Davide Pontille, Signer ensemble. Contribution et évaluation en sciences
Texte intégral
1Les sociologues, en tant qu’auteurs, se posent rarement la question de savoir ce qui fait d’eux des auteurs, ce qui fait que leurs articles et ouvrages constituent des contributions scientifiques dont ils sont les auteurs. L’absence de codification en la matière y est certainement pour beaucoup et l’accord d’un comité de rédaction ou d’un comité éditorial semblent suffire à faire des sociologues des auteurs uniques et à part entière même quand ils signent à plusieurs. Pourtant, la consistance d’une contribution pose question dès lors qu’elle est signée par des auteurs ensemble et l’absence de conventions explicites peut ainsi laisser libre cours à toutes les spéculations. Tel jeune docteur cosignant avec son directeur de thèse peut ainsi être soupçonné d’avoir fait l’objet de largesses ou d’exploitation éhontée, selon que l’on cherche à disqualifier son travail ou à le valoriser. De manière plus générale, si l’auteur n’est pas unique, l’évaluation de la contribution de chacun des coauteurs devient problématique. Une autre question est celle de l’invisibilisation de toutes les mains, plus ou moins petites, qui contribuent de manière pourtant décisive aux résultats des recherches sociologiques et dont la seule gratification consiste le plus souvent et au mieux en l’honneur procuré par une citation en page de remerciements ou en petits caractères infrapaginaux : personnels statutaires d’appui à la recherche, vacataires en tous genres, étudiants, enquêteurs des instituts de statistiques, personnels administratifs, etc. Les sociologues peuvent être rassurés, leur discipline n’a pas le monopole des hésitations et des conflits autour de la définition de ce qui compte dans le travail scientifique, et plus la division du travail et la division disciplinaire s’intensifient et se diversifient, plus le problème devient aigu. C’est ce que montre David Pontille dans cet ouvrage qui vient ponctuer une carrière toute consacrée aux pratiques d’écriture, notamment en sciences. Il s’agit en effet d’une version remaniée de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, construit à partir d’une exploitation secondaire de matériaux accumulés lors de ses recherches précédentes, d’analyses de corpus de revues et de la relecture de matériaux de seconde main. D’un certain point de vue, derrière la signature unique, il s’agit donc d’une œuvre, au moins en partie, collective, comme tout travail scientifique. Et l’auteur de reconnaître les nombreuses dettes accumulées au cours de ce travail (p. 191).
2Concrètement, la question à laquelle répond David Pontille est la suivante : quelles sont les conditions d’attribution d’une valeur scientifique à des actes et à des personnes ? Pour y répondre, il s’intéresse au vocabulaire de la contribution par lequel les acteurs démêlent ce qui relève de l’individuel et du collectif, de l’accessoire et du décisif, du scientifique et du technique. L’originalité de ce travail sur les pratiques d’écriture et de signature est d’inscrire ces dernières dans ce que l’auteur désigne comme des agencements du travail scientifique, lesquels comprennent un ensemble de ressources (humaines, financières, techniques…). De cette manière, il se donne les moyens d’identifier les variations de la division du travail, de la hiérarchie des tâches et du vocabulaire de la contribution, liées à des types organisationnels spécifiques. Dans un même mouvement, il s’intéresse aux technologies d’attribution propres à ces agencements de travail par lesquels certains noms, certaines conventions d’ordonnancement de ces noms et certaines procédures graphiques de présentation des signataires sont fixés et participent à désigner des auteurs ainsi d’une hiérarchie entre auteurs du point de vue de leurs apports. L’intérêt de l’approche de David Pontille réside ici dans le fait qu’il ne se contente pas d’enregistrer l’existence d’associations et de conventions. Il insiste ainsi sur la labilité et la conflictualité des agencements de travail et sur l’instabilité des conventions qui ne sont que le résultat temporairement stabilisé de conflits autour de la définition des actes et des personnes qui comptent. Trois agencements de travail caractérisés par des technologies d’attribution, trois régimes, sont ici identifiés et analysés.
- 1 Sur ce sujet on pourra consulter le récent ouvrage que Sophie Houdart consacre au CERN, Les incomme (...)
3Le premier agencement est l’autorship. Il est caractéristique des sciences de la vie. Alors même que les signatures sont multiples, prime ici la figure du chercheur au singulier dont le nom figure en fin de liste. Il s’agir du responsable d’équipe, celui « qui détient le pouvoir de décision et d’action » (p. 38) et qui décide de la valeur des actes et des personnes en vertu du pouvoir qui lui est délégué par le groupe. Ce régime entre en crise lorsque les recherches sont multicentriques, associant plusieurs responsables d’équipe, et pluridisciplinaires : il est alors plus compliqué de hiérarchiser les contributions entre elles sans objectiver une hiérarchie entre disciplines, objectivation peu propice à optimiser le travail collaboratif. C’est le cas notamment dans les sciences biomédicales, caractérisées par le contributorship. La liste des contributeurs (quelques dizaines) est ici assortie d’une description des activités de chaque équipe, voire de chaque acteur. Néanmoins, la stabilisation de conventions partagées sur les principes de classement des activités s’avère particulièrement complexe et donne lieu à des oppositions, notamment entre revues. David Pontille pointe ainsi le rôle éminemment politique que jouent ces dernières dans la définition de ce qui fait science et de ceux qui font la science. Le troisième régime est celui qui prévaut en physique des particules, où les articles sont signés par plusieurs centaines voire plusieurs milliers de contributeurs parmi lesquels il n’est fait aucune distinction : le membership. Toutes les personnes et tous les actes sont ici mis en équivalence. La contribution d’un spécialiste en physique théorique se voit ainsi attribuer la même valeur que celle d’un physicien pilotant une expérience, laquelle ne vaut pas plus que celle d’un technicien réglant les instruments. Toutes les contributions sont ici considérées comme décisives en raison de l’étroite interdépendance des tâches et des acteurs, de l’étalement dans le temps des expériences (plusieurs années voire plusieurs dizaines d’années pour certains projets). Ces trois agencements de travail permettent enfin d’identifier trois modalités de constitution des collectifs. L’autorship fonctionne par accumulation de ressources de tous ordres (économique, symbolique, institutionnel, humain…) autour d’un nom. Le contributorship fonctionne par agrégation d’équipes et ne reconnaît plus aucun centre. Enfin, le membership fonctionne par association égalitaire autour de ces instruments gigantesques que sont les accélérateurs de particules1, au service desquels chaque membre se dévoue.
4L’ouvrage de David Pontille constitue un apport important pour saisir comment se produit la science et comment se définit ce et ceux qui font science. Au-delà des disciplines étudiées et comme nous l’avons suggéré en introduction, il nous invite également à réfléchir et à reconsidérer les définitions des actes et des personnes qui contribuent de manière décisive aux sciences sociales, par trop marquées par le mythe du créateur solitaire et incréé.
Notes
1 Sur ce sujet on pourra consulter le récent ouvrage que Sophie Houdart consacre au CERN, Les incommensurables, Zones sensibles, 2015.
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Référence électronique
Rémy Caveng, « Davide Pontille, Signer ensemble. Contribution et évaluation en sciences », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 juillet 2016, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21162 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21162
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