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Emmanuel Durand, L’attaque des clones. La diversité culturelle à l’ère de l’hyperchoix

Marc-Antoine Morier
L'attaque des clones
Emmanuel Durand, L'attaque des clones. La diversité culturelle à l'ère de l'hyperchoix, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2016, 120 p., ISBN : 978-2-7246-1980-5.
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Texte intégral

1Quelles sont les répercussions des technologies numériques sur la production, la distribution et la consommation des biens culturels ? Quelles stratégies les différents professionnels du secteur culturel adoptent-ils pour organiser la rencontre de l’offre et la demande sur Internet ? Et comment l’économie de la donnée modifie-t-elle la diversité des biens et des pratiques culturels ? Dans la continuité de La Menace fantôme : les industries culturelles face au numérique, Emmanuel Durand analyse les mutations du secteur culturel à l’heure où le numérique bouscule ses équilibres économiques. Il positionne sa réflexion sur le numérique dans l’opposition fort classique entre diversité et uniformité culturelle. En clin d’œil à l’épisode II de Star Wars, « L’Attaque des clones », le titre de l’ouvrage suggère un parallèle entre la production d’une armée de soldats clonés et la production de produits et des pratiques culturels formatés. Le point de vue adopté est celui d’un acteur engagé dans les processus qu’il décrit puisqu’après avoir travaillé dans l’audiovisuel, l’auteur dirige depuis octobre 2016 la filiale française du réseau social Snap, plus connu sous son ancienne dénomination « Snapchat »1. L’ouvrage s’appuie sur différents travaux de sociologie du numérique et d’économie de la culture ainsi que sur la presse spécialisée dans l’économie et/ou les nouvelles technologies (Les Échos, L’Opinion, TechCrunch, Wired, etc.).

2Traditionnellement structuré par l’offre – artistes et producteurs de contenus – le secteur culturel voit sa chaine de valeur reconfigurée : l’offre de contenus culturels n’est plus le monopole des professionnels (artistes, éditeurs, producteurs, annonceurs) car le public, autrefois réduit au rôle de consommateur, produit, diffuse et relaie désormais ses propres contenus sur le net. Parallèlement, les industries culturelles disposent de moyens inédits pour connaître et anticiper les pratiques culturelles des différents publics, grâce aux traces laissées au fil des navigations web et par l’utilisation croissante d’objets connectés. C’est ce changement de paradigme et ses conséquences pour le public et les acteurs du secteur qu’Emmanuel Durand décrit dans cet essai.

  • 2 Précisons que cet accès varie en fonction du taux d’équipements par pays et selon les politiques pu (...)

3Les deux premiers chapitres présentent les deux lignes de fuite sur lesquelles se jouent les modèles économiques des industries culturelles. Du côté des internautes, l’hyperchoix caractérise la possibilité d’accéder2 à un volume historiquement inédit de contenus : de l’ordre de plusieurs millions de morceaux de musique, films, livres, etc., émanant du monde entier. À titre d’exemple, sur Youtube, 300 heures de vidéo sont mises en ligne chaque minute. Du côté des artistes, les réseaux sociaux leur permettent dorénavant de s’adresser à une audience mondiale. En janvier 2016, la vidéo du morceau « Gangnam Style » de l’artiste sud-coréen Psy a ainsi été visionnée deux milliards et demi de fois sur Youtube. Qualifiant ce type d’œuvres de « modes irrationnelles » qui risquent de rendre invisibles les « Miles Davis de demain » (p. 28), l’auteur ne semble pas les considérer comme « artistiques ». Il ne prend toutefois pas explicitement position sur la question.

  • 3 Ces traces concernent les modes de navigation des internautes sur tous les sites enregistrant une a (...)

4Relativement à ces millions d’heures de contenus, le temps de consommation des individus est nécessairement limité, rappelle l’auteur. Aussi, la faculté d’une entreprise à orienter cette attention et à la conserver par tous les moyens est une nouvelle source de valeur économique. Deux stratégies de captation de l’attention existent, selon Emmanuel Durand. L’une est traditionnelle, qui s’appuie sur la maîtrise des médias historiques de distribution et sur la notoriété établie d’un auteur. C’est la stratégie de l’offre. La deuxième stratégie est au contraire tournée vers la demande : elle propose des contenus adaptés aux attentes en s’appuyant sur les données que les individus laissent au fil de leurs navigations sur Internet3. L’analyse des traces numériques permet ainsi des profilages ciblés et des recommandations plus pertinentes. Selon l’auteur, un tiers du chiffre d’affaire d’Amazon provient des recommandations, de même que 75 % des contenus visionnés sur Netflix (p. 41). Si la demande détermine indirectement l’offre sur le plan de la diffusion, peut-on observer le même phénomène concernant la création ? C’est l’objet du chapitre trois qui explore un processus qualifié de « dépossession du pouvoir » du créateur (p. 44). Ce processus pourrait parachever la mainmise de la demande sur l’offre, selon Emmanuel Durand.

