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Elisa Herman, Lutter contre les violences conjugales. Féminisme, travail social, politique publique

Marianne Davy
Lutter contre les violences conjugales
Elisa Herman, Lutter contre les violences conjugales. Féminisme, travail social, politique publique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2016, 309 p., postface de Rose-Marie Lagrave, ISBN : 978-2-7535-4871-8.
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Texte intégral

1L’enjeu de cet ouvrage est de reconstruire une histoire de l’introduction des politiques de lutte contre les violences conjugales en France et la diversité de leurs mises en application locales. Comment certaines féministes, poursuivant la lutte pour l’obtention de l’égalité entre les sexes à travers la question des violences conjugales, sont-elles parvenues à traduire leurs revendications en politique publique ? Pour répondre à cette problématique, Elisa Herman étudie les trois espaces qui enserrent et relèguent son objet d’étude à une position dominée, à savoir le féminisme, les politiques publiques et le travail social. Les matériaux qu’elle recueille sont multiples : archives d’associations, observations non participantes puis participantes, entretiens avec des acteurs mobilisés à des degrés divers autour de la cause, tels que personnalités politiques, militantes, fondatrices d’association, travailleuses sociales, victimes.

  • 1 Que l’auteure nomme à la suite des travaux de Anne Revillard le « féminisme d’Etat ».

2L’ouvrage se compose de six chapitres. Les processus de reconnaissance de la cause comme problème public ainsi que l’institutionnalisation de la prise en charge des femmes victimes de violences conjugales, dont les acteurs centraux sont les féministes, les instances étatiques chargées de promouvoir les droits des femmes1 et le travail social, sont décrits dans les deux premiers chapitres. Puis, dans les trois chapitres suivants, l’analyse est orientée vers l’histoire singulière de quelques associations, lue à travers l’histoire de leurs fondatrices, salariées et quelques femmes victimes de violences conjugales. Ces chapitres pointent le fait que l’institutionnalisation des modalités de prise en charge des victimes de violences conjugales, qui passe par un ancrage dans le travail social, n’est pas un processus linéaire et uniforme, il varie selon certaines caractéristiques des associations. Toutefois, le tournant libéral qui atteint le travail social à partir des années 1980 impliquant l’assujettissement de l’action sociale à des nouvelles logiques économiques et budgétaires, permet d’expliquer l’uniformisation progressive des modalités de prise en charge à laquelle sont contraintes les associations et, dans le même temps, l’invisibilisation progressive des cadres de lecture féministes hérités de la seconde vague. Si le travail social a constitué un outil indéniable de légitimation de la cause, il est aussi devenu un obstacle à la prise en compte globale de la question de la domination masculine ; ceci explique d’ailleurs le renouvellement, constaté par l’auteure, des cadres de lecture féministes dans lesquels la cause des enfants devient centrale.

  • 2 La droite veut remettre à l’ordre du jour la figure de la « mère de famille » selon les propos tenu (...)

3La cause des violences conjugales est prise en charge politiquement de manière discontinue. La lutte contre les violences conjugales intervient pourtant dans un temps politique et social marqué par la mise en visibilité de la question des inégalités femme-homme (à travers notamment les combats féministes récents gagnés pour le droit à la contraception et à l’avortement). Néanmoins, sa légitimation par les pouvoirs publics est longue et laborieuse, notamment parce que le « féminisme d’État » tient une place relativement dominée et instable dans l’ensemble de l’appareil politique. Pour preuve, alors que les revendications féministes contre les violences conjugales gagneront du terrain aux prémisses de la présidence mitterrandienne, où un premier ministère des Droits de la femme dirigé par Yvette Roudy est créé (qui ne reverra le jour que pendant deux ans sous la présidence de François Hollande), cette avancée sociale et politique sera battue en brèche dès 1986, période de cohabitation pendant laquelle la femme et ses droits réintégreront le foyer familial2 au sein d’une délégation.

  • 3 Notamment, des psychologues aux Etats-Unis diffuseront des outils théoriques conçus pour aborder ce (...)
  • 4 L’année 1975 est déclarée « année de la femme » par l’ONU, tandis que la Convention sur l’éliminati (...)

4La reconnaissance sociale et politique de cette cause est progressive et dépendante de facteurs explicatifs. La participation de féministes aux caractéristiques sociales particulières (militantes universitaires pour certaines, en lien avec la sphère politique nationale voire internationale) en est un premier. D’autre part, comme nous l’avons souligné plus haut, au niveau national une large partie de la population est sensibilisée aux questions des inégalités de sexe, et l’adhésion à un « ethos égalitaire » au sein d’un couple apparaît plus évidente. Qui plus est, les féministes de la seconde vague ont participé à démanteler la traditionnelle opposition entre sphère privée et sphère politique en diffusant l’idée que « le privé est politique ». Au niveau du contexte international, la question des violences faites aux femmes est un sujet scientifique3 et politique4 important. La légitimation de la lutte contre les violences conjugales passe également par l’ancrage des actions menées par les féministes dans le travail social. En effet, le recours à des méthodes et outils, théoriques et professionnels, déjà reconnus et consacrés par l’État leur permet d’une part d’accéder aux subventions étatiques, mais aussi de légitimer leurs pratiques de prise en charge des victimes. L’inscription dans le travail social est un phénomène partagé par les différentes associations étudiées. En revanche, les étapes d’inscription varient d’une association à l’autre et expliquent les phénomènes de résistance plus ou moins accentués contre l’imposition des cadres de lecture issus du travail social.

