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Enric Porqueres i Gené, Individu, personne et parenté en Europe

Emilie Arrago-Boruah
Individu, personne et parenté en Europe
Enric Porqueres i Gené, Individu, personne et parenté en Europe, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, series: « 54 », 2015, 294 p., ISBN : 978-2-7351-2067-3.
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Full text

1La parenté existe-t-elle encore en Europe ? Tout l’intérêt du livre d’Enric Porqueres i Gené, consiste à aborder ce problème sous un nouvel angle. Il en fait une question engagée qui vise à déconstruire le présupposé selon lequel le rôle primordial des individus dans les sociétés occidentales est incompatible avec les dynamiques de la parenté. Il s’attache ainsi aux actions individuelles susceptibles de tisser des liens socialement reconnus et aux représentations dans lesquelles les individus s’inscrivent. Particulièrement ambitieux dans la profondeur historique de son ouvrage, l’auteur s’appuie sur un large corpus de textes chrétiens et conclut par un dossier sur les reproductions médicalement assistées. L’autre point fort de l’auteur avec cet ouvrage consiste à souligner tous les concepts clés en les citant dans leur langue originale. Il nous fait ainsi voyager avec bonheur, à travers le temps, dans une Europe sans frontières linguistiques. Sur ce point, cet ouvrage n’a guère d’équivalent dans cette aire culturelle.

  • 1 Goody Jack, The Development of the Family and Marriage in Europe, Cambridge, Cambridge University P (...)
  • 2 Schneider David, A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1984.

2L’étude de la parenté occidentale façonnée par le christianisme n’est pourtant pas inédite : c’est Jack Goody qui propose le premier tableau détaillé de la parenté en Europe du VIe au XIXe siècle1. De la même manière, Enric Porqueres i Gené donne une place importante à l’histoire dans son analyse des phénomènes sociaux. Pour autant, l’auteur semble d’emblée prendre ses distances à l’égard des conclusions de l’anthropologue britannique qui prédisait la disparition progressive de la parenté en Europe (p. 14). Ce n’est d’ailleurs pas tant l’étude de l’évolution de la parenté qu’il prétend conduire que celle des relations entre certaines représentations du monde, a priori étrangères au domaine de la parenté, mais qui ont donné un souffle nouveau à sa compréhension, en Europe et aussi ailleurs. De ce point de vue, l’introduction théorique est très utile. L’auteur y fixe sa démarche par rapport à l’anthropologie classique et aux controverses qui ont marqué les études de parenté depuis quatre décennies. Pour introduire la notion de parentèle, mise en place par le christianisme comme modèle parental, l’auteur critique le « sociocentrisme cognitif » des premiers anthropologues qui se sont focalisés sur les groupes de filiation de type lignage, délaissant ainsi la personne-individu. L’approche adoptée rejoint en un certain sens la critique, devenue classique, de David Schneider sur le caractère ethnocentrique des études de parenté2. En revanche, l’auteur se démarque des critiques les plus radicales de Schneider. D’une part, il perçoit dans les travaux d’Edmund Leach et de Rodney Needham une critique de la méthode généalogique plus féconde. D’autre part, la position de Schneider par rapport au corps lui semble contradictoire. Sans pour autant définir la parenté à partir de la biologie, il lui semble difficile d’expliquer les prohibitions de l’inceste sans référence à des éléments corporels. Elles sont d’ailleurs pour lui le « noyau dur » de la parenté, donnant à penser un type de relations qui est inscrit dans les corps, par rapport à celui de la filiation, établi juridiquement (p. 18). L’auteur fait donc de l’inceste et de sa prohibition le fil rouge de son livre à partir duquel se dégage une unité de parenté plus « floue », par rapport aux groupes de filiation, et une certaine autonomie des individus capables de créer de nouvelles entités de parenté. Ce sont ces deux aspects qui sont l’objet central de ce travail qui rassemble en un volume les réflexions que l’auteur poursuit depuis plusieurs années à travers de nombreux articles passionnants sur la personne et la parenté, la parenté et la théologie ou encore l’individuation de l’embryon.

3Les six chapitres du livre sont consacrés à la place de l’individu dans la parenté en Europe selon un plan chronologique, du début de l’ère chrétienne à l’époque contemporaine. L’auteur ouvre ainsi son travail sur l’histoire de la notion d’amour conjugal dans le christianisme (chap. 1). Les théories des philosophes antiques sur la nature du politique et de la physique donnent un éclairage saisissant sur les écrits des penseurs chrétiens qui définissent les principes de la parenté exogame et les prohibitions de l’inceste à partir du Ve siècle. De Platon à saint Augustin, le mariage exogame est valorisé car il développe l’amour du prochain en créant des liens au-delà du cercle des affections spontanées. Mais le mariage récrée aussi un type de consanguinité qui est énoncé à travers le thème de la fusion des conjoints en une seule chair dans l’acte sexuel. Ainsi, même si l’union sexuelle n’est pas toujours suffisante pour créer un mariage, elle transformerait la personne. Cette idée apparaît à plusieurs reprises, en particulier lorsqu’il est question du commerce sexuel avec une prostituée. Coucher avec une prostituée équivaut selon Paul à « faire du corps du Christ issu du baptême le corps d’une prostituée » (p. 67). Partisan de l’amour réciproque des âmes, Hugues de saint Victor va plus loin : plus l’acte sexuel est intense, comme c’est le cas avec une prostituée, plus on assiste à une fusion des corps en une seule chair (p. 68-69). L’allusion à la prostitution dans les sources chrétiennes renvoie à deux objectifs opposés : prévenir les fidèles du caractère sacré de la sexualité ou en relativiser l’importance. Le déplacement de la sexualité au second plan se produit dès l’uniformisation du mariage au XIIe siècle : ce n’est plus le mystère de la una caro qui définit le lien indissoluble du mariage mais le choix matrimonial énoncé librement et de façon officielle (chap. 2). Véritable choix individuel, le mariage dépend de paroles sacramentelles constituant des interactions spécifiques qui mettent en scène différents acteurs (concubines, prêtres ou parents) et registres d’énonciation (promesse d’engagement ou engagement dans le présent).

