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Léon Maret, Mélanie Gourarier, Séducteurs de rue

Alexandra Roux
Séducteurs de rues
Léon Maret, Mélanie Gourarier, Séducteurs de rues, Paris, Casterman, series: « Sociorama », 2016, 158 p., ISBN : 978-2-203-09527-4.
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Full text

1Nouvel opus de la collection « Sociorama »1 qui vulgarise des travaux de sociologie entre les cases du neuvième art, Séducteur de rue nous fait pénétrer dans un groupe social peu connu, la Communauté de la séduction. Issue du travail ethnographique de Mélanie Gourarier2 sur cette communauté d’inspiration américaine, qui s’est largement développée en Europe et en France depuis le milieu des années 2000 grâce aux forums de discussions et nombreux blogs de ses membres, la bande dessinée réalisée par Léon Maret rend compte des modes de sociabilité masculine, des représentations et des pratiques de la séduction des femmes promues au sein de cette communauté.

2Le livre retrace le parcours et la transformation du jeune Sacha, « AFC » (« Average Frustrated Chump », ou « mec de base frustré ») de son état, qui après une énième déconvenue sentimentale, découvre sur internet la Communauté de la séduction, et s’y intègre progressivement. Il adopte ainsi ses codes, son jargon, et s’intègre dans le « Lair » (« terrier ») des « Gentlemen du Game », composé de cinq jeunes hommes qui se retrouvent pour draguer ensemble dans la rue, et échanger anecdotes et conseils sur « l’art » de séduire les femmes.

  • 3 Notamment, leurs catégories de classement de leur cibles potentielles en « Hot Babe » (« HB »), cla (...)

3L’aspect proprement ethnographique du travail de M. Gourarier est retranscrit de manière vivante dans la bande dessinée, qui nous plonge dans le vocable indigène des membres de cette communauté, au travers des rituels d’initiation du jeune héros découvrant l’univers de ces « artistes de la drague » (« Pick Up Artists », ou PUA), comme ils se surnomment. Les caractéristiques de cette communauté, leurs catégories de classement3, ainsi que leur ancrage dans les réseaux sociaux sont relativement bien rendus : ainsi, chaque scène de drague est racontée et commentée assez extensivement sur les forums de cette communauté, au travers de ces fameux « field reports », sorte de mises en scène des nombreuses compétences et performances du Pick Up Artist auprès d’autres membres de la communauté. Chacun des membres possède un alias, et nombre d’entre eux se mettent ainsi en scène sur les blogs et les forums, au travers de récits de scènes de drague grâce auxquels ces « séducteurs » se créent à la fois une identité propre au sein de la communauté, et y gagnent progressivement en prestige. Graphiquement, le style de Léon Maret retranscrit bien l’univers de la blogosphère, où des commentaires des bloggueurs sur les « prouesses » en situation des Pick Up Artists s’intercalent dans la scène de drague que le lecteur voit se dérouler sous ses yeux. On trouvera un exemple de cet habile procédé p. 129, où Sultan, un des Gentlemen du Game, discute avec une fille et vante les mérites de son ami : « T’inquiète, c’est un pote. Il a un humour particulier, mais une fois que t’as compris, t’es plié en deux tout le temps » ; et dans la même case, dans un petit encadré pop-up qui rappelle les commentaires lors de parties de jeux vidéos en ligne, ou qui évoque un message apparaissant sur un smartphone : « Commentaire de SWAGGY : Wing-Man d’Argent pour Sultan ! + bienveillance = Mâle alpha !! ».

  • 4 Nous empruntons cette notion à Raewyn Connell, présentée dans un ouvrage récemment traduit en franç (...)

4Léon Maret traduit également bien le processus de socialisation secondaire à des formes de masculinité hégémonique4, qui passe notamment par l’apprentissage de techniques du corps, et le déploiement d’une hexis corporelle (que les Pick Up Artists appellent le « B.L. » pour « Body Language »), basée sur l’occupation de l’espace, et l’affichage de la confiance en soi. La transformation corporelle du héros Sacha est à cet égard révélatrice, et assez bien rendue graphiquement : au-delà du changement vestimentaire ou de sa nouvelle coupe de cheveux inspirée de Ryan Gosling, il se tient plus droit, les épaules en arrière, le menton systématiquement relevé quand il s’adresse à une fille, un sourire constamment affiché, et son regard auparavant fuyant ou orienté vers le sol est désormais direct et franc vers la personne à qui il s’adresse.

