Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 1. Cours au Collège de France (1981-1983)
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- Review by Matthias Fringant
Published 01 February 2019
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- 1 Ont ainsi été publiés, dans l’ordre chronologique : Bourdieu Pierre, Science de la science et réfle (...)
1Ce premier volume du « cours de sociologie générale » vient compléter la publication des transcriptions des enseignements que Pierre Bourdieu donna lorsqu’il était titulaire de la chaire de sociologie du Collège de France, de 1981 à 20011. Lors de son élection à cette institution au printemps 1981, le sociologue béarnais avait alors principalement à son actif des travaux qu’il est possible de regrouper en deux catégories : l’Algérie, et la démocratisation culturelle et scolaire. Dans les années précédant sa prise de fonction au Collège de France, il avait publié deux de ses ouvrages majeurs – La Distinction en 1979 et Le Sens Pratique en 1980 – dans lesquels il synthétisait sa démarche scientifique et l’appliquait à l’objet par excellence de la sociologie : les classes sociales.
2C’est à ce point de sa trajectoire professionnelle que ce cours prend place. À la différence de tous les autres, consacrés à un objet particulier – l’État, Manet, et la science de la science pour ceux ayant fait l’objet d’une publication – ce premier cycle d’enseignement, s’étalant des années 1982 à 1986, était dédié à la transmission d’un mode de pensée général à travers l’explicitation la plus complète possible des concepts principaux que le sociologue avait forgé lors de ses recherches empiriques passées. Ce premier volume restitue ainsi les leçons des deux premières années. Il contient également un court chapitre rédigé par Julien Duval et Patrick Champagne sur la situation du cours de sociologie générale dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, ainsi que les résumés des cours, un index des noms, des notions, et une table des matières. Il sera complété par un second volet qui contiendra les cours donnés lors des trois dernières années du cycle, offrant ainsi un développement systématique des principes de recherche du sociologue.
3Les leçons données lors de la première année et du début de la seconde insistent très largement sur « un préalable à toute tentative de théorisation en sciences sociales, à savoir la relation entre le sujet scientifique et son objet, et plus précisément la relation entre le sujet scientifique comme sujet connaissant et son objet comme ensemble de sujets agissants » (p. 12). Pierre Bourdieu y distingue une connaissance savante du monde social, qui diffère de la connaissance pratique que les sujets sociaux mettent en œuvre dans leur vie quotidienne. Cette distinction est fondamentale pour ne pas être piégé par ce que le sociologue a successivement nommé le biais objectiviste, intellectualiste, et scolastique : faute de soumettre l’activité de théorisation à une interrogation sur ses propres conditions sociales de possibilité, les savants tendent à commettre l’erreur consistant à penser que les sujets sociaux agissent selon les modèles scientifiques construits pour étudier le monde social. C’est sur cette réflexion principale qu’il articule ensuite l’exposition de sa démarche de recherche ainsi qu’une ébauche des relations complexes entre ses concepts principaux, à savoir l’habitus et le champ, le capital ayant dans une large mesure été délaissé, faute de temps.
4Concernant la démarche générale, Pierre Bourdieu indique qu’elle consiste donc dans un premier temps à construire un espace de positions à travers l’établissement de critères objectifs se construisant contre le sens pratique commun. Il s’agit ensuite de réintroduire dans ce modèle savant les pratiques et représentations des sujets sociaux, contribuant à la réalité objective du monde social. Enfin, une dernière étape vise à étudier les relations entre d’une part ces pratiques et représentations, et d’autre part les systèmes de positions objectives construits dans le premier temps du travail scientifique.
5Pour effectuer la transition avec l’exposition des concepts d’habitus et de champ, la méthode préconisée par Pierre Bourdieu peut également être décrite par un premier moment qui est l’étude du processus par lequel le social s’inscrit dans la matérialité des choses : la notion de champ interviendra ici. Le deuxième stade consiste en l’analyse du processus d’incorporation, « c’est-à-dire le mécanisme, la logique selon laquelle les structure objectives, les conditions objectives se transforment en dispositions permanentes » (p. 235) : la notion d’habitus sera ainsi mobilisée. Enfin, l’étape finale est dédiée à l’étude des relations entre ces deux formes d’existence, le social n’existant que dans le rapport entre ces deux formes, les choses et les corps. La théorie de l’action que Pierre Bourdieu propose se trouve donc dans la correspondance entre ces espaces de positions (champs) et de dispositions (habitus).
