Christian Hottin, Claudie Voisenat (dir.), Le tournant patrimonial. Mutations contemporaines des métiers du patrimoine
Texte intégral
- 1 Issu de l’appel à projet lancé en 2010 par le département du Pilotage de la recherche et de la Poli (...)
1Cet ouvrage collectif1 vient combler un manque dans la littérature patrimoniale en sciences sociales. En effet, il se concentre sur une thématique encore peu traitée, celle des métiers du patrimoine. Bien qu’il s’agisse principalement ici de saisir les mutations des pratiques professionnelles que connaissent les acteurs du patrimoine, les auteurs s’interrogent également sur les pratiques muséales menées par des experts, des passionnés, etc. et sur la place du patrimoine dans notre société. Les différentes analyses portant sur les transformations que connait l’ensemble du monde patrimonial s’appuient majoritairement sur des enquêtes ethnographiques auprès de différents corps de métier, tels que les gardiens de musée, les archivistes, les conservateurs, mais aussi auprès d’« amateurs éclairés ».
2L’ouvrage se découpe en trois parties, chacune d’elles se concentrant sur les mutations passées ou en cours. La première se focalise sur l’idée selon laquelle nous avons connu un changement de paradigme : plus précisément, comme l’exprime Claudie Voisenat (chapitre 1), « le patrimoine est après le trésor, l’art et le monument, le dernier venu des dispositifs d’instauration de la valeur des choses du passé et il en renouvelle profondément le sens, les logiques symboliques et les fonctions sociales » (p. 30). La deuxième partie examine la manière dont les professionnels et les travailleurs « se (ré)inventent » un rôle, des compétences et des fonctions au sein de certaines institutions, tout en faisant face aux conflits qui émergent de ces transformations. Ces dernières sont imputées au nouveau management public, au tournant numérique et aux restructurations qu’ont vécu certaines institutions culturelles, telles que la fermeture du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO), l’ouverture consécutive du musée du Quai Branly (MQB) et de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), le déménagement des archives départementales de l’Hérault, etc. Faisant suite à ces analyses ainsi centrées sur les changements insufflés par l’administration, la dernière partie s’intéresse à l’émergence de nouvelles pratiques patrimoniales conduites par des « amateurs éclairés » (comme les « collectionneurs/conservateurs » de musées privés) et au combat mené par les personnes en charge de l’action culturelle de la ville de Carcassonne pour la reconnaissance de leur statut de médiateur (chapitre 11).
3Les enquêtes de Mélanie Roustan (chapitre 5) et d’Anne Monjaret (chapitre 7) se sont intéressées aux mutations professionnelles qu’ont connues les conservateurs et les gardiens de musée lors de la fermeture du MAAO, puis des ouvertures du MQB et de la CNHI. Ces enquêtes sont peut-être les plus abouties de la deuxième partie car les deux ethnologues ont pu s’immerger sur le terrain à des périodes différentes. La fermeture du MAAO, le déplacement des objets au MQB et l’évolution des modes de gestion des réserves selon un double principe de rationalisation – celui de la conservation préventive et celui de la traçabilité – ont occasionné l’émergence du métier de régisseur des œuvres, au détriment de celui de conservateur. Les conservateurs du MAAO, avant la fermeture du musée, étaient « les seuls maîtres à bord » et avaient un accès privilégié (voire un lien intime) aux réserves et à leur gestion. D’après Mélanie Roustan, ils sont à présent en train de réinventer leur activité de valorisation scientifique ainsi que leur relation aux collections (qui était d’ordre corporel) par l’incorporation des pratiques et ressources numériques. À titre d’exemple, les conservateurs bénéficiaient auparavant d’un accès quotidien et d’une connaissance personnelle de leur collection (par une appréhension tactile des objets et une organisation des réserves qui leur étaient propres). Dorénavant, les collections leur sont difficilement accessibles (principalement pour des questions de sécurité et de conservation), et les conservateurs doivent aujourd’hui passer par les bases de données numériques pour avoir accès à l’objet recherché - et cet accès se limite souvent à une visualisation sur écran. Quant aux gardiens de musée, le passage du MAAO à la CNHI a changé en profondeur leur rapport aux lieux (œuvres comprises), aux publics et à leur fonction auto-construite de médiateur. En effet, comme le décrit Anne Monjaret, la spécialisation accrue des métiers dans le secteur du patrimoine, qui s’est accompagnée par une offre de formation de plus en plus spécifique, a entrainé la rationalisation des tâches aux seins des institutions culturelles. Autrement dit, l’activité des gardiens de musée se cantonne à la stricte surveillance, et celle des médiateurs à la médiation. L’article de Christophe Apprill et Aurélien Djakouane (chapitre 4) se base sur une enquête par questionnaire auprès des agents des services de l’archéologie, de la restauration, des archives, des musées, de l’inventaire, etc. et donne une vue plus générale sur le monde du patrimoine. Il explique ainsi que l’activité de recherche des agents du patrimoine a pour objet de définir ce qui fait patrimoine et de favoriser la collaboration et les échanges entre collègues. Vivement encouragée par l’administration et fortement valorisée dans l’éthique professionnelle des agents du patrimoine, l’activité de recherche est cependant réalisée dans une grande précarité. Les agents des services du patrimoine sont le plus souvent réduits à mener leurs recherches depuis leur domicile et sur leur temps libre – par manque de temps face à l’augmentation des tâches de gestion/management. De plus, la chaine de coopération entre les agents du patrimoine et ceux de la recherche est fragilisée par la mise en place de nouvelles politiques managériales et de rationalisation.
