Nadia Vargaftig, Des Empires en carton. Les expositions coloniales au Portugal et en Italie (1918-1940)
Texte intégral
1Le Patrão dos descobrimentos (Monument des découvertes) est de nos jours un des monuments les plus photographiés par les touristes visitant Lisbonne. Situé dans le quartier de Belém, il glorifie les Grandes découvertes et les différents navigateurs, au premier rang desquels l’Infant Henri, qui ont, pour reprendre la formule consacrée au Portugal, « donné des mondes au monde ». Devant ce monument, une grande rose des vents représente la planète et indique l’année d’arrivée des navigateurs portugais en Afrique, en Asie, en Amérique et en Océanie. La première version du Patrão dos descobrimentos a été inaugurée en 1940 (mais sa version actuelle date de 1960), à l’occasion de l’Exposição histórica do mundo português, événement au cours duquel la dictature salazariste a divulgué sa vision de l’histoire nationale. Une double commémoration célèbre alors les huit siècles de l’indépendance (face au royaume de Castille) et les trois siècles de la restauration de l’indépendance (après six décennies de domination espagnole). L’Exposition de 1940 contient une section coloniale, pour laquelle plus d’une centaine de colonisés sont enrôlés, présentant les richesses des colonies tout comme l’œuvre de civilisation et d’évangélisation menée par les Portugais depuis, prétendument, plus de cinq siècles. L’Empire est alors au cœur des discours sur l’histoire et l’identité nationales.
2Dans un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Nadia Vargaftig, maîtresse de conférences à l’Université de Reims, revient sur cette exposition de 1940 et analyse, plus généralement, la propagande coloniale déployée par le Portugal et l’Italie entre 1918 et 1940 dans les expositions, qu’elles soient strictement coloniales ou non. S’appuyant sur des archives portugaises et italiennes, l’auteure restitue le contenu et le message de ces expositions tout en brossant le portrait de leurs différents acteurs. Elle présente ainsi l’action d’Henrique Galvão, maître d’œuvre de l’Exposição colonial portuguesa qui s’est tenue à Porto en 1934 et de la section coloniale de l’Exposição histórica do mundo português de 1940, ou celle de Pietro Baratono, haut-commissaire à la ville et à la région de Naples qui applique la « volonté de Mussolini de faire de Naples la capitale coloniale de l’Italie (p. 169). Le chapitre consacré à la Mostra triennale delle terre italiane d’oltremare de 1940, édifiée pour célébrer l’Empire italien et la récente conquête de l’Ethiopie, illustre le souci de l’auteure d’inscrire ces expositions dans les configurations urbaines dans lesquelles elles se sont situées mais aussi dans les mouvants équilibres politiques des deux dictatures.
3Analysant les contenus de ces expositions coloniales, mais également des participations de l’Italie et du Portugal à des expositions organisées à l’étranger (comme l’Exposition coloniale d’Anvers en 1930 ou l’Exposition internationale coloniale de Paris en 1931) et des foires réalisées dans les colonies (à Macao en 1926, à Tripoli à partir de 1927 notamment), l’auteure décrypte la propagande coloniale déployée dans les deux pays. L’Italie met surtout en avant l’injustice dont elle prétend être victime. Désirant reprendre le flambeau de l’Empire romain, le fascisme italien met en exergue la présence romaine en Afrique et donne ainsi à l’Italie un rôle de précurseur dans la colonisation de ce continent. Les autorités italiennes se plaignent ainsi amèrement d’avoir été écartées du partage de l’Afrique après la conférence de Berlin (1884-1885) et de ne pas avoir obtenu, comme elles y prétendaient, les anciennes colonies allemandes à l’issue de la Première Guerre mondiale, en récompense de la participation transalpine au conflit du côté des alliés. L’Italie se sert ainsi des expositions coloniales pour exposer et légitimer ses ambitions et glorifier l’action déjà menée en Afrique. Si l’Italie cherche encore à agrandir son Empire, le Portugal désire, lui, plutôt préserver des possessions que d’autres métropoles convoitent, considérant que ce petit pays n’a pas les moyens d’exploiter de si vastes territoires. Les expositions coloniales portugaises servent donc une posture défensive, puisant surtout dans la geste des Grandes découvertes et glorifiant les navigateurs des XVe et XVIe siècles. L’antériorité de la présence portugaise en Afrique et les prétendus cinq siècles de présence outre-mer sont censés justifier les « droits historiques » que prétend posséder le Portugal. Les propagandes coloniales des deux pays se rejoignent dans la mise en exergue de la supériorité européenne face à des populations colonisées présentées comme sauvages et devant être guidées vers la civilisation. Les développements de l’auteure sur le refus des colonisateurs à admettre un art africain sont à ce titre éclairants.
