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Laura Péaud, La Géographie, émergence d’un champ scientifique. France, Prusse, Grande-Bretagne

Raphaël Gans
La géographie, émergence d'un champ scientifique
Laura Péaud, La géographie, émergence d'un champ scientifique. France, Prusse et Grande-Bretagne (1780-1860), Lyon, ENS Éditions, coll. « Sociétés, Espaces, Temps », 2016, 280 p., ISBN : 978-2-84788-819-5.
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Texte intégral

  • 1 Grataloup Christian, « La passion de la géographie », L'Histoire, n° 425-426, juillet-août 2016, p. (...)

1Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2014, le travail de Laura Péaud a pour objet la transformation de la géographie en discipline scientifique en France, en Grande-Bretagne et en Prusse entre 1780 et 1860, durant un siècle qui a eu « la passion de la géographie »1. Laura Péaud examine comment le champ géographique s’est constitué, pris entre l’ambition de construire un savoir géographique universel et la constitution de savoirs géographiques nationaux soumis à l’influence croissante des institutions et des acteurs politiques.

  • 2 Titre de la première partie, p. 25.
  • 3 Caractère de ce qui relève de la géographie, pour une définition plus complète, voir l’article Géog (...)

2L’étude est chronologiquement structurée. L’auteure examine « la situation des savoirs géographiques »2 de 1780 à 1815, avant de s’intéresser à la structuration de la géographie comme discipline académique entre 1815 et 1840, puis à l’influence exercée par le/la politique sur le champ et la pratique géographiques jusqu’en 1860. Elle analyse comment les acteurs de cette histoire esquivent ou instrumentalisent cette influence, à laquelle ils adhèrent souvent. Le projet de Laura Péaud n’est pas uniquement de faire l’histoire d’une discipline scientifique. Il a une visée épistémologique en montrant qu’un champ scientifique se construit sous l’influence d’enjeux politiques. Il est aussi géographique, Laura Péaud affirmant la géographicité3 des phénomènes étudiés. La méthode mise en œuvre suppose ainsi l’efficacité du discours géographique à saisir sa nature, sa genèse et sa pratique.

  • 4 « Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la Terre  (...)
  • 5 À entendre comme des individus vivant dans l’espace culturel germanophone européen, puisque l’Allem (...)
  • 6 Claval Paul, Histoire de la géographie, Paris, Presses Universitaires de France, 2004.

3Entre 1780 et 1815, les discours géographiques restent marqués par l’ambition des intellectuels des Lumières à rendre compte systématiquement de la totalité du savoir4. Laura Péaud souligne cette ambition chez Conrad Malte-Brun qui fonde en 1807 les Annales des voyages, de la Géographie et de l’Histoire, puis publie une géographie universelle de 1810 à 1826. Elle observe que la discipline s’organise autour de figures centrales, comme Georg Forster, situées au cœur de réseau de correspondants européens, même si celui de Georg Forster, né en Prusse, est aux deux tiers constitué d’Allemands5. Elle note à la suite de Paul Claval6 la distinction s’opérant entre ingénieurs géographes, cartographes, et géographes savants décrivant le monde depuis leur cabinet de travail, dont Kant, Edme Mentelle ou Malte-Brun constituent les figures archétypales. Cette observation est immédiatement nuancée. Laura Péaud montre que les voyages d’Alexander von Humboldt et de Georg Forster semblent définir une figure géographique nouvelle, peut-être propre au monde culturel allemand.

4Entre 1815 et 1840, dans les capitales des trois pays étudiés, les acteurs d’une première génération de géographes s’organisent en sociétés savantes. Celles-ci structurent et définissent progressivement le champ disciplinaire de la géographie. À Paris, Londres ou Berlin, ces sociétés ont toujours l’ambition de rendre systématiquement compte de progrès de la géographie. Les bulletins édités par ces sociétés ou les revues de géographie manifestent cette volonté. Elles organisent un réseau de sociétés et de correspondants, surtout européens, qui permettent la diffusion du savoir géographique. L’institutionnalisation de la géographie s’inscrit dans une proximité géographique, sociale et culturelle avec le pouvoir politique. Cette proximité est essentielle pour des sociétés qui trouvent dans le pouvoir politique un soutien matériel et moral à leur développement.

