Bernard Traimond, Qu’est-ce que l’ethnopragmatique ?
Texte intégral
- 1 Alessandro Duranti, From Grammar to Politics. Linguistic Anthropology in a Western Samoan Village, (...)
- 2 Cliff Goddard, « The Natural Semantic Metalanguage Approach », in Bernd Heine et Heiko Narrog (dir. (...)
- 3 Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, Toulouse, Anarchasis, 2011.
1Pour celui qui veut entrer dans l’univers de l’anthropologie culturelle, l’ouvrage de Bernard Traimond est idéal car il plonge le lecteur in medias res dans les difficultés de la pratique et les interrogations théoriques qui en découlent. L’auteur met bien volontiers à profit son expérience pour situer et définir rigoureusement le champ de l’ethnopragmatique, qui croise la pragmatique du langage et l’anthropologie. Ce champ est apparu au début des années 1990 avec notamment l’ouvrage d’Alessandro Duranti1 : le principe de l’ethnopragmatique est d’enregistrer des conversations pour analyser ce qu’elles révèlent du milieu dans lequel elles ont lieu. Il existe bel et bien une approche anthropologique du langage sur laquelle se fonde la démarche ethnopragmatique. Cliff Goddard, représentant le pôle australien de la discipline, a pour sa part davantage travaillé sur les métalangages régissant les modes conversationnels2. Le pôle français s’est structuré quant à lui à Bordeaux, avec en particulier les travaux de Bernard Traimond et d’Éric Chauvier3 qui ont permis de poser les défis épistémologiques d’une telle discipline qui passe avant tout par la remise en question des objets classiques de l’anthropologie. C’est pourquoi l’ouvrage de Bernard Traimond est salutaire en ce qu’il permet d’appliquer la méthode ethnopragmatique à de multiples objets possibles. « Ainsi sont apparus depuis quelques années de nouveaux objets, le tourisme, les entreprises, les laboratoires, les tribunaux, le militantisme, la vie de couple, les usages linguistiques, le vol, les relations familiales sans oublier les pratiques politiques ou religieuses (évidemment étudiées à l’échelle microscopique à partir des sources de première main…). Toutes ces recherches reposent sur des enquêtes circonstanciées et l’explicitation des propos des personnes étudiées », résume l’auteur (p. 34).
2La tâche la plus compliquée pour l’anthropologue consiste, au même titre que d’autres disciplines de sciences sociales, à éviter le biais d’un accès filtré à la conversation ordinaire. Pour un anthropologue, cet accès au plus simple est paradoxalement la chose la plus compliquée. « Romanciers et chercheurs s’engouffrent dans la brèche entre l’écrit et la “vie”, mais pour atténuer l’inéluctable rupture entre les pratiques et le discours, ils n’ont pas les mêmes libertés et contraintes » (p. 21). Qu’est-ce que l’ordinaire si ce n’est ce qui permet de régler une communauté de langage ? Nous parlons de choses ordinaires et validons d’emblée des règles conversationnelles. C’est le fonctionnement de ce régime conversationnel qui intéresse le chercheur en ethnopragmatique. L’échange de données banales est fonctionnellement intéressant puisqu’il sert de base pour communiquer d’autres perceptions d’événements. Chaque locuteur s’adapte à ces normes conversationnelles pour les faire évoluer et faire en sorte que ce cadre fonctionne pour d’autres sujets de conversation. « Non seulement nous racontons ce que nous avons fait, vu et entendu mais nous voulons que notre lecteur participe à nos émotions, au souvenir de nos expériences : une fois encore la communication – les conventions partagées – l’emporte sur le “réalisme” » (p. 22).
- 4 Carmelo Lisón Tolosana, La Santa compaña. Fantasias reales, Realidades fantasticas. Madrid, Akal, 1 (...)
- 5 François Zumbiehl, Le discours de la corrida, Lagrasse, Verdier, 2008.
