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Pascal Martin, Les métamorphoses de l’assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres

Thierry Fillaut
Les métamorphoses de l'assurance maladie
Pascal Martin, Les métamorphoses de l'assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2016, 243 p., ISBN : 978-2-7535-5137-4.
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Texte intégral

1C’est à une utile réflexion sur les conditions et les effets de la mise en œuvre des réformes intervenues dans le domaine de l’assurance maladie entre 1995 et 2008 que l’ouvrage de Pascal Martin, issu d’une thèse soutenue à l’EHESS en 2012, nous invite. L’enquête ethnographique qui le sous-tend, menée au long cours dans une Caisse primaire d’Île-de-France, montre comment ces réformes, qui bouleversent la branche maladie de la Sécurité sociale dans ses principes et son organisation, peuvent engendrer un traitement différencié des bénéficiaires selon leur statut (assuré ou non) ou leur situation (inclus ou exclu) et induire une « résurgence de la dimension moralisante de l’assistance » (p. 233), pour reprendre une formule employée par l’auteur. Cette enquête met au jour les tensions que génèrent au plus proche du terrain (interactions entre agents et usagers) les infléchissements philosophiques du système de protection sociale français (panachage croissant de la logique assurantielle de type bismarckien, fondée sur le salariat et sur un financement par cotisations, avec une logique assistancielle de type beveridgien, fondée sur la citoyenneté et sur un financement par l’impôt) et les transformations de son fonctionnement institutionnel (gestion étatique versus démocratie sociale, conversion aux logiques de gestion sur le modèle du new public management).

2Pascal Martin développe son analyse sur trois niveaux : les politiques publiques au moyen desquelles l’État pilote le système ; le management qui en est la courroie de transmission à l’intérieur de l’institution ; et les agents qui, en prise directe avec les usagers, ont en charge leur exécution. Le plan suivi en souligne les imbrications. Le premier chapitre (« De l’assistance à la gouvernance de l’assurance maladie : intervention et contrôle de l’État ») met en perspective les inflexions qu’implique la réforme de l’État social sur les plans des principes et de la gestion de l’assurance maladie. Le deuxième (« Former pour réformer ») et le troisième (« Prescrire la “qualité de l’accueil” et changer le management ») décryptent le processus de rationalisation qui conduit à réorganiser l’accueil au guichet des usagers dans le but affiché de rendre plus efficiente leur prise en charge. Enfin, les deux derniers chapitres (« Assister et contrôler. Les catégories de pensée de l’État assistanciel » et « Le nouveau gouvernement des pauvres ») contextualisent l’inégale prise en considération des usagers en fonction de leurs profils et en soulignent les conséquences en matière de contrôle social.

3Parce qu’elle est située dans l’un des départements français les plus touchés par les phénomènes de pauvreté et d’exclusion, la Caisse primaire dans laquelle Pascal Martin a mené son observation participante a été fortement impactée dans son fonctionnement et son organisation par l’instauration en 1999 de la couverture maladie universelle (CMU) garantissant à tous une prise en charge des soins par un régime d’assurance maladie, puis de l’assistance médicale d’État (AME) qui permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier, sous conditions, d'un accès aux soins. Les caractéristiques de cette Caisse en font dès lors un terrain d’enquête d’autant plus pertinent pour apprécier les conditions de mise en œuvre de ces droits nouveaux ouverts aux usagers les plus démunis que les réponses apportées par sa direction s’inscrivent pleinement dans ce nouveau management qui, prescrit par les grands corps de l’État (auxquels on peut assimiler les cadres de direction formés au sein de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale), applique au service public les modes de gestion en vigueur dans les entreprises privées. Pour faire face à l’afflux des usagers, le dispositif d’accueil physique a été reconfiguré et des personnels recrutés et formés ; à l’hétérogénéité des usagers (assurés sociaux inclus, assurés sociaux à risque de désaffiliation, bénéficiaires de la CMU/AME) répond celle des agents (statut et ancienneté, modes et niveaux de recrutement…) chargés de les recevoir et de traiter leurs demandes selon des protocoles dûment établis (temps de traitement des dossiers, conduite d’entretien à l’aide de logiciels…).

4De là naît l’approche différenciée de la prise en compte des usagers. La reconfiguration de l’accueil a pour effet d’instaurer une hiérarchisation temporelle (prise en charge immédiate ou décalée), spatiale (gestion des files d’attente) et catégorielle (orientation distincte selon le statut) du traitement des dossiers selon la complexité de la demande et, de fait, les deux étant liées, de la situation du demandeur. Quant aux agents, soumis à une injonction de résultats de la part de leur encadrement, ils en deviennent les stricts opérateurs.

5Pour Pascal Martin, cette approche différenciée des usagers est le marqueur d’un nouveau gouvernement des pauvres, une résurgence sous les coups de boutoir du néolibéralisme d’une perception assistancielle de l’aide aux plus démunis, que l’instauration de la Sécurité sociale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale promettait de faire disparaître. Le sort particulier réservé aux demandeurs de la couverture maladie universelle et plus encore de l’aide médicale d’État (les « assistés »), en comparaison de celui garanti aux assurés ou à certains bénéficiaires de la solidarité nationale (par exemple, les citoyens français rapatriés en 2004 de Côte d’Ivoire), serait en quelque sorte un avatar contemporain de la distinction entre « bons » et « mauvais » pauvres (ceux qui sont dignes d’être secourus versus ceux qui ne le sont pas) qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, conditionnait l’octroi de secours ciblés et facultatifs au titre de la charité et de la bienfaisance publique. Le contrôle de la fraude et la suspicion généralisée de fraude à leur encontre seraient des moyens de cette stigmatisation.

6Riche d’exemples et convaincant au plan de la démonstration, l’ouvrage n’en comporte pas moins quelques limites. Ainsi la lecture que fait Pascal Martin de l’histoire de la protection sociale, y compris dans sa période récente, mériterait quelques nuances pour ce qui concerne le cas particulier de l’assurance maladie, qu’il s’agisse du regard sévère que l’auteur porte sur les fondements de l’assistance ou de sa dénonciation de la mainmise de l’État sur la Sécurité sociale. Quelques élargissements et approfondissements, par exemple sur l’aide sociale légale issue de la réforme de 1953 et ses évolutions après la décentralisation (aide médicale départementale), ou sur la crise d’efficacité et de légitimité de l’État social dans le champ spécifique de la santé (inégalités de santé et d’accès aux soins), auraient permis de moduler davantage un propos parfois réquisitorial, tout comme quelques comparaisons avec d’autres caisses d’assurance maladie ou d’allocations familiales auraient permis d’étayer la généralisation des observations tirées du terrain étudié.

7Au final, comme le souligne Colette Bec dans sa préface, l’intérêt et l’originalité du livre de Pascal Martin résident dans ce qu’il donne à voir précisément et avec force détails « comment la mise en œuvre d’une réforme », celle de la CMU, dont le bien-fondé ne peut guère être mis en cause (universalité de la protection sociale), « non seulement reproduit le partage entre les citoyens en fonction de leur inscription sociale et professionnelle mais l’aggrave » (p. 10). En cela, sa lecture ne peut être que conseillée à tous ceux qui, de près ou de loin, s’intéressent à la protection sociale et aux réformes qui, par touches successives, en bouleversent la philosophie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thierry Fillaut, « Pascal Martin, Les métamorphoses de l’assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21851 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21851

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