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Joëlle Zask, La démocratie aux champs

Simon Calla
La démocratie aux champs
Joëlle Zask, La démocratie aux champs. Du jardin d’Eden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2016, 256 p., ISBN : 9782359251012.
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Texte intégral

1Rappelant que le rapport à la terre cultivée est un objet qui traverse l’histoire de la pensée philosophique (Lovelock, Voltaire, Rousseau, Diderot, Locke, Benjamin) et discutant celui-ci au regard d’une multitude d’exemples (Adam dans le jardin d’Eden, le farmer américain, les jardins partagés, la thérapie horticole, les luttes paysannes, l’agroécologie, etc.), Joëlle Zask montre à travers cet essai que : « ce qui est progressivement devenu notre idéal de liberté démocratique ne vient en priorité, ni de l’usine ni des Lumières ni du commerce, de la ville ou du cosmopolitisme, mais de la ferme » (p. 7). En effet, selon l’auteure, ce serait dans le rapport à la terre, et plus précisément dans l’activité qui consiste à cultiver celle-ci, qu’il convient de chercher les racines de l’idéal démocratique.

2Pour ce faire, J. Zask développe son propos autour de quatre parties. Elle questionne d’abord les effets du rapport à la terre dans la construction et le développement de l’individu ; ensuite l’auteure montre que cette association invite les acteurs à devoir organiser leur rapport aux autres, qu’ils soient humains ou non-humains ; puis la traductrice de Le public et ses problèmes (Dewey, 2010) explique que cela peut faire advenir des formes d’organisation politique maintenant la continuité entre association publique et association privée ; et enfin, elle conclue en montrant que l’étude de l’attachement des hommes à la terre mène aussi à aux questions de la participation des individus au devenir collectif et du rapport entre science et société.

  • 1 Triple fonction que l’on retrouve chez Winnicott dans le domaine de l’éduction.
  • 2 L’auteure fait une différence entre la liberté relative à l’autonomie et la liberté relative à l’in (...)
  • 3 Montessori, Freinet ou Dewey.

3Dans une première partie, l’auteure cherche à mettre en évidence le rôle joué par la culture de la terre dans la réalisation de l’individu. Au delà de l’idée selon laquelle le travail des champs serait un accomplissement à sens unique, c’est-à-dire du cultivateur vers la terre transformée en jardin productif, J. Zask explique qu’un tel engagement participe aussi, en retour, de la transformation des individus. C’est par exemple le cas d’Adam, dont l’histoire retient injustement la seule responsabilité dans le « péché originel » par rapport au rôle qu’il devait jouer à Eden (p. 21). En effet, l’auteure rappelle que selon les écrits, Dieu aurait placé Adam en ce lieu afin qu’il le cultive et en prenne soin. Il devient donc le jardinier, et surtout le gardien d’Eden ; un rôle qui n’a rien de passif puisqu’il demande de conserver, protéger et soigner1 Eden pour en faire un « environnement suffisamment bon » (p. 25). Mais, c’est également le cas du farmer américain qui, pour Thomas Jefferson, est enclin à développer l’esprit public nécessaire à l’expérience démocratique. Il serait une figure typique de l’individu indépendant2 ; c’est-à-dire de celui qui « gouverne ses affaires et se gouverne lui-même » (p. 38). Néanmoins, celui-ci ne doit pas être considéré comme « un être accompli […] mais comme un ouvrage dont la réalisation dépend de circonstances favorables et de conditions particulières » (p. 42). Selon l’auteure, lorsqu’il cultive la terre, non seulement le paysan façonne son existence, mais il développe aussi son intelligence et ses compétences. C’est pourquoi le potager a pu devenir un outil pédagogique largement utilisé par « l’école progressiste »3. Par exemple, lorsque les enfants sèment des plantes, ils doivent s’habituer à prendre en compte la durée des phénomènes mais aussi et surtout, à identifier et évaluer les transformations induites par leurs actes. Le jardinage semble donc permettre le déploiement d’une « éducation par l’expérience » (p. 52) qui s’avère bénéfique au processus d’individuation.

  • 4 Que l’auteure considère comme « inutiles et dangereuses » (p. 72)
  • 5 Oldenburg, R., The Great Good Place, Paragon House, New York, 1989.

4Une deuxième partie de cet essai permet de montrer que, si le lien à la terre a pu être un argument pour légitimer des utopies sociales4 ; le jardinage semble aussi et surtout favoriser le développement de certaines formes de sociabilités qui s’avèrent essentielles à l’esprit démocratique. C’est par exemple le cas des jardins partagés, dans lesquels J. Zask voit des similitudes avec la société humaine. En effet, pour l’auteure, tout comme « chaque parcelle et chaque plante sont à la fois localisées et "essaimantes", chaque individu est à la fois singulier et en interaction avec les autres (p. 97). Ainsi, les différentes parcelles forment un ensemble plus vaste dont la porosité des frontières internes permet à la fois l’établissement d’échanges, et la mise en place d’une coopération entre humains et non-humains. Dans cette perspective, l’ouverture apparait alors comme une caractéristique essentielle des jardins partagés (p. 101). Celle-ci est d’abord géographique, au sens où ces espaces n’admettent que de faibles délimitations n’entravant pas les échanges ni la vue. Ils n’entrent pas dans la catégorie d’« espace privé » ni dans celle d’« espace public » et constituent une sorte de « troisième lieu5 ». En outre, cette ouverture est aussi sociale puisque le modèle des jardins partagés cherche à estomper la distinction entre savant et profane en même temps qu’il produit de la mixité culturelle – aux deux sens du terme (p. 110). De fait, selon l’auteure, non seulement les jardins partagés développent le sentiment d’appartenir à une communauté, mais ils permettent également aux individus de prendre part à la formation de cette dernière.