3Il n’existe pas de vérité unique sur un phénomène, mais bien des points de vue, le problème étant que les chercheurs sont aveuglés par leurs propres catégories. En d’autres termes, il s’agit de retrouver dans le discours des premiers acteurs concernés par la manière dont ils envisagent leur pratique. « Avec l’ethnopragmatique, le réel n’apparaît que sous la forme langagière pour se constituer dans et par son analyse. […] nous pouvons rester ainsi au sein du langage sans pour cela avoir à oublier ou à nier le monde dans lequel il se déploie, sans empêcher les pratiques d’apparaître “verbalisées” par les mots » (p. 39). Cela étant, le rituel de l’enregistrement contraint la pratique, notamment pour les entretiens structurés ou semi-structurés, lorsque les personnes interviewées décrivent et analysent leur propre pratique. L’ouvrage de Bernard Traimond aligne alors neuf paradigmes ethnopragmatiques autour de la relation entre chercheur et témoin (continuité entre discours naturel et discours sérieux, pluralité des points de vue, interaction, sources de première main, critique des sources, micro-analyse, de l’enquête à l’écriture, histoire et non intrigue, mouvement et non-état) sans que les modalités soient nettement définies. La méthode ethnopragmatique interroge des processus à l’œuvre en évitant de plaquer des schémas de causalité. Elle permet in fine de reconstruire des séquences ex post pour comprendre la logique des acteurs. L’ouvrage montre que cette méthode n’en est finalement qu’à ses balbutiements, même si beaucoup de chercheurs ont été ethnopragmatiques sans le savoir. Le problème principal demeure pour ce champ le statut du discours rapporté pour savoir comment le chercheur se positionne par rapport à ce qu´il raconte et notamment par rapport aux témoins. Faut-il oublier la parole transcrite pour l’insérer dans un style indirect, ou au contraire raccourcir des incises en style direct ? Le chercheur ethnopragmatique se trouve en proie aux mêmes dilemmes que le romancier par rapport à ses personnages. Comment retranscrire un entretien sans y ajouter d’emblée une grille d’analyse ? Bernard Traimond souhaiterait que l’on puisse dépasser l’ethnopragmatique, sans pour autant proposer de pistes tangibles. En l’occurrence, le livre s’achève sur six cas d’études ethnopragmatiques mettant en scène des protocoles de recueil de la parole de témoins qui permettent de décrire ces derniers et de les réinscrire dans leur univers imaginaire. Bernard Traimond s’appuie entre autres sur l’ouvrage de Carmelo Lisón Tolosana4 qui étudie précisément un rituel, la compaña qui est la « procession des âmes qui quittent le cimetière pour aller devant la maison du prochain défunt » (p. 74), pratique que l’on trouve notamment en Galice. Carmelo Lisón Tolosana recueille les récits des témoins de ces pratiques et travaille sur l’histoire des croyances surnaturelles pour comprendre les motivations des personnes qui croient à ces récits. Il se pose la question de la mise en récit, du statut du narrateur et du locuteur. L’ouvrage de François Zumbiehl s’inscrit dans la même perspective qui est de reconstruire un univers à partir de témoignages5. Ainsi, dans ce cas analysé par Zumbiehl, travailler sur le discours de la corrida permet d’analyser l’univers mental du toréro.
4L’objectif de l’ouvrage de Bernard Traimond est de montrer que la méthode ethnopragmatique est raisonnable pour comprendre et analyser des phénomènes sociaux. En même temps, le lecteur se demande si d’autres méthodes ne sont pas solubles dans l’ethnopragmatique. Est-ce que les méthodes inductives traditionnelles ne sont pas en elles-mêmes ethnopragmatiques puisque l’on décrit avant d’analyser ? La recherche académique favorise au contraire les dispositifs hypothético-déductifs et gagnerait à réinstaurer un accès aux mondes par l’enregistrement systématique de témoignages. Il aurait été cependant intéressant de proposer des visions critiquant les insuffisances voire les manques de cette méthode ethnopragmatique. Peut-être que le champ est encore trop récent pour pouvoir être investi par de réelles controverses scientifiques.
Notes
1 Alessandro Duranti, From Grammar to Politics. Linguistic Anthropology in a Western Samoan Village, Berkeley, University of California Press, 1994.
2 Cliff Goddard, « The Natural Semantic Metalanguage Approach », in Bernd Heine et Heiko Narrog (dir.), The Oxford Handbook of Linguistic Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 459-484.
3 Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, Toulouse, Anarchasis, 2011.
4 Carmelo Lisón Tolosana, La Santa compaña. Fantasias reales, Realidades fantasticas. Madrid, Akal, 1998.
5 François Zumbiehl, Le discours de la corrida, Lagrasse, Verdier, 2008.
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Référence électronique
Christophe Premat, « Bernard Traimond, Qu’est-ce que l’ethnopragmatique ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 février 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22360 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22360
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