Dominique Memmi, Gilles Raveneau, Emmanuel Taïeb (dir.), Le social à l’épreuve du dégoût
Texte intégral
1Construit en quatre parties et reposant sur treize chapitres fondés sur autant d’études empiriques, l’ouvrage collectif de Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb consacré au(x) dégoût(s), en particulier dans les espaces professionnels liés à la maladie, la vieillesse ou la mort, s’ouvre sur une introduction dense visant à poser les enjeux, notamment théoriques, relatifs aux ambiguïtés de ce que les auteurs considèrent comme une « traduction violemment somatisée du social » (p. 13, souligné dans le texte). Partant de l’idée que le dégoût ressenti envers des matières ou des personnes doit être compris comme un affect travaillé par le social (à la fois dans ses formes et dans ses effets), et s’inscrivant dans les pas de Bourdieu, d’Elias ou encore de Foucault, Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb veulent comprendre ce qui fait son actualité, notamment chez des travailleurs vis-à-vis de leurs situations de travail, à l’heure de la « pasteurisation de l’espace professionnel, de l’espace public, de l’environnement » (p. 14).
2Pour cela, ils commencent par faire un point sur les apports anglo-saxons récents en psychologie, philosophie morale et politique et en droit et éthique, tout en soulignant l’absence relative de recherches empiriques sociologiques et historiques. Puis, ils rappellent la fécondité du modèle théorique éliasien pour poursuivre le travail sur le dégoût. Selon les auteurs, dans les sociétés occidentales, la hausse du seuil de sensibilité des individus à l’égard des traces organiques et pulsionnelles humaines s’est accompagnée, depuis le milieu du XXe siècle, d’un travail psychique visant spécifiquement à l’intériorisation de mécanismes d’autocontrôle concernant le processus de la vie même (autocontrôle des naissances, choix relatifs à l’euthanasie, etc.), via l’intensification d’« une entreprise générale de réappropriation de soi comme corps » (p. 18, souligné dans le texte). De ce fait, toutes les marques corporelles susceptibles de traduire une défaillance dans le contrôle de soi-même (que ces marques prennent la forme d’une mimique de dégoût, d’un haut-le-corps non réprimé ou de sa propre peau fripée – dont la présence renvoie au vieillissement et à la déchéance du corps) font désormais l’objet d’une surveillance resserrée par les individus. Dans des sociétés fondées sur la compétition et l’« excellence » individuelles, tout ce qui peut rappeler la faiblesse, la maladie ou la mort doit en effet être tenu à l’écart de la conscience, au risque de provoquer dégoût et honte (chez soi et chez autrui). On ajoutera que cela peut également déboucher sur la haine de soi ; et le dégoût éprouvé devant un individu considéré comme « non conforme » aux attentes civilisationnelles peut aboutir au mépris, voire à la haine de l’Autre. Cette situation ne manque jamais d’apparaître par exemple lorsque les membres dominants d’une société voient se réduire (y compris temporairement) la distance avec ceux qu’ils considèrent comme socialement « inférieurs » : si le dégoût permet de maintenir, sur un plan symbolique, la frontière physiquement supprimée, il traduit en même temps l’existence d’une peur du déclassement social.
- 1 Durant trois jours d’août, les décès ont été sept fois plus élevés qu’en période moyenne.
3La première partie de l’ouvrage, « L’invisibilité des morts », traite de la question du dégoût (et de la peur) qui peut saisir les professionnels confrontés directement à la mort, à travers trois chapitres. Le premier, rédigé par François Michaud-Nérard, responsable des services funéraires de la ville de Paris, revient sur la canicule de 2003 et ses conséquences pour les professionnels chargés d’enlever les corps de personnes décédées, sur réquisition de police1. « La chaîne funéraire est vite complètement dépassée alors même que beaucoup de personnels sont en vacances […] tous les corps trouvés dans les appartements sont terriblement dégradés » (p. 36), nécessitant la mobilisation de moyens exceptionnels pour en contrer les impacts sanitaires et psychologiques sur la population. Grâce à l’entre-soi collectif et au soutien de la direction, les porteurs de pompes funèbres ont réussi à faire face, contrairement à d’autres professionnels venus prêter main-forte (« moins d’un sur trois sera capable de tenir plus d’une demi-journée », p. 37). Une question reste en suspens : « certaines situations marquent au point de devenir indélébiles. Que deviennent les personnels après être partis à la retraite ? » (p. 43).