5Après l’étude des plans individuel et social, J. Zask consacre une troisième partie au versant politique du jardinage ; même si l’auteure précise qu’un tel découpage ne devrait pas avoir lieu étant donné que « maintenir la continuité entre l’individualité, l’association privée et l’association publique est une condition des modes de vie démocratiques et fait partie de leurs valeurs » (p. 131). Il est alors question de montrer que malgré les représentations négatives qui entourent la condition paysanne – le conservatisme, l’archaïsme et l’inculture – celle-ci n’en est pas moins incompatible avec l’existence d’une conscience politique. En effet, l’histoire montre par exemple que les paysans et les diverses civilisations agraires ont développé les premiers modèles d’autogouvernement ; ce qui, pour l’auteure, en fait les inventeurs de formes gouvernementales démocratiques (p. 140). Ils sont également porteurs d’une critique de la propriété individuelle qui, lorsqu’elle est adossée à une accumulation de richesses, freine les aspirations à l’indépendance et à la citoyenneté (p. 161). Pour eux, l’État devrait être le garant d’une « égalité agraire », c’est-à-dire d’une répartition équitable des terres. Toutefois l’auteure constate que, lorsque celui-ci fait preuve d’un déficit de démocratie, il tend à favoriser un phénomène d’accaparement de terres. C’est notamment en ce sens que l’on peut comprendre à l’organisation des luttes paysannes pour « la défense du droit de cultiver » (p. 163) et d’accéder à la terre. À travers celles-ci, les paysans cherchent à assurer une forme d’indépendance, mais ils revendiquent aussi la reconnaissance d’un lien à la terre qui dépasse ses fonctions économiques dans la mesure où il s’avère également symbolique, existentiel, communautaire, éducatif et scientifique.

  • 6 L’auteure précise qu’un « lieu » n’est pas un « espace ». Alors que le second s’avère un milieu ind (...)
  • 7 Descartes René, Discours de la méthode, 1637.

6Dans la quatrième partie l’auteure insiste sur le fait que la culture de la terre est propice au développement de la culture démocratique car : elle procède d’une dynamique d’association entre « les phénomènes naturels, la culture humaine et les individus entre eux » (p. 208) ; fait advenir des « lieux6 » autour desquels ces trois dimensions doivent être coordonnées ; et requiert une participation des paysans au gouvernement de leurs affaires quotidiennes (p. 217). Pour J. Zask, le travail des champs apparaît donc en ce sens comme une « activité politique authentique ». Néanmoins, l’auteure explique que la culture de la terre fait l’objet d’une exclusion politique qui participe d’une double déqualification des paysans depuis le XVIIIe siècle. Non seulement, ils sont devenus les exécutants d’innovations élaborées par des experts cherchant à rendre l’agriculture plus productive, mais leurs connaissances ont aussi été reléguées au rang de « savoir-faire routinier, ritualisé, fixé, plus ou moins conscient » (p. 222). Pour l’auteure, il y aurait donc eu une scission progressive entre science agricole et science paysanne ; laquelle masquerait le caractère démocratique de la culture de la terre. Pourtant, ce mouvement ne semble pas nécessairement irréversible et le développement de l’agroécologie pourrait être « une preuve […] des penchants démocratiques des paysans » (p. 225). En effet, dans la mesure où celle-ci cherche à réhabiliter les savoirs construits par des paysans « expérimentateurs » et à promouvoir la diversité biologique – contrairement à la volonté de purification des lignées qui est le fer de lance de la science agronomique – l’Homme n’est plus « maître et possesseur de la nature7 » mais un « individu [qui] modifie l’environnement qui est le sien [autant que] l’environnement définit les possibilités vitales de l’individu et "entre" dans sa composition » (p. 229).

7Pour conclure, cet essai développe une thèse originale qui permet de faire un pas de côté vis-à-vis des études habituelles sur les fondements de la démocratie. Basé sur un déploiement de très nombreux exemples, qui permettent à l’auteur de discuter le traitement du rapport à la terre par la pensée philosophique, l’ouvrage nous montre non seulement que la nature est politique – elle ne l’est pas devenue avec l’avènement des partis écologistes – mais aussi et surtout combien les concepts issus du pragmatisme s’avèrent fort pertinents pour analyser et rendre compte de la construction collective d’un monde commun.

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Notes

1 Triple fonction que l’on retrouve chez Winnicott dans le domaine de l’éduction.

2 L’auteure fait une différence entre la liberté relative à l’autonomie et la liberté relative à l’indépendance (p. 38).

3 Montessori, Freinet ou Dewey.

4 Que l’auteure considère comme « inutiles et dangereuses » (p. 72)

5 Oldenburg, R., The Great Good Place, Paragon House, New York, 1989.

6 L’auteure précise qu’un « lieu » n’est pas un « espace ». Alors que le second s’avère un milieu indéfini, le premier est plutôt une portion « à partir ou par l’intermédiaire de laquelle nous agissons et que nous pouvons transformer de manière à modifier nos usages ou la perception que nous en avons.

Cf. Zask Joëlle, Outdoor art. La sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, 2013.

7 Descartes René, Discours de la méthode, 1637.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Simon Calla, « Joëlle Zask, La démocratie aux champs », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 mai 2016, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20869 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20869

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Rédacteur

Simon Calla

Doctorant au Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie (LaSA) et ATER à l’Université de Bourgogne/Franche-Comté

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