6Pierre Bourdieu en vient lors de la plus grande partie de la seconde année du cours à préciser quels rôles viennent plus spécifiquement jouer les notions d’habitus et de champ dans cette approche, en donnant des explications détaillées sur leur genèse historique au contact de différentes traditions théoriques, leurs caractéristiques principales, leurs usages passés et possibles dans la pratique de recherche, et enfin les relations mutuelles qu’elles entretiennent. Il précise ainsi, en ce qui concerne le premier concept, qu’« au fond, la fonction principale de l’habitus […] est de rendre compte de ce fait simple que, étant le produit de l’incorporation des structures objectives, […] les structures incorporées de l’habitus sont génératrices de pratiques qui peuvent être ajustées aux structures objectives du monde social sans être le produit d’une intention explicite d’ajustement » (p. 288-289).
Passant à l’analyse de la notion de champ, le sociologue explique qu’elle « n’est pas une thèse, ni ce qu’on appelle d’ordinaire une théorie [mais] une manière de penser, une sorte de terme mnémotechnique qui, devant un problème, fournit des techniques de construction de l’objet » (p. 532). Elle invite ainsi à éviter la monographie, pour prendre au sérieux le primat des relations, en écartant les images de l’individu, de la somme d’individus, et des interactions entre individus, obligeant ainsi à construire un espace relationnel de positions, qu’il s’agit ensuite de mettre en relation avec les dispositions des sujets sociaux. Ainsi, l’espace des interactions et celui des rapports de force objectifs peuvent être pensés conjointement.
- 2 Parmi ce type d’ouvrages figurent notamment Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris, Minuit (...)
- 3 Sur ce point, voir Fabiani Jean-Louis, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, « (...)
7 Les ouvrages de Pierre Bourdieu visant à se familiariser avec son mode de pensée étant très abondants, on est en droit de s’interroger sur l’intérêt que présente réellement celui-ci. À notre sens, il se justifie par un certain nombre d’éléments. Par rapport aux autres livres de l’auteur ayant la même visée, il s’agit tout d’abord de la seule retranscription d’un enseignement effectué sur plusieurs années, permettant des reprises, des éclaircissements, et des approfondissements successifs. Il se distingue en cela des autres retranscriptions de discours oraux2, réunissant souvent des interventions éparses en lien avec la situation dans laquelle elles ont été prononcées, mais ne formant jamais un système global. Si le sociologue s’inquiète de ce format, indiquant à de nombreuses reprises ses réserves sur la réception de son discours dans cette situation particulière que représente la leçon, il permet toutefois de procéder plus que tout autre à un début d’exposition des relations mutuelles entre les différents pans conceptuels de l’auteur. Il présente ainsi les avantages de restituer l’économie générale de son mode de pensée dans toute sa complexité, et par là d’éviter les usages comme les critiques partielles, et parfois partiales, de ses notions3. Cette plongée au cœur d’un système théorique original est facilitée par le remarquable travail réalisé par l’équipe éditoriale, consistant en un lissage du texte selon les principes qu’adoptait jadis le sociologue, un ajout d’utiles notes de bas de page facilitant autant la compréhension du contexte que l’approfondissement de certains points, et un découpage en chapitres pertinents. En définitive, cet ouvrage semble permettre de mieux comprendre, et ainsi mobiliser empiriquement tout comme critiquer scientifiquement, l’exigeante entreprise du sociologue.
Notes
1 Ont ainsi été publiés, dans l’ordre chronologique : Bourdieu Pierre, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, « Cours et travaux », 2001 ; Bourdieu Pierre, Sur l’État, Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil/Raisons d’agir, « Cours et travaux », 2012 [https://lectures.revues.org/7206] ; Bourdieu Pierre, Manet : une révolution symbolique, Cours au Collège de France 1998-2000, Paris, Seuil/Raisons d’agir, « Cours et travaux », 2013 [https://lectures.revues.org/13483].
2 Parmi ce type d’ouvrages figurent notamment Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris, Minuit, « Documents », 1980 ; Bourdieu Pierre, Choses dites, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1987 ; Bourdieu Pierre, Raisons pratiques, Paris, Seuil, « Points essais », 1994 ; Bourdieu Pierre, Wacquant Loïc, Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, « Liber », 2014 [1992].
3 Sur ce point, voir Fabiani Jean-Louis, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2016, p. 102
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Electronic reference
Matthias Fringant, « Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 1. Cours au Collège de France (1981-1983) », Lectures [Online], Reviews, Online since 22 September 2016, connection on 14 January 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21407 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21407
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