Isabelle Hajek, Philippe Hamman et Jean-Pierre Lévy (dir.), De la ville durable à la nature en ville. Entre homogénéité urbaine et contrôle social. Regards croisés nord/sud
Texte intégral
1Au moment où l’urbanisation du monde s’accélère, il semble urgent non seulement d’analyser les pratiques, les représentations et les discours relatifs au développement urbain durable, mais aussi d’opérer un recul critique pour comprendre ce qui se cache derrière les objectifs de durabilité urbaine. C’est là l’ambition d’Isabelle Hajek, de Philippe Hamman et de Jean-Pierre Lévy qui, à partir de travaux de géographes, de sociologues, d’urbanistes, d’architectes, d’agronomes ou encore de paysagistes, veulent en effet interroger de multiples façons ce mot d’ordre désormais mondial de « durabilité urbaine ». L’ouvrage qu’ils ont dirigé regroupe une quinzaine de contributions réparties autour de quatre grandes parties.
2La première partie, « Le développement urbain durable : une transition planétaire », compte cinq chapitres. Cette première partie, notamment à travers les textes de Jean-Pierre Lévy et d’André Donzel, identifie les ambivalences, pour ne pas dire les contradictions, entre des exigences de « compacité » urbaine et des objectifs d’équité sociale fondés sur les besoins de mobilité des habitants, vus comme un facteur d’intégration et de participation au jeu urbain. Ici, le développement urbain durable est problématisé comme un « outil de planification urbaine » d’une part destiné à contrôler l’étalement urbain, et d’autre part permettant de rendre cohérentes les actions engagées par de multiples acteurs, aux intérêts divers et attachés à des cadrages singuliers de la ville, pour ne pas dire divergents. C’est dire s’il faut se garder de croire que derrière les mots se cachent des lectures identiques de la réalité, loin s’en faut. La notion de « développement urbain durable » ne vit pas d’elle-même dans un ciel épuré, elle est encastrée dans des contextes politiques, urbanistiques et culturels différents et prend des sens distincts qu’il convient d’identifier pour comprendre la diversité des pratiques sur le terrain et, partant, des définitions avancées par les chercheurs.
3Les deuxième et troisième parties s’intéressent plus particulièrement à « la nature en ville » telle qu’elle est présentée dans nombre de projets d’habitat écologiques et de conceptions urbanistiques post-modernes. Dans cette optique, les auteurs analysent l’introduction, au sein même des modes de gestion de la ville, de politiques et de projets destinés justement à introduire de la nature en ville. Les écoquartiers et l’agriculture urbaine sont les expressions les plus connues de cette « naturalisation » de la ville qui, à bien y regarder, ne manque pas de laisser circonspect. Car il faut en effet noter le décalage, souligné par plusieurs auteurs (Isabelle Hajek, Théa Manola, Thomas Mohnike), entre des projets urbains aux forts impacts environnementaux et l’attachement à une idéologie mettant en scène une « ville-nature ». Plus encore, en privilégiant un « constructivisme doux » en ce qui concerne la nature, alors appréhendée non pas seulement comme un construit social mais aussi comme une limite à l’activité humaine, Maurice Wintz interroge sans détour les notions de nature et de ville. Il fait l’hypothèse « que le développement urbain tel que conçu et pratiqué aujourd’hui, à travers son entrée très anthropocentrique, conduit d’une part à accélérer et à justifier la maîtrise humaine sur la nature en légitimant toute forme d’emprise sur la nature au nom du développement humain, d’autre part à favoriser un rapport citadin à la nature essentiellement centré sur le cadre de vie et peu sur les effets du fonctionnement urbain sur les éco-systèmes lointains » (p. 156). Autrement dit, les citadins aiment une nature policée, aseptisée, rationalisée, ce que ne remettrait pas du tout en cause le développement urbain durable. Wintz invite alors à dépasser le paradigme de la « nature ressource » pour comprendre la nature telle qu’elle est et non pas telle qu’on veut qu’elle soit.
4La quatrième partie se focalise sur les pratiques et les usages au sein des « natures urbaines ordinaires », à commencer par les jardins partagés et autres trames vertes. Au détour d’ambiances urbaines inédites, la nature domestiquée peut laisser un peu de place à une nature plus sauvage, moins contrôlée. Dès lors, le souci de la biodiversité peut servir d’argument à la présence d’une « nature en ville » moins apprivoisée. Mais la nature sauvage peut aussi aller de pair avec un ostracisme social lorsque dans l’imaginaire collectif elle est associée à la précarité sociale et à la souillure (voir le texte de Carole Barthélémy et al.).