  • 3 Porqueres i Gené Enric, Lourde alliance : mariage et identité chez les descendants des juifs conver (...)

4Avec le développement des héritages et des transmissions au Moyen Âge, les liens de parenté s’établissent à partir de la rhétorique du sang et de la généalogie (chap. 3). Mais l’intérêt du troisième chapitre, nourri par les premiers travaux de l’auteur sur les descendants juifs de Majorque3, consiste à relativiser ce type de liens filiatifs en soulignant les conséquences des mariages exogames. Le mariage, à travers lequel l’individu s’affirme et se transforme, est donc central dans tous ces exemples. Contrairement à l’idée que nous avons, les liens de filiation sont fragiles et l’auteur nous le démontre parfaitement : c’est le contrôle de la sexualité reproductive et des mariages qui a fini par assurer en définitive l’ordre social (chap. 4). Les différents types de stratégies amoureuses (comme la fugue) apparaissent ainsi comme une alternative aux « stratégies matrimoniales », conçues par les familles.

5Les conclusions de Norbert Elias, qui a tendance à voir dans la modernité l’avènement de l’autonomie des individus, sont ensuite discutées en raison d’un revirement au XVIIe siècle s’agissant des affaires matrimoniales. La modernité est présentée contre l’individu, le consensualisme perd de l’importance et le rôle des parents dans les mariages se durcit (chap. 5). Se marier sans le consentement de ses parents devient en effet « un rapt de séduction » et « un péché mortel » qui peut aller jusqu’à des peines d’emprisonnement. La négligence envers la parenté au XIXe siècle naît de cette rupture qui cause son repli dans la sphère privée, sans compter sa récupération dans les domaines de la biologie et des discours racistes (chap. 6).

6L’ouvrage débouche sur une réflexion stimulante autour des nouvelles technologies de reproduction (chap. 7). Contrairement à Marilyn Strathern, l’auteur refuse de définir l’embryon-individu indépendamment de tout réseau parental. L’abolition de l’anonymat du don de gamètes, dans plusieurs pays, et le développement du droit des enfants adoptés à connaître leurs géniteurs respectifs en sont la cause. Mais Enric Porqueres i Gené n’en reste pas là. Ayant mis en avant la place de l’individu dans la parenté chrétienne, il pose à nouveaux frais la question du clonage. Les homologies entre cosmologies et définitions de la personne depuis son étape embryonnaire, dans le monde chrétien ou non occidental, font ressortir la part de « hasard transcendant » auquel tout être humain se conforme dès le début de son existence. L’idée même d’enfants clonés, qui supposerait un bagage génétique conçu entièrement à l’avance, apparaît donc bien comme la négation de notre humanité. L’inquiétude de l’inceste, qui apparaît ici à travers plusieurs exemples tirés de témoignages ou de constats scientifiques dans le cadre des nouvelles techniques de reproduction, souligne la dimension relationnelle que l’embryon-individu entretient avec son corps. Dans ce contexte, un certain type de consubstantialité persiste même si ce n’est plus le sang qui est en jeu mais les gènes, entités non substantielles qui font pourtant « relation ».

7Enric Porqueres i Gené nous offre en définitive une trajectoire passionnante sur la parenté occidentale. L’analyse souligne la place fondamentale des actes et des corps individuels à l’origine des relations sociales et met l’accent sur l’ouverture aux autres cultures. Ajoutons que si l’ouvrage s’appuie sur de nombreuses sources historiques, l’auteur ne fait pas l’économie d’une analyse anthropologique. Chaque chapitre présente une autorité avec laquelle l’auteur nuance avec pédagogie son propos. On peut seulement regretter le manque d’un index, qui serait précieux dans une perspective comparative, et l’absence d’iconographies chrétiennes auxquelles on s’attendait en admirant l’enluminure reproduite en couverture qui dépeint la rencontre de Dante et de Béatrice sous un ciel étoilé et divin.

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Notes

1 Goody Jack, The Development of the Family and Marriage in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

2 Schneider David, A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1984.

3 Porqueres i Gené Enric, Lourde alliance : mariage et identité chez les descendants des juifs convertis de Majorque (1435-1750), Paris, Kimé, 1995.

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References

Electronic reference

Emilie Arrago-Boruah, « Enric Porqueres i Gené, Individu, personne et parenté en Europe », Lectures [Online], Reviews, Online since 25 May 2016, connection on 04 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20867 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20867

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