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Deirdre McCloskey, Les péchés secrets de la science économique

Guillaume Arnould
Les péchés secrets de la science économique
Deirdre McCloskey, Les péchés secrets de la science économique, Genève, Markus Haller, coll. « Échanges », 2017, 109 p., ISBN : 9782940427291.
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Texte intégral

  • 1 Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, Paris, Flammarion, 2016.
  • 2 Milton Friedman, Essais d’économie positive, Paris, Litec, 1995.
  • 3 Edmond Malinvaud, Voies de la recherche macroéconomique, Paris, Odile Jacob, 1991.

1Voilà clairement un ouvrage à mettre entre les mains de toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à l’économie. Pour l’enseignant ou le chercheur qui se pose des questions épistémologiques comme pour le lecteur curieux, interloqué par la récente « querelle des méthodes » qui a suivi la publication de l’essai des économistes Pierre Cahuc et André Zylberberg1, cette réflexion sur la manière dont se construit le savoir dans la « science lugubre » est particulièrement stimulante et à-propos. Trop rares sont en effet les livres qui savent aborder de manière simple et claire les fondements méthodologiques de la science économique. Cette tradition, portée par des grands auteurs tels que Milton Friedman2 pour le monde anglo-saxon et Edmond Malinvaud3 pour le monde francophone, semble ne plus avoir cours, comme si les questions épistémologiques avaient été tranchées définitivement en économie, alors qu’en sociologie, par exemple, elles font toujours débat.

  • 4 Traduit dans Ludovic Frobert, « Si vous êtes malins... ». McCloskey et la rhétorique des économiste (...)

2Au-delà de l’intérêt évident que présente cet ouvrage sur le plan méthodologique, c’est autant la personnalité de son auteure que la forme de l’essai qui justifient sa lecture. Deirdre McCloskey est une spécialiste de l’histoire économique et fait partie des économistes qui en ont renouvelé radicalement la méthodologie. Elle a popularisé cette « nouvelle histoire économique » qui mobilise des modèles quantitatifs et statistiques pour étudier les phénomènes historiques (en particulier la croissance économique dans la Grande-Bretagne de la fin du XIXe siècle). Si elle a enseigné à l’université de Chicago, temple de l’économie néo-classique où la méthodologie dominante repose sur la théorie des choix rationnels, dont l’auteure est une représentante, Deirdre McCloskey a gardé une position critique. En effet, elle est la première à dénoncer la tendance de ses collègues économistes à adopter une démarche qu’elle qualifie de « modernisme », soit une tendance au scientisme de l’économie basée sur un formalisme mathématique de plus en plus élaboré. Dès 1983 dans un article du Journal of Economic Literature4, puis dans un livre en 1985, McCloskey met en avant le caractère rhétorique de la science économique dans laquelle les capacités de conviction des interlocuteurs sont au moins aussi importantes que la rigueur de leurs modèles.

3Dans Les péchés secrets de la science économique, McCloskey prolonge son analyse dans un style percutant et très drôle sur une petite centaine de pages. Ce style est notamment marqué par l’utilisation d’un vocabulaire religieux moralisateur pour mettre en valeur une science « impie » vue de l’extérieur : par ce biais, l’auteure montre bien la difficulté de questionner de l’intérieur le caractère scientifique de sa discipline. Dès l’introduction, sont rejetés dos à dos ceux qui considèrent que l’économie ne peut être que mathématique et ceux qui ne la voient que comme une forme de littérature. Trois approches, qui sont souvent pointées comme responsables de la dérive scientiste de l’analyse économique, sont passées en revue : la quantification, les mathématiques et le libéralisme. Pour McCloskey, ces approches ne sont pas des « péchés » de l’économie, mais plutôt des « vertus ».

  • 5 Paul Samuelson, Les fondements de l’analyse économique, Paris, Gauthier-Villars, 1965.

