Laetitia Levantis, Venise, un spectacle d’eau et de pierres. Architecture et paysage dans les récits de voyageurs français (1756-1850)
Texte intégral
1« Je brûlais de désir de voir Venise, où j’arrivai la veille de l’Ascension », s’enthousiasmait Louis-Élisabeth Vigée-Lebrun avant de découvrir les fastes de la Sérénissime. À la fin du XVIIIe siècle, alors que la pratique du Grand Tour, voyage initiatique de l’aristocratie européenne, bat son plein, Venise continue d’exercer une indubitable fascination. Pourtant, semble déjà poindre le regret teinté de mélancolie d’une cité prestigieuse en déclin, qui ne serait plus que l’ombre d’elle-même. Pour Laetitia Levantis, dont une partie de la thèse de doctorat est publiée ici, il s’agit moins de comprendre les diverses mutations du tissu urbain qu’a connues Venise au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, que de saisir, par le prisme des voyageurs français, la façon dont la cité lagunaire a été perçue. Il s’agit également de rendre compte de l’articulation entre l’espace urbain et l’environnement « naturel » de la ville sous la plume des voyageurs, dont les récits constituent les principales sources de l’ouvrage. En prenant l’année 1850 comme terminus ad quem de son étude, l’historienne déborde le cadre du Grand Tour pour englober l’époque romantique, indissociable de l’occupation autrichienne de la ville, depuis la chute des institutions républicaines en 1797.
2La première partie est de facture relativement classique. Laetitia Levantis s’attache à décrire les modalités du premier contact des voyageurs avec la Sérénissime, et se montre attentive à relever les multiples « textualisations » d’un site singulier, où l’omniprésence de l’élément aquatique métamorphose, sur le papier, la ville en « plante marine ». Les métaphores, hyperboles et comparaisons utilisées par les voyageurs, participent d’une visualisation du réel et d’une esquisse littéraire d’un paysage nouvellement découvert. Pour autant, cette découverte n’est que partielle, dans la mesure où les nombreuses vedute gravées et peintures d’artistes, dont celles de Canaletto sont les plus emblématiques, réactivent une mémoire visuelle de la ville enfouie et antérieure au voyage. Aux premiers étonnements enchanteurs se substitue progressivement la découverte de la sinuosité et de l’exiguïté du territoire vénitien, incarnées par la topographie labyrinthique des canaux et des rues. Cette tortuosité ne contribue guère à favoriser la lisibilité de l’espace géographique et déroute nombre de voyageurs. Mais c’est sans compter le décalage entre une Venise fantasmée et la Sérénissime qui s’offre réellement à leur regard lorsqu’ils découvrent le spectre de la décadence hantant la ville, spectacle funeste de palais voués aux gémonies relaté par Chateaubriand en 1833 dans ses Mémoires d’outre-tombe.
3Certes, cette vision catastrophiste d’une ville en ruines doit être considérablement nuancée car, comme le rappelle Laetitia Levantis, Venise entame moins une période de déclin à partir de 1797 qu’une ère de transition vers la modernité politique, économique et urbanistique. La hantise de la décadence ne correspond pas tant à la réalité qu’aux angoisses contemporaines, exacerbées par les bouleversements connus par la société française au même moment, l’ostracisme de l’aristocratie héréditaire vénitienne renvoyant aux voyageurs l’image de leur propre chute. On comprend ici comment la métaphore de la ruine comme reliquat des grandeurs passées s’est à la fois inscrite dans une nouvelle esthétique et dans une rhétorique s’adaptant aux configurations du site vénitien : la ville n’a-t-elle pas été qualifiée par Antoine-Claude Valéry de « Palmyre de la mer » ? L’imaginaire de l’engloutissement constitue ainsi le versant négatif de l’omniprésence de l’eau. La question posée par la deuxième partie du livre n’est donc pas tant celle de la véracité des propos des voyageurs sur l’architecture vénitienne que celle de leur contextualisation dans des représentations normées du fait urbain. Certes, le spectacle de pierres qu’offre la cité lagunaire à ceux qui la visitent est le double fruit de l’adaptation à un environnement particulièrement hostile et d’un dispositif de représentations idéologique accompli par les autorités, mais il eût été fécond d’articuler cette pensée de la topographie vénitienne aux nouveaux rapports à la nature urbaine qui se tissent au même moment en France. L’absence de jardins et d’espaces végétaux est furtivement mise en relation à la prolifération concomitante des espaces potagers et jardiniers en Europe, mais cette hypothèse aurait mérité d’être plus amplement développée. N’est-il pas révélateur que le comte d’Espinchal compare, dans son Journal d’émigration, la place Saint-Marc à un jardin du Palais-Royal qui aurait été dépouillé d’arbres ? Le jardin du Palais-Royal fut non seulement un haut lieu de la sociabilité des Lumières, mais