5L’enquête ethnographique que mène l’auteure porte principalement et inégalement sur deux associations qui se distinguent selon certaines caractéristiques. La chercheuse dégage ainsi deux profils d’association. Dans la première, le principe de professionnalité issu du travail social prime sur les logiques féministes : l’association a été fondée dans l’immédiat après-MLF à l’initiative de militantes féministes engagées dans des actions et mouvements à l’échelle régionale, qui se sont inscrites officiellement immédiatement dans le registre du travail social, mais sans se professionnaliser elles-mêmes. La séparation entre féministes militantes non professionnelles et professionnelles issues du travail social est à l’origine de tensions conduisant les fondatrices à recruter une nouvelle chef de service qui instaurera un régime de professionnalité au détriment des principes militants féministes ; les fondatrices quitteront d’ailleurs l’association à cette période. La deuxième association a été fondée en 1992 par un groupe de féministes professionnelles (infirmière, gynécologue, assistante sociale…) militant localement pour répondre au problème des violences subies par les femmes, qu’elles côtoient par ailleurs dans d’autres espaces créés également à leur initiative (tels que la Maison des femmes et une halte-garderie). Cette nouvelle association visant à lutter contre les violences conjugales s’inscrit donc dans un projet féministe plus large, et dans une temporalité spécifique où les militantes ont acquis un professionnalisme et une expérience non négligeables des rouages politiques. Cette configuration particulière permet d’expliquer les plus fortes résistances de ces fondatrices et salariées face aux logiques issues du travail social, parvenant à jongler entre une posture militante et une posture professionnelle. La sensibilité féministe caractérisant ce pan du travail social se pérennise par le biais d’une socialisation professionnelle organisée et délivrée aux nouvelles recrues par les associations elles-mêmes ainsi que par la Fédération Nationale Solidarité Femmes. La FNSF (organe politique à l’intersection des sphères militante et politique) est un acteur central de la définition de ce que l’auteure nomme un « travail social féministe ».

6S’il existe certaines résistances du côté des associations, liées à leur parcours singulier d’inscription dans le travail social, à soumettre entièrement les modalités de prise en charge des femmes victimes de violences conjugales aux cadres de lecture imposés par le référentiel du travail social, il n’en demeure pas moins que les cadres de lecture féministes qui résistent sont de plus en plus soumis aux logiques économiques et budgétaires issues du travail social. En effet, l’adaptation aux logiques du travail social est devenue la norme tant pour les salariées en quête de reconnaissance professionnelle que pour les associations en quête de subventions publiques. Cette adaptation passe par la réorganisation des pratiques professionnelles et l’évincement de certaines pratiques dites féministes (comme la valorisation de la sororité à travers des réunions de paroles collectives), ainsi que l’alignement des normes associatives sur celles du travail social en s’appropriant ses outils (telle que la psychologie).

7L’auteure pointe un grand paradoxe. Si le rapprochement avec le travail social est source de légitimation sociale et politique de la cause, il conduit aussi à la délégitimer. En effet, le travail social est soumis depuis les années 1980 à une réorganisation de ses objectifs et modalités d’intervention dont les principes sont réunis sous le terme « nouvelle gestion publique ». L’importation d’une rationalité économique dans le traitement des violences conjugales agit au détriment des logiques politiques féministes d’égalité femme-homme : la valorisation d’une autonomie avant tout financière nuit in fine au principe d’émancipation féministe puisque les femmes victimes de violences conjugales, pressées de trouver un emploi au plus vite, se tournent plus souvent vers les emplois les moins qualifiés, les plus précaires, vers des « métiers dits féminins ». De fait, « cette injonction à l’autonomie économique entraîne en réalité, de façon souterraine, une reconduction voire une amplification des inégalités de genre » (p. 274). Alors que les fondatrices féministes des premières structures associatives inscrivaient la question des violences conjugales dans celle plus large de la domination masculine, qui, de fait, mérite pour être enrayée un traitement social et politique global, le tournant libéral des années 1980 a participé à morceler l’action publique et à la rendre moins efficace qualitativement. Comme le rappelle l’auteure les principales usagères des structures associatives ont majoritairement peu de ressources sociales, elles sont des agents dominés dans l’espace social global, mais aussi dans celui des violences conjugales.

8Finalement, le constat général de l’ouvrage est pessimiste. Le travail social a participé à dépolitiser la cause des femmes en imposant des cadres de lecture « neutres » politiquement. Pourtant, des cadres de lecture féministes demeurent et se refaçonnent notamment en prenant appui sur le travail social lui-même. Ainsi en est-il du nouvel intérêt des travailleuses sociales féministes pour la cause des enfants qui sont les oubliés de la lutte contre les violences conjugales et sont pensés dans le même temps comme un des rouages de la perpétuation de ces inégalités femme-homme : « en laissant les hommes violents maintenir un lien avec leurs enfants, comme s’il s’agissait d’un cas de séparation banale ou ordinaire, on ne permet ni à la société, ni aux pères, ni aux enfants de prendre conscience de la gravité des délits ou crimes en matière de violences conjugales » (p. 284).

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Notes

1 Que l’auteure nomme à la suite des travaux de Anne Revillard le « féminisme d’Etat ».

2 La droite veut remettre à l’ordre du jour la figure de la « mère de famille » selon les propos tenus par Hélène Gisserot, chargée de la nouvelle délégation à la Condition féminine supplantant le ministère des Droits de la femme (p. 84).

3 Notamment, des psychologues aux Etats-Unis diffuseront des outils théoriques conçus pour aborder ces problèmes. En France, les féministes s’approprieront le courant du feminist perspective pour analyser les violences conjugales.

4 L’année 1975 est déclarée « année de la femme » par l’ONU, tandis que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) est ratifiée en 1979.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marianne Davy, « Elisa Herman, Lutter contre les violences conjugales. Féminisme, travail social, politique publique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 octobre 2016, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21526 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21526

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