4L’auteure indique ainsi que la quantification n’est pas en soi un problème en économie puisque l’analyse économique repose essentiellement sur des données statistiques. Disposer de chiffres permet de comprendre certains phénomènes (démographiques, par exemple) et de les éclairer. Les questions naissent dans l’usage qui peut en être fait, et nous retrouvons ici des problématiques dorénavant classiques de la sociologie des sciences ou de la quantification. De même, ce ne sont pas les mathématiques qui constitueraient un « péché » de nature à fausser le raisonnement économique ! Le raisonnement mathématique qui s’est généralisé dans la théorie économique à partir de la fin du XIXe siècle relève d’un pur exercice de spéculation philosophique, déconnecté justement de la question de la quantification. L’auteure évoque ici les travaux de Paul Samuelson5, un des grands auteurs de la science économique moderne, et le présente comme l’incarnation de cette utilisation des mathématiques dans la discipline : formuler des hypothèses et y associer des conclusions selon une démarche purement déductive (maximisation de l’utilité, modèles à génération imbriquée...). Cette approche n’est pas condamnable en soi et a produit des raisonnements logiques, elle n’a simplement pas tenu compte des données nécessaires pour confronter les théories à la réalité. La dernière vertu, c’est le libéralisme, le libre-échange. Le « culte » de la création de richesses découle d’un mouvement d’idée historique qui a apporté des réponses à des problèmes sociaux. Ce que la liberté a apporté est à comparer, selon l’auteure, aux conséquences du protectionnisme. Elle cite pour exemple la dizaine de milliers de personnes exécutées en France au XVIIIe siècle pour avoir commis le crime d’importer de la toile de calicot imprimée.

5Sur un ton provocateur, en confrontant les points de vue, McCloskey considère que le fond du sujet reste de nature rhétorique. Ainsi, elle dénonce le fait que les économistes accueillent naturellement les arguments statistiques sans questionner leur vocation de conviction. L’auteure montre aussi que les mathématiques ne peuvent exprimer qu’un raisonnement purement spéculatif, valable théoriquement, mais sans offrir la possibilité de le vérifier empiriquement. Enfin, elle considère que le libéralisme découle plus de la foi de ceux qui y croient que d’une certitude scientifique rigoureusement établie.

  • 6 Theodore Schultz, Transforming Traditional Agriculture, New Haven, Yale University Press, 1964
  • 7 Robert Fogel & Stanley Engerman, Time On The Cross: The Economics Of American Negro Slavery, New Yo (...)

6Passée l’étude de ces vertus, McCloskey aborde les « péchés véniels aisément pardonnés » pour justifier la démarche retenue par l’approche traditionnelle en économie, qui repose sur l’utilisation du calcul. Faire des humains des machines à calculer relève, selon l’auteure, d’un « Principe de Précaution » ou de « Prudence ». En économie, on peut en effet décrire la manière dont les individus attribuent un coût ou un bénéfice à des choses aussi variées qu’avoir un enfant, commettre un meurtre ou divorcer. Cette approche réductrice des individus n’est en rien exclusive de la « Solidarité », que McCloskey définit comme la prise en compte des facteurs moraux qui éclairent les décisions. Ce qui pose un problème méthodologique, c’est une analyse qui ne reposerait que sur l’une ou l’autre dimension (purement calculatoire ou exclusivement sociale). L’auteure s’appuie sur l’exemple de travaux de recherche sur le développement de l’agriculture6 ou sur l’esclavage7 qui, en abordant des sujets aux frontières de l’analyse économique traditionnelle, ont mobilisé les deux dimensions à la fois et constituent à présent des analyses classiques de ces phénomènes. McCloskey rappelle ainsi que la sortie de la pauvreté du monde paysan ou la fin du système esclavagiste aux États-Unis ont découlé d’une combinaison de facteurs économiques (les prix, les coûts de production ou d’exploitation) et sociologiques (éducation des femmes, force du sentiment religieux) que l’on ne pouvait isoler.