4Le deuxième chapitre, écrit par Thomas Bonnet, complète le précédent : il s’intéresse au métier de porteur de pompes funèbres, à travers les situations de réquisition de police, à partir d’une observation participante de trois mois. Selon l’auteur, ces réquisitions constituent « l’acmé du sale boulot », en raison de la prégnance du dégoût et de la confrontation au « boulot sale » (p. 47), imposant un important travail de répulsion pulsionnelle et de contrôle de l’expression émotionnelle (p. 49), dont l’intensité dépend de la biographie individuelle. Toutefois, montre Bonnet, les porteurs réussissent à valoriser cette activité, en particulier au sein du collectif, à travers les défis affectifs et techniques que certaines situations inhabituelles peuvent représenter – permettant ainsi l’accumulation d’expérience collective. Celui qui fait montre de son habileté et de son originalité gagne alors en prestige professionnel.
5Marie-Jeanne Boisson se penche quant à elle sur les activités administratives nécessaires à l’organisation des opérations funéraires dans une mairie. À partir d’une observation d’un mois et demi et d’entretiens individuels, la sociologue décrit et analyse « la prise en charge de restes humains » (p. 59) par des agentes municipales jouissant d’une certaine autonomie au sein de leur service. Le travail oscille entre une déshumanisation bureaucratique classique, pour pouvoir « traiter » rapidement des dossiers relativement nombreux, et une humanisation posturale lorsqu’il s’agit de recevoir les familles des personnes décédées. Cette dernière est empreinte de retenue expressive, voire de silence, ce qui permet aux agentes de ne pas mettre en danger leur capacité à travailler, en cas de partage d’émotions trop fortes (p. 65). Comme pour Bonnet, les dynamiques collectives et les biographies individuelles jouent dans les manières de se confronter aux aspects les plus pénibles des activités.
6La deuxième partie du livre, « Intolérables sociaux », comporte trois chapitres respectivement consacrés aux pompiers, « éboueurs de la société » (Romain Pudal), à la prise en charge des parturientes dans un hôpital indien (Clémence Jullien) et aux travailleurs sociaux face au « corps du pauvre » (Jean Constance). Les trois études ont pour point commun de montrer en quoi le dégoût plus ou moins affiché de professionnels envers des individus fragilisés passe par des mécanismes sociaux de classement préalables à la rencontre, et se trouve plus ou moins consciemment alimenté par des affects comme la peur (du déclassement, par exemple) ou le mépris (de caste ou de classe, en particulier).
7La troisième partie, intitulée « De nouveaux “intouchables” ? Petits arrangements personnels avec les affects », regroupe cinq chapitres : Fanny Dubois et Guy Lebeer sur les aides-soignantes en gériatrie, Annick Anchisi sur la question spécifique de la dépendance des personnes âgées, Corinne Schaub sur la relation de soins aux personnes atteintes de démence, Sylvie Morel sur les ambulanciers privés et enfin Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb sur « les soignants et leurs gants ». Ces contributions reviennent sur les relations entre personnels du monde soignant et patients, et les manières dont les personnels s’arrangent plus ou moins bien avec le dégoût, grâce à des procédés techniques (le port des gants, le maniement des draps, etc.), ou à des « ruses » du corps (une caresse, un bisou, une respiration par la bouche, etc.).
8Enfin, la dernière partie, « Ambivalences et dénégation du dégoût », comporte trois chapitres revenant sur les réactions affectives (des profanes et des soignants) liées au prélèvement d’organes (Michel Castra) et aux représentations du fœtus au XIXe et XXe siècle (Jean-François Boullier), ainsi que sur le traitement historique auquel elles peuvent conduire pour peu que l’on accepte de plonger dans la matérialité des écrits populaires ou du travail ethnographique (Christian Chevandier). Les trois études indiquent bien la richesse cognitive que peut produire un tel effort, en dépit du caractère rebutant de l’objet.
- 2 Étrangement, les auteurs ne mentionnent pas l’ouïe qui, sauf erreur de ma part, n’est pas abordée d (...)
9Comme le souligne Vigarello dans sa préface, cet ouvrage collectif très riche « fait le point sur la littérature existante, tant anglo-saxonne que française, tant celle engendrée par les chercheurs en sciences sociales que celle plus récemment produite par quelques-uns de ces professionnels – des femmes – décidant d’avouer ce que le dégoût leur fait et de dire leur intolérance profonde à la mission qui leur est pourtant socialement impartie » (p. 9-10). Indéniablement, les différents chapitres apportent des éclairages empiriques sur des configurations professionnelles peu ou mal connues. Si Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb rappellent dans leur introduction que l’analyse du dégoût expose à des difficultés théoriques importantes, c’est également le cas pour la dimension empirique, puisque les expressions du dégoût se doivent d’être strictement contrôlées – en particulier face aux usagers dans les configurations socioprofessionnelles les plus exposées. Pour en « traquer » les expressions, il faut donc passer par l’observation directe, ce qui n’est pas sans risques pour le chercheur, confronté directement à l’expression de ses propres affects, ou en passer par la parole des professionnels, ce qui fait changer le risque de camp. En effet, du point de vue de la santé au travail, demander à un professionnel d’aborder avec précision ce contre quoi il doit se défendre en permanence pour pouvoir travailler peut au pire des cas aboutir à une déstabilisation psychique. Le regard, le toucher ou l’odorat2 sont dans de nombreux métiers soumis à rude épreuve et, en dépit des moyens matériels déployés par les institutions pour en tenir compte (habillement, outils, etc.), les travailleurs doivent s’engager « corps et âme » dans les spécificités des activités pour trouver collectivement et individuellement les manières de limiter la survenue des affects négatifs. Or, ces systèmes défensifs ne sont pas simples à mettre en place et à maintenir.
