Stéphane Dorin, Velvet Underground. La Factory de Warhol et l’invention de la bohême pop.
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Publié le 16 janvier 2017
Texte intégral
- 1 Dans le premier morceau, Advice, à 1′30″.
- 2 Stéphane Dorin, « Style du Velours : sociologie du transfert de capital symbolique entre Andy Warho (...)
1Dans son live de 2004 à Los Angeles, distribué sous le titre Animal Serenade, Lou Reed commença son concert1 par la boutade suivante : « J’ai pensé que j’allais vous expliquer comment faire une carrière à partir de trois accords », ceux de Sweet Jane. Ce morceau de 1969, parmi les plus connus du répertoire de Lou Reed, figure sur le quatrième album officiel du groupe The Velvet Underground, associé à la figure tutélaire d’Andy Warhol. Ces trois figures cultes de la musique des années 1960 que sont The Velvet Underground, Andy Warhol et Lou Reed constituent l’objet d’étude de Stéphane Dorin dans son court ouvrage Velvet Underground : La Factory de Warhol et l’invention de la bohême pop. Ce dernier oscille entre une reprise et un approfondissement d’un des anciens articles de l’auteur, publié en 20052 et consacré aux mêmes figures. À ce titre, on peut rapidement comprendre les points forts et les points faibles de ce court opus.
- 3 Voir spécifiquement, dans La Distinction (1979), le Chapitre 2 et sa sous-partie intitulée « Les st (...)
- 4 La pochette de « l’album à la banane » est en effet une impression de Warhol dont le seul nom appar (...)
2La thèse au cœur de l’ouvrage concerne, sans surprise étant donné le titre de l’article source, la manière dont Andy Warhol a employé son capital économique et la structure économico-sociale qu’était son atelier d’art nommé la Factory pour accumuler et faire fructifier du capital symbolique dans le domaine de l’art, et de l’art musical en particulier, par l’intermédiaire du Velvet Underground. Stéphane Dorin applique ici une des thèses de Pierre Bourdieu3 selon laquelle il existe des possibilités de conversion d’un capital en un autre. Si le capital économique, sous forme de revenu ou de patrimoine, peut être transformé par les agents sociaux en capital culturel (par l’achat de biens culturels ou d’une scolarité spécifique donnant droit à des diplômes particuliers), il peut également avoir un usage symbolique, par lequel l’agent démontre sa position dans l’espace social. Ce fut ainsi le cas pour Andy Warhol au cours des années 1965 à 1968. Après avoir découvert The Velvet Underground par l’intermédiaire de Paul Morrissey, Andy Warhol proposa au groupe la Factory comme lieu de répétition et lui permit de développer son propre style dans le cocon particulier que fut l’atelier. Sachant que les membres de la Factory partageaient a minima la même sous-culture, insistant sur l’importance d’être « bohême » tout en étant « pop », les membres du Velvet (Lou Reed, John Cale, Sterling Morrison et Maureen Tucker) ont pu tirer profit du lieu pour expérimenter des formes d’expression et d’identification permettant de dépasser les apories de leur carrière sociale antérieure. En effet, leurs études supérieures leur avaient permis d’obtenir un capital culturel exploitable économiquement. Mais, originaires de familles des classes moyennes, ils ne disposaient pas d’un stock de capital social suffisant pour rentabiliser véritablement leurs compétences artistiques sur le marché musical. Le mécénat d’Andy Warhol constitua alors leur marchepied pour accéder à une forme de reconnaissance. Mais ce fut également une opportunité pour Andy Warhol d’associer son nom à l’avant-garde dans le domaine de l’art contemporain, notamment musical. On peut rappeler pour preuve qu’Andy Warhol incita The Velvet Underground à s’associer à Nico pour leur premier album studio, le plus connu s’il en est, et qu’il insista publiquement sur son rôle dans ce partenariat4. On peut également rappeler qu’Andy Warhol se fit épauler par le groupe pour apparaître publiquement (à l’occasion des événements nommés les Exploding Plastic Inevitable) et appuyer sa stratégie artistique générale de « renversement des valeurs et d’introduction de nouveaux critères de classement » (p. 68).
- 5 L’auteur alterne entre ces deux versions de la thèse tout au long de l’ouvrage en employant alterna (...)
- 6 Sherwin Rosen, « The Economics of Superstars », The American Economic Review, vol. 71, n° 5, 1981.