7La troisième partie du livre traite de difficultés méthodologiques rencontrées couramment par les auteurs, en sciences économiques notamment mais aussi dans d’autres sciences sociales : la difficulté pour les chercheurs d’envisager une confrontation entre les théories et leur terrain d’application ; l’ignorance historique des faits ou des théories précédemment énoncées ; le manque d’ouverture vers les autres savoirs... Le constat est sévère : les économistes n’ont finalement qu’une « vision scolaire » de la philosophie des sciences ou de la philosophie morale, et ils omettent trop souvent les variables de contrôle qui relativisent la portée de leurs analyses, ou tout simplement la dimension éthique de leurs préconisations.

8McCloskey dénonce encore « l’arrogance » des économistes qui considèrent avec mépris les questions épistémologiques. Mais c’est la dernière partie de l’ouvrage qui porte la véritable charge contre les faiblesses méthodologiques des sciences économiques : l’auteure affirme en effet que toute analyse du réel doit à la fois observer et théoriser. Selon elle, la séparation entre économie théorique d’une part et validation empirique par l’économétrie d’autre part n’est pas fondée épistémologiquement. Bien que les deux démarches (observation pure et théorisation pure) puissent produire des connaissances, McCloskey considère que c’est cette division traditionnelle du travail en économie qui n’est pas acceptable. Les théories économiques mathématiques s’inscrivant dans la suite des travaux de Paul Samuelson ne permettent pas de mesurer les effets réels des causalités qui sont identifiées. L’image évoquée par l’auteure est savoureuse : faire une théorie sans tenir compte de la pertinence des données qui permettent d’en vérifier la validité « revient à s’en tenir à la conclusion qu’oublier l’anniversaire de votre bien-aimé(e) aura un certain effet négatif sur votre relation, sans avoir la moindre idée du Combien – c’est-à-dire de l’intensité de cet effet » (p. 93). Les modèles économiques seraient dès lors purement qualitatifs ! L’économie empirique qui vise à tester les théories repose selon McCloskey sur des données peu fiables, statistiquement peu significatives et minorant les informations parasites.

9La science économique, en séparant ainsi la théorie et l’analyse empirique, ne traite finalement pas des questions d’éthique. Le véritable enjeu de la science est en effet de « déterminer si un chiffre est assez élevé pour compter » (p. 93). McCloskey donne pour exemple le dépistage du cancer du sein. Choisir de le prescrire à 40 ans plutôt qu’à 50 ans n’est pas une simple question de statistique, mais bien la conclusion d’une analyse économique et sociologique. En appelant à mettre la rhétorique et la persuasion au cœur de l’analyse, l’auteure plaide donc pour que l’économie joue pleinement son rôle de compréhension de la société. Car l’analyse économique ne produit pas une connaissance scientifique incontestable. Elle doit convaincre les individus du bien fondé de ses conclusions et tenir compte des effets sociaux qui en découlent.

10Deirdre McCloskey, qui s’appelait Donald McCloskey jusqu’à son changement de sexe en 1994, est une penseuse iconoclaste dont l’essai revigorant revient sur la problématique essentielle du statut scientifique de l’économie et alimente de manière réjouissante notre réflexion sur le sujet.

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Notes

1 Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, Paris, Flammarion, 2016.

2 Milton Friedman, Essais d’économie positive, Paris, Litec, 1995.

3 Edmond Malinvaud, Voies de la recherche macroéconomique, Paris, Odile Jacob, 1991.

4 Traduit dans Ludovic Frobert, « Si vous êtes malins... ». McCloskey et la rhétorique des économistes, Lyon, ENS Éditions, 2004.

5 Paul Samuelson, Les fondements de l’analyse économique, Paris, Gauthier-Villars, 1965.

6 Theodore Schultz, Transforming Traditional Agriculture, New Haven, Yale University Press, 1964

7 Robert Fogel & Stanley Engerman, Time On The Cross: The Economics Of American Negro Slavery, New York, Little Brown & Co, 1974

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Deirdre McCloskey, Les péchés secrets de la science économique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 février 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22298 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22298

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Rédacteur

Guillaume Arnould

Inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique régional en économie et gestion, académie de Rouen.

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