4Grâce aux sources mobilisées, Nadia Vargaftig peut consacrer un dernier chapitre innovant à la présence des colonisés lors de ces événements. S’il n’y a eu aucun « zoo humain » lors de ces expositions, les conditions de recrutement, de voyage et de séjour des populations enrôlées pour l’occasion n’en sont pas moins marquées du sceau de la domination et de la violence coloniales. Ces populations sont choisies en fonction de leur intérêt « ethnographique ». Il s’agit de montrer la variété des populations de l’Empire, tant de leurs coutumes que de leur supposé degré d’évolution. Ainsi, des individus présentés comme primitifs (du fait de leurs vêtements ou absence de vêtements, de leur leurs danses ou de leurs ornements) jouxtent des artisans qualifiés, censés illustrer les bienfaits de la colonisation qui conduirait ces populations vers le progrès. L’auteure montre cependant que tous les colonisés ne reçoivent pas le même traitement et n’ont pas la même capacité de négociation. Les autorités portugaises invitent ainsi des notables reçus avec égards. De même, les individus recrutés à Macao peuvent négocier leurs salaires. À l’inverse, ceux qui sont recrutés en Angola, au Mozambique ou en Guinée, censés incarner les « indigènes primitifs », sont, dans leur immense majorité, soumis à des conditions de voyage et de séjour beaucoup plus difficiles et sont étroitement surveillés par les autorités, qui craignent les contacts avec la population métropolitaine. Ces colonisés sont cantonnés au rôle de marionnettes d’une pièce « écrite par les organisateurs, qui tentent d’en maîtriser les dialogues et l’intrigue » (p. 272).
5Ces mêmes sources ne permettent cependant pas d’entreprendre une analyse fine de la réception de ces expositions parmi les populations métropolitaines. Si un des objectifs de ces événements est de légitimer l’entreprise coloniale auprès des Portugais et des Italiens, force est de constater qu’il est difficile d’évaluer l’efficacité de cette propagande. Les entrées et les ventes de tickets ne constituent pas un élément de mesure fiable. Les chiffres sont souvent exagérés par les organisateurs. Faute d’autres sources, on ne dispose que des discours biaisés et partisans des organisateurs ou des journalistes pour postuler la réception de ces expositions. Or, visiter ces expositions ne revient pas à adhérer à la propagande coloniale : beaucoup sont plus séduits par les attractions proposées que par le contenu idéologique affiché. Il aurait été toutefois intéressant de tenter de mesurer la portée de ces expositions. Dans le cas portugais, ces exaltations de l’Empire sont-elles une des causes du mouvement migratoire qui a conduit un peu plus de 120 000 Portugais dans les colonies dans les années 1950 ? Alors que depuis les années 1830, les élites portugaises invitaient la population à se rendre dans les colonies africaines, présentées comme de « nouveaux brésil » regorgeant de richesses, les émigrants portugais s’étaient massivement dirigés vers le Brésil et délaissaient l’Afrique, perçue comme un bagne voire un mouroir. Or, dans les années 1950, le nombre de colons en Angola et au Mozambique croit significativement (en 1940, il n’y a que 44 083 individus considérés comme « blancs » en Angola et 27 438 au Mozambique ; ils sont respectivement 172 529 et 97 245 en 1960). Les Portugais continuent de préférer le Brésil – et la France, à partir du début des années 1960 – mais la colonisation prend, pour la première fois, un caractère significatif, alors que le « vent du changement » souffle fortement dans les autres Empires. Cette croissance résulte évidemment de la politique de grands travaux menée à cette époque, mais ne faut-il pas y voir un des effets de la propagande coloniale déployée dans les années 1930 et 1940, notamment dans le cadre de ces expositions ?
- 1 Voir sur ce monument, et plus généralement sur le quartier de Belém, Elsa Peralta, « A composição d (...)
- 2 L’historien indien Sanjay Subrahmanyam a ainsi dressé un portrait de Vasco de Gama rompant avec la (...)
6S’il est difficile d’évaluer la réception de ces expositions, Nadia Vargaftig souligne en conclusion l’amnésie qui entoure les entreprises coloniales au Portugal et en Italie. La violence consubstantielle à la colonisation est rarement énoncée dans l’espace public. Les thèses légitimant la présence européenne en Afrique (évangélisation, apport du progrès et de la civilisation, prétendu métissage harmonieux dans le cas portugais) continuent d’imprégner les discours et les représentations. Et un monument comme le Patrão dos descobrimentos continue à être mobilisé pour divulguer le récit d’une expansion héroïque menée par les Portugais, expansion qui a permis, selon la vulgate dominante au Portugal, un dialogue entre les peuples, les cultures et les civilisations1, occultant ainsi les différentes formes de domination et de violence perpétrées par les colonisateurs2.
Notes
1 Voir sur ce monument, et plus généralement sur le quartier de Belém, Elsa Peralta, « A composição de um complexo de memória. O caso de Belém, Lisboa », in Nuno Domingos, Elsa Peralta, Cidade e império. Dinâmicas coloniais e reconfigurações pós-coloniais, Lisboa, Edições 70, 2013, p. 361-407.
2 L’historien indien Sanjay Subrahmanyam a ainsi dressé un portrait de Vasco de Gama rompant avec la vision idéalisée que l’on retrouve le plus souvent au Portugal. Sanjay Subrahmanyam, Vasco da Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, Paris, Seuil, 2014.
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Référence électronique
Victor Pereira, « Nadia Vargaftig, Des Empires en carton. Les expositions coloniales au Portugal et en Italie (1918-1940) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 janvier 2017, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22094
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