5Le chapitre quatre s’intéresse aux stratégies d’adaptation des industries culturelles face aux bouleversements induits par le numérique sur leur mode de production et sur leur équilibre financier. Les produits culturels offerts à l’hyperchoix étant en nombre quasiment illimité et accessibles à un coût dérisoire, les consommateurs ont évidemment plébiscité cette évolution, notamment en téléchargeant illégalement des œuvres soumises au droit d’auteur. De son côté, l’offre légale peinait à se structurer tout en affichant une « hostilité de principe » à l’égard des nouvelles attentes et pratiques des clients. Emmanuel Durand rappelle pourtant que, sur le long terme, de nombreuses sources de revenus ont pu être (ré)-exploitées grâce à la révolution numérique : les concerts, le streaming ou les livres numériques, notamment. Le numérique a donc provoqué l’apparition de nouveaux usages, qui sont devenus de nouvelles offres. Néanmoins, quelles sont les conséquences des nouvelles technologies sur la diversité culturelle, en tant qu’objectif de politique publique ?

  • 4 L’auteur s’inspire de l’article de Robert Cookson, « Why the Music Industry’s “Fat Head” is Eating (...)
  • 5 Voir l’étude de Mark Mullingan citée par l’auteur (p. 84).

6Dans le chapitre cinq, Emmanuel Durand utilise l’image d’une « longue traine/grosse tête »4 pour décrire la diversité, la distribution et la consommation des œuvres sur Internet : derrière les contenus qui remportent des succès mondiaux, coexiste une infinité de contenus aux audiences plus confidentielles. Même les contenus de niche – sous-genres musicaux, cinématographiques, etc. – peuvent rencontrer leur public, aussi réduit soit-il. Emmanuel Durand rappelle cependant que, dans les faits, la diversité culturelle est davantage produite que consommée. Elle répond en effet aux objectifs de politiques publiques qui, selon l’auteur, ont trop souvent négligé les conditions réelles de consommation des œuvres. En 2015 par exemple, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) a soutenu 300 films, soit 6 par semaine, « plus que n’en peuvent voir les plus assidus des cinéphiles » (p. 80). Ainsi, les capacités de production sont largement supérieures aux capacités réelles de consommation. De surcroît, ajoute l’auteur, les politiques publiques soutenant la diversité culturelle peuvent achopper sur les propres habitudes des consommateurs, qui n’orientent pas nécessairement leurs choix à l’aune de cette exigence. On retrouve ainsi la tête de la longue traine : 79 % des ventes de streaming musical sont réalisés par 1 % des artistes5.

  • 6 Précisons que le fonctionnement des algorithmes ne fait que reproduire et amplifier le fameux biais (...)
  • 7 Le même constat s’applique évidemment à l’élection américaine et interroge sur les régimes de vérit (...)

7Le dernier chapitre est sans doute le plus intéressant. Emmanuel Durand étudie le risque d’homophilie induit par le fonctionnement actuel des algorithmes. Dans la masse vertigineuse de contenus, les algorithmes orientent les utilisateurs vers des œuvres qui sont statistiquement susceptibles de les intéresser. Pour les entreprises, rappelle l’auteur, l’enjeu est stratégique : plus un utilisateur peine à trouver un contenu, plus la chance qu’il paie pour le consommer s’éloigne. Les algorithmes aident ainsi les consommateurs à trier les contenus selon leurs préférences. Ce faisant, les internautes sont également dirigés vers des contenus qui confirment non seulement leurs goûts mais aussi leurs opinions. L’orientation algorithmique des opinions privilégie par conséquent l’homophilie, au détriment du débat public et contradictoire qui constitue la finalité politique de la diversité culturelle6. Les conditions du débat sont d’autant plus incertaines que les algorithmes ne distinguent pas une information factuelle d’une simple rumeur. Emmanuel Durand rappelle que, lors du Brexit, les fausses informations se sont propagées en cascade sur Internet7.

  • 8 Circulant via des liens hypertextes, les mèmes sont de petits objets culturels viraux, qui sont cop (...)
  • 9 Éric Sadin, La Siliconisation du monde. Lirrésistible expansion du libéralisme économique, Édition (...)
  • 10 José Luis Brea, cultura_RAM, Barcelone, Gredisa Editorial, 2007, cité in Jean-François Fogel, Bruno (...)
  • 11 Extrait d’un discours de Malraux, cité dans https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-fra (...)

