Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie (1960-1984)
Texte intégral
1Passionnante est la plongée dans l’histoire de l’extrême droite que nous propose Pauline Picco. Ses Liaisons dangereuses, qui portent bien leur titre, ne se contentent pas de décrire avec clarté les liens entre deux univers de la droite extrême, en Italie et en France, elles analysent aussi en filigrane la révolution idéologique d’une famille politique ébranlée par la défaite du fascisme et l’apparition d’un espace politique de plus en plus « européen ». Structuré en trois parties très découpées et détaillées, l’ouvrage de Pauline Picco suit de manière semi-linéaire l’évolution des milieux d’extrême droite français et italiens et de leurs relations entre 1960 et 1984.
2L’auteure se focalise d’abord sur le rôle de l’OAS (Organisation armée secrète) et de la guerre d’indépendance de l’Algérie qui sont l’occasion d’une fraternisation entre les réseaux français nationalistes et antigaullistes et les reliquats de la galaxie fasciste italienne, en particulier le MSI (Movimento Sociale Italiano). Par ailleurs, une frange de la droite « institutionnelle » de la péninsule, au sein du mouvement démocrate-chrétien et du clergé, facilite aussi le séjour de membres de l’OAS en Italie. Cette ambigüité existe également dans les services de renseignement romains qui surveillent les activités des exilés français sans toujours répondre aux sollicitions de leurs homologues parisiens, qui réclament de la fermeté contre une menace pour le nouveau régime gaulliste de la Ve République. Plus que l’aide logistique effective des Italiens dans les soubresauts du conflit algérien, ce sont les rencontres entre militants des deux côtés des Alpes qui vont se révéler déterminantes dans les décennies suivantes – en Italie, une véritable mythologie se développe autour des « paras » de l’OAS et de leur combat « national ».
3Une fois l’indépendance de l’Algérie obtenue, l’OAS se fissure mais une partie de ses militants, notamment des hommes d’action entraînés au maniement des explosifs et de diverses tactiques de guérilla, persévèrent dans l’exil. Alors que les franges les plus radicales du mouvement fasciste italien renouent avec la doctrine de déstabilisation violente de l’État et multiplient les attentats (stragis) à la fin des années 1960, c’est au tour des Français exilés d’apporter soutien matériel et expérience à leurs camarades italiens. Un réseau complexe se noue dans le sud de l’Europe, utilisant le Portugal de Salazar et l’Espagne de Franco comme bases arrière jusqu’à leurs chute. Parallèlement aux relations clandestines, les forces politiques d’extrême droite (groupuscules, partis) entament également un rapprochement en fondant divers groupes de coordinations européens. Jusqu’au milieu des années 1970, ce sont surtout les Français (Ordre nouveau, Parti des forces nouvelles puis Front national) qui vont être idéologiquement et symboliquement dépendants de l’extrême droite parlementaire en Italie (MSI), dont le succès électoral culmine en 1972.
4L’originalité des Liaisons dangereuses tient principalement aux sources utilisées par l’auteure : rapports des services de renseignement et témoignages d’indicateurs, interviews de nombreux protagonistes et, bien sûr, étude des publications d’extrême droite. Pauline Picco assoit ses thèses sur un socle riche et solide. Son choix de développer séparément la description des liens informels et formels entre les deux droites extrêmes, sans délaisser complètement la chronologie linéaire, rend la compréhension du phénomène plus aisée au lecteur, qui pourrait facilement se perdre au milieu de cette famille politique foisonnante et pleine de scissions, de sous-groupes et de contradictions internes.
5L’autre intérêt majeur de l’ouvrage réside dans sa manière de mélanger l’analyse des réseaux d’individus et des réseaux d’idées. Une partie significative du livre est consacré à l’exégèse des productions d’extrême droite françaises et italiennes et à la manière dont elles se sont influencées. Pauline Picco met en lumière un processus qui dépasse d’ailleurs ces deux cadres nationaux et les rapports qu’ils entretiennent : entre les années 1960 et les années 1980, plusieurs thèmes classiques du nationalisme et du fascisme vont être réinventés et adaptés à une nouvelle donne internationale. La défense de « l’Europe » et de « l’homme européen » va devenir centrale ; la figure de « l’étranger », venu remplacer « l’homme blanc » et développant à son encontre un « racisme » spécifique, se cristallise dans les années 1960 à côté de la haine anticommuniste traditionnelle ; les symboles de la Résistance, puis de la révolte « gauchiste » de 1968 sont récupérés et intégrés dans le bagage théorique de l’extrême droite.
- 1 Concept formalisé par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus dans diverses allocutions et dans un (...)
6L’auteure conclut d’ailleurs fort justement sur l’actualité de ces évolutions intellectuelles (« grand remplacement »1, « racisme anti-blanc », etc.). Si elle note que les liens entre l’extrême droite française et sa consœur italienne ont évolué depuis les années 1980, on y trouve toujours un écho qui part de l’Italie (« normalisation » du néofascisme dans les années 1990, cohabitation des forces institutionnelles avec des groupes plus radicaux comme CasaPound) et « remonte » vers la France (« dédiabolisation » du Front national, liens flous avec la frange extraparlementaire comme le Bloc identitaire). Liaisons dangereuses est un ouvrage riche, très complet et d’une actualité brûlante.
Notes
1 Concept formalisé par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus dans diverses allocutions et dans un ouvrage éponyme de 2011 ; il décrit un projet de « remplacement » des populations « européennes » par des populations « non européennes » qui serait opéré consciemment par les élites politiques du continent.
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Référence électronique
Thibault Scohier, « Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie (1960-1984) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juin 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21047 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21047
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