  • 7 Ritter est nommé à la première chaire de géographie universitaire et à l’école militaire à Berlin. (...)
  • 8 Voir aussi sur ce sujet : Courreye Charlotte, « La carte et le territoire colonial », La Vie des id (...)

5Cette évolution accompagne une « professionnalisation de l’activité géographique » (p. 113) dont témoigne l’action d’Edme-François Jomard en France ou Carl Ritter7 en Allemagne. L’activité de recherche s’appuie de plus en plus sur la maîtrise sur le terrain d’instruments scientifiques : sextant, boussole ou thermomètre... dont l’usage est promu par les bulletins des sociétés de géographie et des géographes de premier plan comme Humboldt ou Jomard. Cela contribue à rendre les recherches géographiques dépendantes du monde politique et militaire. Des missions d’étude sont menées par des ingénieurs militaires ou de formation militaire, de l’expédition d’Égypte aux missions dirigées par Jean-Baptiste Bory de Saint Vincent en 1829 en Morée ou en Algérie en 1840-18428. Cette situation est source de tension pour les géographes, pris entre des exigences d’autonomie scientifique et l’influence du personnel et des institutions politiques. Ils sont ainsi contraints de concilier les injonctions politiques et celles issues de leur champ disciplinaire.

  • 9 Laura Péaud utilise le terme de « récit ».

6L’élaboration de la discipline géographique universelle passe par la mise en forme d’un champ et d’un discours9 propre. Cela passe par l’élaboration des fondements théoriques et pratiques de la discipline : en particulier son histoire, l’élaboration de cartes, en particulier chez Humboldt, et la mise en œuvre de méthodes descriptives et de standards de mesure communs. Il s’agit aussi de définir des objets et des périmètres de recherche, ainsi que le vocabulaire adéquat pour les décrire. Les espaces lointains, notamment africains, mais aussi l’espace national font l’objet d’un intérêt croissant. L’effort de définition de la discipline se heurte cependant à une faible théorisation de la géographie. Globalement cela conduit les géographes à distinguer dans leurs études les territoires européens et extra-européens, ou à utiliser un vocabulaire géographique encore limité.

  • 10 96 % des articles des bulletins de la Royal Geographical Society sont consacrés à l’espace colonial (...)

7La dernière période, de 1840 à 1860, voit s’affirmer la reconnaissance de l’intérêt et du caractère scientifique de la géographie. Cette période se distingue de la précédente par l’influence croissante du contexte colonial et du sentiment national sur la production géographique. En Grande-Bretagne et en France, la relance progressive de la colonisation de l’Inde ou de l’Algérie fait du savoir géographique un savoir stratégique. Il faut connaître les territoires qu’on occupe pour les contrôler et les administrer. Ils font l’objet d’un nombre notable, quoique encore restreint, d’articles dans les bulletins des sociétés de géographie10. Cet intérêt se manifeste également à travers l’Exploration scientifique de l’Algérie pendant les années 1840, 1841, 1842 publiée par ordre du gouvernement et avec le concours d’une commission scientifique (1848-1849) (p. 194). Ces travaux témoignent du contrôle que peut exercer la puissance publique sur les productions des géographes et de l’adhésion au projet colonial de ces derniers, surtout lorsqu’ils sont britanniques.

  • 11 Globes géants dans lesquels un public pouvait contempler une représentation de la surface terrestre