8Au final, l’essai d’Emmanuel Durand dresse un panorama des principaux enjeux que les technologies numériques posent à l’ensemble des acteurs du secteur culturel, grâce à des exemples concrets restituant les intérêts divergents des industriels, des publics et des artistes. Saluons donc la démarche d’un praticien qui parvient à montrer au lecteur, de l’intérieur, les changements intervenus dans ce secteur dont il maîtrise les rouages. Mais, au-delà de ce tour d’horizon, l’ouvrage aurait gagné à aborder d’autres questions : quel est l’impact des « mèmes »8 sur le statut et la forme des œuvres ? Dans quelle mesure les finalités émancipatrices de la diversité culturelle – à savoir la faculté des individus à choisir et à juger de façon autonome – sont-elles solubles dans l’organisation algorithmique des choix et des pratiques culturelles, par lesquelles les individus semblent déléguer insensiblement leurs décisions à des systèmes computationnels9. Surtout, comment se transmettent et se patrimonalisent les biens culturels à l’heure de la « culture_RAM »10 – c’est-à-dire une culture où les œuvres ne sont plus pérennes mais sont désormais temporaires, voire effacées une fois utilisées ? Le réseau social Snap pose précisément cette question puisqu’il a construit son succès sur la possibilité offerte à ses utilisateurs de limiter la durée de vie des contenus (images et vidéos appelés « snap ») qu’ils créent et s’envoient. Si par définition, l’œuvre d’art est, selon Malraux, « ce qui a échappé à la mort »11, l’ajout en juillet 2016 d’une fonctionnalité de sauvegarde, « Memories », incarne-t-il la volonté de faire des snap des œuvres comme les autres ? Au-delà, c’est bien la question de savoir comment l’opposition entre culture savante et culture ordinaire est réorganisée dans l’espace numérique qui est posée.

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Notes

1 http://www.frenchweb.fr/snapchat-ouvre-sa-filiale-en-france/249299.

2 Précisons que cet accès varie en fonction du taux d’équipements par pays et selon les politiques publiques d’accès à Internet. Il dépend également des équipements concernés (ordinateur ou mobile) et de l’âge des usagers.

3 Ces traces concernent les modes de navigation des internautes sur tous les sites enregistrant une adresse IP. Il peut s’agir des clicks, scrolls, likes, nombre de pages visitées, durée de la visite, mouvements du pointeur, commentaires sur les forums, etc. Toutes ces actions sont enregistrées par l’intermédiaire de plusieurs types de cookies. Les régies publicitaires les utilisent pour prédire les comportements futurs des internautes sur la base de leurs comportements passés (achats, écoute, visionnage, etc.). Cette traçabilité est corrélative de l’avènement du Web 2.0 dans les années 2000 et sera peut-être amplifiée par l’Internet des Objets, c’est-à-dire la dissémination des capteurs sur tous les objets du quotidien. Pour voir les traceurs de nos navigations, on peut tester l’extension Lightbeam pour le navigateur Firefox. Pour comprendre comment fonctionnent ces techniques, se reporter à l’ouvrage de Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes, Seuil, 2015, chapitre 1 ; compte rendu de Thibault De Meyer pour Lectures : http://lectures.revues.org/20554.

4 L’auteur s’inspire de l’article de Robert Cookson, « Why the Music Industry’s “Fat Head” is Eating its “Long Tail” », Financial Times, 4 mars 2014.

5 Voir l’étude de Mark Mullingan citée par l’auteur (p. 84).

6 Précisons que le fonctionnement des algorithmes ne fait que reproduire et amplifier le fameux biais de confirmation ; procédé cognitif selon lequel nous avons tendance à retenir les informations qui confirment nos propres opinions et à écarter et/ou modifier celles qui les infirme. Ajoutons également que l’homophilie est une constante de l’organisation sociale : schématiquement, chacun de nous a la sensibilité de sa position sociale. Ce principe précède de loin l’orientation algorithmique des choix et des opinions.

7 Le même constat s’applique évidemment à l’élection américaine et interroge sur les régimes de vérités véhiculés sur Internet. Le témoignage d’un auteur de fausses informations à la suite des élections - le célèbre Paul Horner - est particulièrement éclairant. Voir l’article de Le Monde du 17/11/2016. Des plug-in anti fake news sont actuellement testés sur les navigateurs, avec certaines limites. Voir l’article de Libération du 03/12/16.

8 Circulant via des liens hypertextes, les mèmes sont de petits objets culturels viraux, qui sont copiés, modifiés et détournés à l’infini. On peut les comprendre comme étant des échos d’œuvres, celles-ci devenant des « fragments de l’expérience vécue lors d’une connexion au réseau ». Voir Jean-François Fogel, Bruno Patino, La condition numérique, Éditions Points, 2013.

9 Éric Sadin, La Siliconisation du monde. Lirrésistible expansion du libéralisme économique, Éditions L’Échappée, 2016.

10 José Luis Brea, cultura_RAM, Barcelone, Gredisa Editorial, 2007, cité in Jean-François Fogel, Bruno Patino, op.cit.

11 Extrait d’un discours de Malraux, cité dans https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/andre-malraux-la-culture-est-lheritage-de-la-noblesse-du-monde.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc-Antoine Morier, « Emmanuel Durand, L’attaque des clones. La diversité culturelle à l’ère de l’hyperchoix », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 janvier 2017, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22093 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.22093

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Rédacteur

Marc-Antoine Morier

Consultant et sociologue, Marc-Antoine Morier s’intéresse aux innovations dans les domaines du travail, des mobilités ainsi qu’à l’impact du numérique sur les usages et les relations sociales. Marc-Antoine Morier est diplômé de l’EHESS Paris.

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