5L’organisation des parties, et en leur sein, des contributions montre un cheminement très clair, de sorte que l’ouvrage affiche une cohérence globale et surtout sa portée internationale au travers de la diversité des terrains et, par voie de conséquence, des villes et des pays appréhendés. En effet, l’ouvrage fait voyager analytiquement du Vietnam à l’Allemagne en passant par la Suède, le Burkina-Faso, la France, l’Espagne, la Tunisie et nombre de pays d’Amérique du sud, et ce dans un objectif précis : montrer en quoi le « développement urbain durable » est un analyseur privilégié de la ville contemporaine. Plus précisément, le développement urbain durable est un outil de connaissance de la ville pour le chercheur et un outil de légitimation de ses pratiques pour l’opérateur de la ville, même si son application et les principes qui vont avec peuvent générer des effets contraires à ce qui est initialement prévu. Comment ne pas souligner ici que l’application de recettes standardisées pour « faire » de la ville durable conduit in fine à de la ségrégation sociale à travers des processus de gentrification (voir les textes de Jean-Pierre Lévy et Juan Matas notamment) ou encore à la destruction d’espaces agricoles suite à la construction de nouveaux quartiers, voire de nouvelles villes dites « écologiques » qui, pourtant, augmentent les flux d’automobiles… Dans ce sens, comme le souligne André Donzel dans sa contribution, l’injonction au développement durable doit sûrement être vue dans ses paradoxes puisqu’elle va de pair aussi bien avec des innovations qu’avec la reproduction d’un schéma de pensée unique susceptible de se reproduire partout dans le monde.
6On devine que le travail de sélection des textes, réalisé suite à un cycle de trois colloques organisés à l’Université de Strasbourg entre 2012 et 2013, a été fait de manière fine, précise et raisonnée car les textes sont plaisants à lire et se valent tant du point de vue de la qualité des analyses présentées que de celui des méthodes retenues. Si les premières contributions (de la première partie) adoptent une perspective globale en survolant différents terrains et en situant les termes des débats relatifs au développement durable, le propos se rapproche ensuite du terrain (ou plutôt des terrains), ce qui est appréciable. L’introduction ainsi que les premiers chapitres davantage en « hauteur » prennent leur sens en donnant toute son importance à l’épreuve du terrain.
7Le fait de regrouper dans un même volume les contributions de sociologues, de géographes, d’urbanistes, d’architectes, d’agronomes ou encore de paysagistes peut s’apparenter à une gageure si l’on veut bien considérer la cohérence d’un ouvrage collectif comme une qualité permettant de limiter l’effet « auberge espagnole ». Mais ici le défi est relevé, à n’en pas douter. Commencer par les transformations planétaires avec en perspective la notion de durabilité pour rendre compte ensuite des idéologies de la ville-nature et analyser enfin des pratiques concrètes, des ambiances et des initiatives rend la lecture aisée, sur le mode du voyage initiatique. Il s’agit, pour le dire autrement, d’un ouvrage qui apporte à la connaissance. Les contributeurs connaissent bien leur terrain d’étude, de sorte que les débats actuels sur le développement durable se trouvent nourris de réflexions indexées à des exemples significatifs pour comprendre les évolutions contemporaines d’un monde qui s’urbanise, certes partout, mais pas partout de la même façon : ici l’État contrôle encore de larges zones urbaines, là la gouvernance brille par ses défaillances structurelles, ailleurs le poids de l’histoire au sens large décide des formes de l’étalement urbain, et plus largement de ce que l’on entend par « nature », « ville », « sol » ou encore « environnement ».
8Ce dont il est question au final à travers les différentes contributions, c’est d’une sorte de pratique du développement durable qui de facto s’intéresse à la façon dont on réalise (ou non !) du développement durable en milieu urbain. Dans le même sens, il s’agit de voir ce que l’on fait ou ce que l’on ne fait pas avec cette notion de développement durable. Et ces questions valent également pour « la » nature, comme l’indique le titre même de l’ouvrage. Cette perspective est des plus intéressantes car elle évite des montées en généralité qui, si elles apportent des éléments critiques, éthiques et politiques évidemment intéressants, n’en restent pas moins réduites à des essais, voire à des pamphlets, parfois bien peu parlants au regard même des résultats de la recherche empirique dont est proposé ici un large éventail.
9Il s’agit en somme d’un ouvrage de très bonne facture qui prend toute sa place dans le champ de recherche sur le développement durable, avec ce qu’il implique notamment en termes de définition de « la » nature et de compréhension du fait urbain planétaire, fait indissociable des conséquences écologiques qu’il induit.
Pour citer cet article
Référence électronique
Hervé Marchal, « Isabelle Hajek, Philippe Hamman et Jean-Pierre Lévy (dir.), De la ville durable à la nature en ville. Entre homogénéité urbaine et contrôle social. Regards croisés nord/sud », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 février 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22254 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22254
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