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Abdelhafid Hammouche, Gilbert Meynier, Roland Pferfferkorn (dir.), « Colonial, postcolonial, décolonial », Raison Présente, n° 199, 2016

Manon Domenech
Colonial, postcolonial, décolonial
Abdelhafid Hammouche, Gilbert Meynier, Roland Pfefferkorn (dir.), « Colonial, postcolonial, décolonial », Raison présente, n° 199, 3e trimestre 2016, 144 p., Paris, Nouvelles éditions rationalistes, ISSN : 244.154.
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Texte intégral

1Étudier l’impact et les conséquences multiples de la colonisation sur les savoirs et les contextes nationaux implique d’interroger à la fois le rapport des sciences sociales avec la question coloniale, et la manière dont cette question est traitée et intégrée dans les historiographies. C’est l’objectif de ce 199e numéro de Raison Présente, coordonné par Abdelhafid Hammouche, Gilbert Meynier et Roland Pferfferkorn, portant sur le champ des études postcoloniales. Rassemblant dix articles, le dossier détaille dans un premier temps les débats postcoloniaux présents en Allemagne et en Italie, à travers les articles d’Élise Pape et Antonio Morone, ainsi que l’impact du colonialisme français en Indochine et en Algérie. Deux contributions se focalisent ensuite sur le poids du passé colonial en Algérie (Gilbert Meynier) et le traitement historique de la bataille de Dien Bien Phu (Alain Ruscio). La seconde moitié du numéro rassemble quatre contributions mettant en lumière les rapports complexes entre la colonisation et l’émergence d’interrogations critiques de la part des sciences humaines ; le débat est clôturé par les propos de Claude Bourguignon et Philippe Colin concernant les théories postcoloniales, et le portrait de l’actuel président philippin réalisé par Jean-Noël Sanchez.

2L’ensemble du numéro propose dans un premier temps un état des lieux des principaux fondateurs des études postcoloniales : la plupart des articles soulignent les travaux d’Edward Saïd et de Frantz Fanon, mais certains se penchent également sur les recherches de Pierre Bourdieu dans l’Algérie des années 1950 et sur des études ethnologiques et anthropologiques. Jean Copans prend comme point de départ les travaux des ethnologues Michel Leiris et Georges Balandier dans les années 1950, ce dernier étant considéré comme « l’inventeur » de la notion de situation coloniale. Son approche correspond cependant plus à une analyse globale des sociétés en situation coloniale ainsi que des dynamiques et résistances qui les traversent, qu’à une analyse de la situation coloniale comme véritable objet d’étude empirique.

  • 1 Saïd Edward, L’Orientalisme, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005 [1978]  (...)

3L’article d’Abdelhafid Hammouche, « Penser les dominations dans le contexte colonial » met en parallèle trois ouvrages : L’Orientalisme d’Edward Saïd (1978), Peau noires, Masques blancs, de Frantz Fanon (1952) et Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles de Pierre Bourdieu (1977)1, ayant tous trois l’objectif politique et épistémologique de se dégager du « colonial ». L’originalité de l’approche de Frantz Fanon réside en effet dans la double analyse de l’environnement politique et de la participation cognitive du colonisé à sa propre domination. Fanon met ainsi en lumière le positionnement du colonisé comme aliéné par un système colonial qui le nie, tout en démontrant la subjectivation des rapports et la pénétration de la domination dans la production de savoirs, qui implique que « le dominé pense sa situation avec des catégories qui l’enferment dans sa soumission », estime Hammouche (p. 89). Les recherches moins connues de Frantz Fanon sur l’ethnopsychiatrie coloniale, détaillées par l’article de Magali Bessone, sont également des éléments constitutifs de ses réflexions sur l’aliénation : projetant un modèle universaliste et eurocentré de l’individu sain, et fournissant des justifications scientifiques (comparaison d’encéphalogrammes, etc.) aux théories racistes de construction et de hiérarchisation des « races », l’ethnopsychiatrie est l’une des incarnations idéologiques de la domination coloniale.

4Évoquant dans un second temps les travaux de Pierre Bourdieu dans les années 1960, l’article d’Hammouche souligne la volonté du sociologue d’examiner la « déstructuration générée par le système colonial, et ses effets sur les colonisés » (p. 87), et analyse la complexité des rapports sociaux et les traces de l’héritage colonial au sein de la société algérienne. Enfin, LOrientalisme d’Edward Saïd est l’ouvrage généralement considéré comme acte de naissance des postcolonial studies : remettant en question le fondement des études sur les sociétés dites orientales, le théoricien envisage l’Orient comme une notion construite par l’Occident (qui lui-même n’existe qu’en relation avec cet Orient imaginé) pour nourrir l’idéologie coloniale et justifier la colonisation. Le point de vue de celui qui étudie « l’Autre » relève d’un rapport de pouvoir sur ce dernier, qu’on l’on crée en le définissant.