8Durant cette dernière période le contexte national influence de plus en plus une discipline dont l’institutionnalisation est progressivement renforcée. Ce processus est porté par « un engouement géographique général » du public dont témoigne la vogue des géoramas11. Les sociétés nationales de géographie voient leur recrutement s’étoffer. Des entreprises cartographiques améliorent et actualisent les cartes des différentes régions du monde, dès 1820 à Londres avec William et Alexander Keith Johnston, puis en Allemagne avec Heinrich Berghaus ou August Petermann en Prusse. Peu à peu, la circulation de l’information géographique, les travaux et les carrières d’une nouvelle génération de géographes s’inscrivent dans un cadre de plus en plus national. Les objets d’étude tendent à se distinguer en fonction des sociétés nationales, ainsi que le montre les cartes des périmètres d’objets de ces sociétés entre 1840 et 1860 établies par Laura Péaud (p. 220-223). La langue géographique elle-même tend à s’inscrire dans une culture nationale (p. 234). Reste que durant cette dernière période, ce qui soutient les travaux géographiques est moins la justification de la colonisation ou la détermination des caractéristiques géographiques nationales, que l’utilité et l’étude des ressources des territoires vers lesquels se tournent l’intérêt des géographes et des pouvoirs publics.

9En croisant et en comparant la constitution de la discipline géographique dans des sphères nationales différentes, en analysant l’influence que le contexte, les institutions et le personnel politique exercent sur cette discipline scientifique et sur ses acteurs, Laura Péaud montre une « disciplinarisation différenciée » de la géographie à l’échelle nationale (p. 243).

  • 12 Le cas britannique est peu évoqué dans le premier chapitre, si on fait exception de la participatio (...)
  • 13 Les navires de l’expédition à laquelle participe Bory de Saint-Vincent ont pour nom : Le Géographe (...)

10Quoique structurée et argumentée, la démonstration des thèses de Laura Péaud n’est pas toujours convaincante. Lorsqu’elle avance que la figure du géographe de cabinet semble française quand celle du géographe de terrain serait allemande, soulignant ainsi l’émergence des différences nationales, elle oublie de citer Aimé Bonpland qui a accompagné Humboldt en Amérique latine ou Bory de Saint-Vincent qui a publié son Voyage dans les Îles d’Afrique à son retour des Mascareignes en 1802. Cela infirme l’idée d’une pratique allemande de la géographie caractérisée par l’exploration du monde opposée à une pratique de cabinet en France puisque les figures du savant de cabinet sont autant françaises que germaniques12 (Mentelle ou Kant), comme les figures du géographe de terrain (Bonpland ou Forster par exemple). D’autre part, ceux-ci ne sont pas de purs cartographes. Ils sont souvent naturalistes. Il aurait été plus juste de noter l’existence de trois figures de géographe au tournant des XVIIIe et XIXe siècles : le géographe de cabinet, le cartographe, et le naturaliste13.

  • 14 Tort Patrick, « Histoire des idées, histoire des sciences et analyse des complexes discursifs », p. (...)

11Surtout Laura Péaud insiste en introduction et en conclusion sur l’efficacité d’une analyse épistémologique en terme spatiaux (champs, réseaux, croisements, intersectionnalité), analyse qui relève du spatial turn. Or ce type d’analyse utilise les concepts spatiaux comme outils heuristiques à titre essentiellement métaphorique. Il n’en est pas de même en géographie où ces concepts ont pour objet d’analyser concrètement un territoire. Si l’utilisation des concepts métaphoriques est légitime pour une épistémologie de la géographie, il ne va pas de soi que leur usage géographique soit adapté à une analyse de cet ordre. Les cartes réalisées par Laura Péaud des lieux de production du savoir universitaire et géographique à Paris, Berlin et Londres montrent la proximité géographique réelle des sociétés de géographie avec le pouvoir ; mais cette proximité n’explique pas en quoi cela influence la définition des méthodes et des objets des géographes. L’analyse politique et sociologique est ici plus efficace, comme aurait pu l’être une analyse des complexes discursifs de la géographie14. En revanche l’analyse des réseaux géographiques de correspondants des géographes ou des sociétés de géographie vient renforcer le concept de réseau social.

12D’autres points mériteraient une réflexion critique. Laura Péaud a une définition large du/de la politique, tout pouvant y être ramené : les missions d’étude, les membres des sociétés de géographie issus de l’aristocratie et de l’armée ou les représentations et les valeurs des géographes. L’opposition de l’universalisme kantien au libéralisme est surprenante (annexe biographique, p. 253). L’analyse du vocabulaire géographique, notamment allemand, tend à sur-exagérer l’influence de la culture nationale sur l’écriture géographique sans être totalement convaincante. Enfin les cartes qui accompagnent le texte sont sommaires. Certaines de leurs légendes sont incomplètes.

