit et d’une sociologie de la mixité, laquelle dépasserait la séparation qui existe entre la sociologie de la famille et celle de la migration. L’objectif est ambitieux et, comme le rappelle l’auteure, si le couple mixte est un « exemple parfait de “fait social total” », en aborder tous les aspects en un seul ouvrage est difficile. Ainsi, les sociologies du discrédit et de la migration l’emportent sur celles de la famille et du couple, et l’on aimerait mieux connaître l’impact de la stigmatisation sur les interactions conjugales, sur la reconfiguration des rapports de pouvoir au sein du couple et sur la transformation des individus par la « migration intérieure et de contact ». Ces éléments apparaissent bien sûr en filigrane tout au long de l’ouvrage mais ne font pas l’objet d’une partie dédiée. Une annexe reprenant les caractéristiques sociales des individus, le moyen et l’année de leur rencontre aurait également été bienvenue pour plus facilement cerner la population étudiée. Laura Odasso signe en tout cas un ouvrage approfondi qui se positionne en faveur de la mixité – au sens large du terme – comme moteur de changement et nous invite à poursuivre le développement de ce champ de recherche.
Notes
1 Streiff-Fenart Jocelyne, Les couples franco-maghrébins en France, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1989.
2 Bensimon Doris et Lautman Françoise, « Quelques aspects théoriques des recherches concernant les mariages mixtes », Ethnies, n° 4, 1974, p. 20.
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Référence électronique
Laure Sizaire, « Laura Odasso, Mixités conjugales. Discrédits, résistances et créativités dans les familles avec un partenaire arabe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 février 2017, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22385 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22385
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