- 2 La troisième partie compte trois articles contre six pour la deuxième... ce qui est regrettable.
4La troisième partie de l’ouvrage permet de sortir du cadre des métiers régis par l’administration française, ce qui en fait tout son intérêt2, car comprendre les mutations au sein des métiers du patrimoine ne peut se limiter au cadre de l’administration. Les contributions de Véronique Dassié (chapitre 10) et de Nicolas Adell (chapitre 12) permettent ainsi d’éclairer les pratiques des professionnels du patrimoine sous un angle nouveau. Véronique Dassié compare dans son article la pratique de collecte d’objets entre les conservateurs des musées publics et les « collectionneurs/conservateurs » des musées privés. Elle montre que l’émotion est la clé de voute de l’activité de ces conservateurs. En effet, l’émotion, bien qu’elle soit camouflée par les conservateurs des institutions publiques, est un moteur dans la sélection d’objets patrimoniaux. L’émotion définirait, d’après l’auteure, la patrimonialité d’un objet. Nicolas Adell, quant à lui, interroge ce qui fait musée et patrimoine aux yeux des compagnons. Il a donc mené une enquête au sein des différents musées de compagnonnage en analysant la manière dont les compagnons médiatisent leur expérience de vie et leur activité. De cette médiation se dégage une dualité entre la mise en récit de l’individuel – les histoires propres des compagnons – et la mise en récit du collectif – « un passé commun, celui des légendes et des représentations partagées par la communauté » (p. 280). L’auteur, à travers cet éventail des mises en récit possibles, vient réinterroger la notion même de médiation culturelle qui prévaut dans ces musées entre l’univers compagnonnique et le grand public, ou entre « un entre-soi » et l’ouverture au monde. Pour lui, il existe trois moyens de donner accès à la culture grâce à une médiation par l’action, par la parole (écrite ou orale) ou par l’objet.
5Conclure par les deux premiers chapitres de cet ouvrage permet de replacer les mutations contemporaines que connaissent les métiers du patrimoine (au sein des secteurs public et privé) dans un contexte plus général. Le texte (inédit) de Daniel Fabre (chapitre 2) analyse ce qui a mené au changement de « dispositif d’instauration de la valeur des choses du passé », et le texte de Claudie Voisenat fait l’historiographie du terme « patrimoine ». Ils décrivent le glissement sémantique qui s’est opéré autour de l’utilisation du mot « patrimoine » au sein des institutions culturelles, françaises comme internationales. Le patrimoine est ainsi devenu synonyme de culture, voire d’identité, permettant à tout groupe social de revendiquer sa propre identité en donnant le sens et les valeurs qu’il souhaite à un objet patrimonial. De là découle le changement de rapport que nous entretenons avec le patrimoine, qui n’est plus historique ou mémoriel mais expérientiel et émotionnel. En somme, pour résumer ce changement de paradigme en reprenant la formule du regretté Daniel Fabre : nous sommes passés de l’idée que « [le] patrimoine c’est à nous » à l’idée que « [le] patrimoine c’est nous » (p. 52).
Notes
1 Issu de l’appel à projet lancé en 2010 par le département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique du Ministère de la culture et de la communication, « Pour une ethnologie des métiers du patrimoine ».
2 La troisième partie compte trois articles contre six pour la deuxième... ce qui est regrettable.
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Référence électronique
Romain Bijeard, « Christian Hottin, Claudie Voisenat (dir.), Le tournant patrimonial. Mutations contemporaines des métiers du patrimoine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 novembre 2016, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21666 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21666
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