également un lieu où le débat sur la nature en ville fut d’une rare acuité, notamment lorsque, dès 1781, le duc de Chartres retrancha des parties du jardin à la faveur de sa politique de spéculation immobilière. Quoi qu’il en soit, l’auteure montre bien à quel point la perception de l’architecture vénitienne est étroitement conditionnée par les modes stylistiques en vigueur. Il n’est guère étonnant en ce sens que les promoteurs du néoclassicisme et du palladianisme aient unanimement jeté l’anathème sur le métissage byzantino-gothique de la place Saint-Marc, lorsque la réhabilitation des modèles antiques impliquait de se tourner vers la haute Renaissance. Cette posture consistant à dénigrer les étrangetés médiévales persista au moins jusqu’en 1830 avec les écrits de Quatremère de Quincy, l’un des plus ardents défenseurs de l’architecture renaissante, avant de céder sa place aux fantasmes orientalisants du XIXe siècle qui ont grandement réhabilité le syncrétisme architectural des palais du Grand Canal. Toutefois, cette césure entre une seconde moitié du XVIIIe siècle entièrement dévolue à la réhabilitation de l’antique – alors même que nombre d’historiens et artistes de l’époque préconisent une véritable rupture historiographique avec la tradition – et un XIXe siècle fasciné par l’esthétique gothique, aurait gagné à être relativisée.
4La troisième partie de l’ouvrage, vraisemblablement la plus stimulante et la plus novatrice, cherche à interroger le rôle de l’élément aquatique dans une histoire des représentations sanitaires et environnementales, dans un contexte où la stagnation des eaux et leurs exhalaisons constituent une source d’inquiétude majeure pour les voyageurs. La vive conscience des dangers que représentent les miasmes délétères et putrides d’un air pensé comme responsable des affections physiologiques ne fait pourtant pas l’objet d’un consensus général. En opposition avec les récits des voyageurs nimbés d’angoisse quant à la salubrité de la Sérénissime, Laetitia Levantis analyse toute une littérature scientifique et médicale qui entend réhabiliter les vertus des émanations marines liées à un climat bénéfique. Nombre des topographies médicales foisonnant à la fin du XVIIIe siècle attirent l’attention sur l’effet des marées et vents violents, élevant et abaissant tour à tour le niveau de la lagune toutes les six heures, et insistent sur les vertus d’un renouvellement régulier des eaux. Un changement de paradigme médical voit le jour à partir de années 1830, et réhabilite pleinement la cité lagunaire dans le traitement des maladies pulmonaires, à l’instar de la phtisie ou de la tuberculose, ou dermatologiques et vénériennes. Cet engouement thérapeutique pour les effets salvateurs d’une atmosphère modérément tiède et humide contribue à ériger progressivement Venise en point nodal de la balnéothérapie et, in fine, en pivot d’un tourisme balnéaire dont s’empare l’hôtellerie naissante.
- 1 Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français (...)
- 2 Pour Venise, mais à la Renaissance, voir Karl Appuhn, A Forest on the Sea: Environmental Expertise (...)
5Certes, comme le souligne Gilles Bertrand, l’Italie ne fut pas seulement la destination des élites intellectuelles, elle est restée avant tout, comme l’atteste d’ailleurs l’analyse des passeports, une terre de pèlerinage, un champ de bataille, un marché économique, un espace de contrebande1. Mais Laetitia Levantis, en plaçant la focale sur un phénomène essentiellement élitaire, n’occulte pas pour autant la diversité des modes de représentation de l’espace urbain vénitien. Elle a soin, au contraire, de rappeler à quel point la ville est à chaque fois inventée et réinventée par la plume. Si l’on pourra regretter l’absence de l’historiographie environnementale2 qui, articulée à celle du voyage, aurait ouvert de nouvelles perspectives pour penser à la fois la place des non-vivants dans la ville, les métabolismes urbains et la narration de l’environnement, l’ouvrage, par ses choix chronologiques et scalaires, conserve une indéniable pertinence. Élégamment écrit, il satisfait ainsi les exigences des spécialistes et des néophytes.
Notes
1 Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie, milieu XVIIIe siècle-début XIXe siècle, Rome, École française de Rome, 2008.
2 Pour Venise, mais à la Renaissance, voir Karl Appuhn, A Forest on the Sea: Environmental Expertise in Renaissance Venice, Baltimore, John Hopkins University Press, 2009.
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Référence électronique
Jan Synowiecki, « Laetitia Levantis, Venise, un spectacle d’eau et de pierres. Architecture et paysage dans les récits de voyageurs français (1756-1850) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 juin 2016, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20914 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20914
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