- 7 Robert H. Frank & Philip J. Cook, The Winner-Take-All Society: Why The Few At The Top Get So Much M (...)
- 8 En l’occurrence, elle repose sur une application du marché des superstars à l’ensemble des différen (...)
3Si cette thèse est bien détaillée tout au long de l’ouvrage, ce dernier souffre cependant d’un problème de construction qui se manifeste de différentes manières. D’une part, on constate que la reprise par Stéphane Dorin de son article de 2005 est incomplète. Dans l’introduction de ce nouvel ouvrage, l’auteur insiste en effet sur l’importance du « statut mythique du groupe dans le rock » et sur la nécessité d’analyser conjointement les « processus de production » et les « conditions de réception des œuvres » pour « saisir la question de la valeur des œuvres d’art et des objets culturels » (p. 2). Cependant, l’ouvrage part du présupposé que le Velvet Underground est un groupe mythique, sans définir ce que serait un « groupe mythique » et sans déconstruire l’évidence qu’il en serait un. Et il n’aborde que peu la question des conditions de réception de leur œuvre. Traiter frontalement cette question supposerait une étude des commentaires de critiques et de profanes des années 1960 à nos jours, étude que Stéphane Dorin n’entreprend pas du tout. D’autre part, on constate que l’approfondissement par l’auteur de son article de 2005 se fait de manière brouillonne. En effet, le sociologue cherche également à démontrer dans ce court livre – moins de 100 pages – que la Factory de Warhol et sa collaboration avec le groupe Velvet Underground furent un des germes (ou du moins sont représentatifs, car annonciateurs5) du capitalisme actuel. On retrouve ici, dans une version généraliste et peu précise, une des thèses de l’auteur sur l’industrialisation de l’art. Cependant, la stratégie consistant à conserver 95% de son texte antérieur l’amène à ne traiter cette thèse qu’en ajoutant, de-ci de-là, de plus ou moins longues parenthèses sur l’existence de sous-cultures ou sur les mutations contemporaines du marché du travail. De fait, si certaines éclairent le propos, d’autres ne le rendent que plus confus, sans permettre de démontrer ici les nouvelles thèses avancées. Ceci est d’autant plus le cas que certains concepts sont employés avec peu de rigueur. On peut citer l’exemple de l’analyse du « marché des superstars »6, que Stéphane Dorin applique sans précaution à l’ensemble des marchés (pages 35-36), reprenant ainsi une des thèses des économistes Frank et Cook7 sans avoir pris la peine de vérifier sa validité8.
4Pour conclure, malgré la qualité de certains points de l’ouvrage, on ne peut pas, pour paraphraser Lou Reed, faire œuvre neuve de sociologie sans changer de partition. Curieux et amoureux du Velvet Underground, retournez à l’article de 2005, mais surtout à vos platines.
Notes
1 Dans le premier morceau, Advice, à 1′30″.
2 Stéphane Dorin, « Style du Velours : sociologie du transfert de capital symbolique entre Andy Warhol et le Velvet Underground (1965-1967) », A contrario, vol. 3, n° 1, 2005 p. 45-67. On retrouve quasiment mot pour mot l’intégralité de cet article éclaté dans les cinq chapitres qui composent l’ouvrage.
3 Voir spécifiquement, dans La Distinction (1979), le Chapitre 2 et sa sous-partie intitulée « Les stratégies de reconversion ».
4 La pochette de « l’album à la banane » est en effet une impression de Warhol dont le seul nom apparaît.
5 L’auteur alterne entre ces deux versions de la thèse tout au long de l’ouvrage en employant alternativement des verbes soulignant une causalité ou une analogie.
6 Sherwin Rosen, « The Economics of Superstars », The American Economic Review, vol. 71, n° 5, 1981.
7 Robert H. Frank & Philip J. Cook, The Winner-Take-All Society: Why The Few At The Top Get So Much More Than The Rest Of Us, New York and London, Penguin, 1996.
8 En l’occurrence, elle repose sur une application du marché des superstars à l’ensemble des différents segments du marché du travail sans tenir compte des hypothèses spécifiques qui le caractérisent. Pour une critique de l’ouvrage de Frank & Cook, voir Krugman dans la Harvard Business Review.
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Référence électronique
Patrick Cotelette, « Stéphane Dorin, Velvet Underground. La Factory de Warhol et l’invention de la bohême pop. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 novembre 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21662 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21662
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