10Si les auteurs de l’ouvrage donnent de nombreuses indications permettant de caractériser le dégoût et ses formes variables chez les professionnels étudiés, le lecteur attentif à la dimension clinique du travail restera sur sa faim à plusieurs reprises sur la question pourtant centrale des stratégies défensives mobilisées face aux sources multiples de dégoût et à la souffrance celui-ci engendre potentiellement chez les travailleurs. Le manque d’éléments précis empêche en effet de comprendre ce qui rend possible l’autocontrôle pulsionnel en situation dégoûtante. Le lecteur ne peut saisir pleinement ce qui se joue au travail, en dehors du résultat obtenu : le professionnel a pu réaliser son activité car il a réussi à en contrôler les aspects difficiles (notamment ses affects propres). Manquent donc certains chaînons intermédiaires.
- 3 Omniprésents dans le livre, les travaux de Norbert Elias souffrent toutefois d’un usage analytique (...)
11De même, on peut suivre Vigarello lorsqu’il souligne que la littérature mobilisée « brasse large », de l’anthropologie à la psychologie sociale en passant par l’histoire, la sociologie ou encore la psychodynamique du travail. Si cette diversité fait la richesse de l’ouvrage, en ce qu’elle oblige le lecteur à penser ou repenser un affect subjectivement vécu ou un objet construit à l’occasion d’un travail empirique, elle contribue paradoxalement à l’affaiblir. En effet, dès l’introduction les analyses proposées tentent de faire fonctionner des conceptions disciplinaires aux soubassements théoriques pas nécessairement compatibles, sauf à éclairer le lecteur sur leur articulation (tâche impossible dans ce type de contribution) : si le cadre d’analyse éliasien3, fondé sur une mise au travail critique de la psychanalyse freudienne, trouve des points de discussion possible avec les enquêtes menées en psychodynamique du travail, comme celles de Pascale Molinier (en particulier ses plus anciens travaux menés dans les mondes du soin), les choses se révèlent plus périlleuses avec les recherches sociologiques mobilisées dans plusieurs articles (celles de Pierre Bourdieu étant à cet égard un cas-limite, tant ses relations avec la psychanalyse freudienne étaient complexes). La double entrée travail/affects pourrait d’ailleurs constituer un accès pertinent pour mettre en discussion des constructions théoriques issues de disciplines différentes (par exemple, quand parle-t-on de sublimation ou quand parle-t-on de défenses ?), afin de réussir à clarifier les points de convergence et de divergence permettant d’éclairer un objet de manière cohérente sans passer sous silence les incompatibilités épistémologiques. Dans la conclusion, Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb plaident en ce sens à leur façon, quand ils insistent sur les discussions entre disciplines ouvertes à l’occasion de l’élaboration de cet ouvrage. Espérons que la richesse et les points aveugles des études réunies ici sauront encourager la poursuite de recherches empiriques consacrées à ces questions complexes, porteuses d’enjeux majeurs pour l’évolution à court terme de nos sociétés.
Notes
1 Durant trois jours d’août, les décès ont été sept fois plus élevés qu’en période moyenne.
2 Étrangement, les auteurs ne mentionnent pas l’ouïe qui, sauf erreur de ma part, n’est pas abordée dans le reste de l’ouvrage. Pourtant, on peut faire l’hypothèse que des bruits hospitaliers ou industriels spécifiques doivent provoquer la répugnance de certains professionnels.
3 Omniprésents dans le livre, les travaux de Norbert Elias souffrent toutefois d’un usage analytique parfois a minima, comme celui consistant à oublier que le sociologue allemand n’a jamais dissocié évolution affective et évolution des configurations sociopolitiques et des rapports sociaux les travaillant.
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Référence électronique
Stéphane Le Lay, « Dominique Memmi, Gilles Raveneau, Emmanuel Taïeb (dir.), Le social à l’épreuve du dégoût », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 janvier 2017, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22180 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22180
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