13De manière générale, les analyses de Laura Péaud ont tendance à surestimer les évolutions qu’elles mettent au jour, quoique l’analyse soit toujours nuancée. Il n’en reste pas moins que, sans bouleverser la vision qu’on avait jusqu’à présent de la naissance de la géographie, la thèse de Laura Péaud offre un panorama et une synthèse intéressante de l’émergence du champ disciplinaire et scientifique de la géographie au XIXe siècle.

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Notes

1 Grataloup Christian, « La passion de la géographie », L'Histoire, n° 425-426, juillet-août 2016, p. 56-63. Le travail de Laura Péaud se situe dans la lignée des recherches d'Hélène Blais : voir Blais Hélène, « Profession explorateur », L’Histoire, n° 425-426, juillet-août 2016, p. 40-49. Voir aussi Besse Jean-Marc, Blais Hélène, Surun Isabelle (dir.), Naissances de la géographie moderne (1760-1860). Lieux, pratiques et formation des savoirs de l'espace, ENS Éditions, coll. « Sociétés », 2010 ; compte rendu de Yann Calbérac pour Lectures : http://lectures.revues.org/1330.

2 Titre de la première partie, p. 25.

3 Caractère de ce qui relève de la géographie, pour une définition plus complète, voir l’article Géographicité, disponible en ligne : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article19.

4 « Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la Terre ; et d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons », extrait de l’article Encyclopédie, cité dans l’exposition l’Encyclopédie (1751-1780), disponible en ligne : http://expositions.bnf.fr/lumieres/figures/03_2.htm. On peut noter que ce site s’ouvre sur une animation montrant une carte de l’Europe et un globe terrestre mesuré au compas par deux ingénieurs-géographes : http://expositions.bnf.fr/lumieres/expo/salle1/index.htm.

5 À entendre comme des individus vivant dans l’espace culturel germanophone européen, puisque l’Allemagne en tant qu’État n’existe pas encore.

6 Claval Paul, Histoire de la géographie, Paris, Presses Universitaires de France, 2004.

7 Ritter est nommé à la première chaire de géographie universitaire et à l’école militaire à Berlin. Jomard était ingénieur-cartographe.

8 Voir aussi sur ce sujet : Courreye Charlotte, « La carte et le territoire colonial », La Vie des idées, 24 septembre 2014. Disponible en ligne : http://www.laviedesidees.fr/La-carte-et-le-territoire-colonial.html, à propos de Blais Hélène, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Paris, 2014.

9 Laura Péaud utilise le terme de « récit ».

10 96 % des articles des bulletins de la Royal Geographical Society sont consacrés à l’espace colonial britannique (p. 191).

11 Globes géants dans lesquels un public pouvait contempler une représentation de la surface terrestre.

12 Le cas britannique est peu évoqué dans le premier chapitre, si on fait exception de la participation de Georg Forster à la seconde expédition de James Cook de 1775 à 1778 ou de la mention de Joseph Banks ou Alexander Darlymple par exemple.

13 Les navires de l’expédition à laquelle participe Bory de Saint-Vincent ont pour nom : Le Géographe et Le Naturaliste. Sur l’image de l’expédition, voir le Voyage aux Terres Australes (1800-1804), disponible en ligne : https://www.histoire-image.org/etudes/voyage-terres-australes-1800-1804.

14 Tort Patrick, « Histoire des idées, histoire des sciences et analyse des complexes discursifs », p. 169-191, dans Tort Patrick, Qu’est-ce que le matérialisme, Introduction à l’analyse des complexes discursifs, Paris, 2016.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Raphaël Gans, « Laura Péaud, La Géographie, émergence d’un champ scientifique. France, Prusse, Grande-Bretagne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 décembre 2016, consulté le 14 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21969 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21969

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Rédacteur

Raphaël Gans

Enseignant d’histoire-géographie.

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