5Enfin, le courant décolonial, pensée basée sur l’analyse de la colonialité comme symptomatique des procédés de domination du Nord global, rassemble aujourd’hui un réseau de chercheurs du Nord et du Sud : le philosophe Enrique Dussel et les sociologues Edgardo Lander et Anibal Quijano (à l’origine du concept de « colonialité du pouvoir ») constituent notamment cette « communauté d’interprétation ».

6Sur l’ensemble de ces travaux fondateurs, se développe un courant d’études postcoloniales s’attachant à réécrire et re-contextualiser les récits nationaux en analysant les impacts des situations coloniales sur les pays anciennement colonisés comme sur les pays colonisateurs, et faisant également un travail épistémologique de décolonisation des savoirs.

7L’un des procédés majeurs des études postcoloniales consiste à rendre visible les histoires coloniales et à intégrer l’impact des colonisations sur l’ensemble des contextes nationaux : le premier travail politique des études postcoloniales est donc la contextualisation, la complexification et la réécriture des récits nationaux. Élise Pape évoque ainsi l’impact des débats postcoloniaux en Allemagne, qui viennent remettre en cause le caractère marginal attribué au passé colonial allemand. Ces débats se concentrent autour du génocide des Hétéros et des Namas en 1904 en Namibie, colonie allemande, et avancent l’idée d’une continuité entre ce moment colonial et la Shoah, justifiée par la pérennité des acteurs pour ces deux moments et par une analyse du XXe siècle dans son ensemble comme période de légitimation de la construction de « races ». De même, l’augmentation des études sur le colonialisme italien, significative depuis le début des années 2000, se démarque aujourd’hui de la majorité de l’historiographie assez neutre concernant le colonialisme italien : les études plus récentes ont adopté une approche postcoloniale et exploré plus profondément les rapports entre métropoles et colonies. Afin de porter un regard plus symétrique sur ces situations coloniales, il est capital de prendre en compte toutes les mémoires, ce qui permet de reconsidérer la centralité de certains moments ou figures historiques (la conférence de Berlin en 1884 pour le cas allemand, par exemple).

8Le second procédé majeur des études postcoloniales s’attache à effectuer un travail épistémologique de décolonisation des savoirs et de contextualisation des savoirs légitimes dominants, notamment produits par les sciences humaines du XXe siècle : histoire, sociologie, ethnologie, ethnopsychiatrie.... Alain Ruscio, évoquant l’impact de la bataille de Dien Bien Phu en 1954, souligne par exemple le silence de l’historiographie française sur la partie indochinoise du récit historique. S’intéressant aux travaux de Frantz Fanon, Magali Bessone évoque pour sa part un travail de déconstruction des savoirs ethnopsychiatriques par le théoricien, et sa critique virulente de la politique psychiatrique française dans la situation coloniale des années 1950. Fanon dénonce ainsi l’entreprise de justification et de légitimation de l’idéologie coloniale par la production de savoirs psychiatriques cherchant à justifier l’idéologie raciale et culturelle des colons.

9Nous nous attardons en dernier sur les travaux des études décoloniales, principalement développés en Amérique latine, qui ne peuvent pas être résumés à un dérivé « régional » des études postcoloniales. Les théories décoloniales incarnent en effet une seconde voie et abordent la colonialité comme le symptôme d’une hégémonie structurelle du Nord global, et non comme les traces actuelles d’une violence originelle que serait la colonisation. Ce système-monde constitue, selon le sociologue Ramon Grosfoguel, un « système civilisateur fondé sur une conception coloniale » (cité p. 102), et s’est construit sur un récit moderniste prenant son origine lors de la conquête de l’Amérique, en 1492. L’enjeu colossal pour sortir de cette hégémonique totale des pouvoirs et des savoirs serait de construire un projet transmoderne extérieur, à partir du point de vue de l’altérité.

10De cet essor des études postcoloniales, des espaces de discussion et des positions défendues par les chercheurs s’inscrivant dans le champ d’étude, il ressort ainsi un défi épistémologique majeur, celui d’élaborer une histoire et des savoirs intégrant les points de vue des sociétés et individus altérisés, en analysant l’ensemble des effets des colonisations, ou en recréant un savoir exogène et « transmoderne ».

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Notes

1 Saïd Edward, L’Orientalisme, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005 [1978] ; Fanon Frantz, Peaux noires, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Esprit », 1952 ; Bourdieu Pierre, Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1977.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Manon Domenech, « Abdelhafid Hammouche, Gilbert Meynier, Roland Pferfferkorn (dir.), « Colonial, postcolonial, décolonial », Raison Présente, n° 199, 2016 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 février 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22310 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22310

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Lieu

Allemagne

Italie

Algérie

Vietnam

Afrique

Maghreb

France

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Rédacteur

Manon Domenech

Diplômée du master « Conflits et développement » de l’IEP de Lille et du master de recherche en sociologie/anthropologie, « Genre, changement politique et social » de l’Université Paris-Diderot.

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Droits d’auteur

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