5Apprenant à transformer son langage corporel, Sacha se revendique rapidement d’une certaine forme de masculinité qui passe notamment par une entreprise discursive de naturalisation des comportements « d’un homme » ou « d’une femme », comme en témoignent les nombreuses réflexions des membres du groupe des « Gentlemen du Game » sur ce qui fait « d’[eux] des hommes », ou la profusion de remarques sur une les différences essentielles entre hommes et femmes et l’impossibilité de se comprendre entre catégories de sexes (« Mais c’est normal que tu me suives pas !! T’es une fille !! », p. 144). Cette essentialisation repose notamment sur l’idée que la diffusion des idées féministes dans la société a affaibli les hommes, voire les a asservis, et qu’il faudrait tout un dispositif de ré-apprentissage de la virilité pour compenser ce préjudice (« Vous voulez être des hommes ?? (…) Alors prenez vos affaires, on va dehors. On a des décennies de féminisation à recalibrer dans votre attitude ! », p. 79-80).

  • 5 Gourarier Mélanie, « La Communauté de la séduction en France. Des apprentissages masculins », Eth (...)

6La bande dessinée touche du doigt une idée-clef du travail de Gourarier : revendiquer sa masculinité dans cette communauté passe par l’affirmation d’une identité hétérosexuelle centrée sur la séduction. Ce désir masculin assouvi par l’acte de séduction ne peut être qu’hétérosexuel, sous peine de se voir déchu dans l’ordre du prestige de la communauté, comme en témoigne la scène où le soupçon d’homosexualité pèse sur l’une des personnalités les plus prestigieuses de cette communauté (p. 107-111). Mais paradoxalement, séduire les femmes se traduit principalement par le déploiement d’une sociabilité entre hommes qui prime sur l’acte de séduction lui-même5, ce que le prologue de la BD résume par « séduire les femmes sert avant tout à s’apprécier entre hommes » (p. 6), reprenant ainsi le titre de la thèse de M. Gourarier. On entrevoit ainsi la dynamique d’une masculinité construite dans un rapport hommes-hommes davantage que dans un rapport hommes-femmes. Les pensées du chauffeur de taxi (p. 154-6) qui s’extasie non pas sur la « target » de notre jeune héros, mais sur le jeune héros lui-même, sont assez révélatrices de ce genre de rapports : il s’agit pour le chauffeur non plus d’aborder la jeune fille, mais de savoir « comment aborder » celui qu’il considère à présent comme son « maître » de la drague.

  • 6 Ibid., p. 428-429.

7On notera enfin l’allusion intelligente aux transactions monétaires qui ont cours au sein de cette communauté, entre séducteurs confirmés qui font payer leurs prestations de coaching à la hauteur de leur capital de prestige, et séducteurs débutants qui sont prêts à payer très cher l’acquisition de techniques de séduction. À l’inverse, la communauté ne valorise pas les échanges monétaires dans la sphère de la séduction (« je la laisse en plan comme ça dans le pub, sans payer la note, histoire qu’elle intériorise le fait que ce n’est pas mon argent qu’elle désire, mais bien ma personne et ma PERSONNALITÉ », p. 98). Cela renvoie à ces échanges monétaires hommes-hommes relativement intenses qui viennent remplacer les échanges monétaires hommes-femmes plus classiques dans la séduction hétérosexuelle, comme le fait justement remarquer Mélanie Gourarier.6

8Au final, si cette plongée ethno-graphique dans la Communauté de la séduction apporte de nombreux éléments de réflexion, on peut regretter que la dimension critique du travail sociologique ne soit pas davantage explicitée pour des non-spécialistes du sujet. Au-delà du fait que les caractéristiques sociales des membres de la communauté (âge, origine sociale, et leur socialisation antérieure) sont quasiment évacuées, les catégories d’analyse sociologiques apparaissent peu dans les nombreuses notices explicatives fournies sur la communauté. L’analyse critique assez originale de M. Gourarier, qui montre que ces transactions n’ont pas pour but final la séduction de femmes, mais au contraire le renforcement d’une communauté d’hommes leur permettant de s’apprécier entre eux, saute aux yeux lorsque l’on connaît déjà son travail ou même plus largement des travaux sur la masculinité en études de genre, mais cette idée n’est pas tellement explicitée dans la bande-dessinée elle-même, si ce n’est dans une incise de trois pages à la fin de l’histoire (p. 148-150), seule enclave sociologique et critique de tout le livre.

9On ne sait d’ailleurs pas toujours très bien où se situe le propos : si l’œuvre peut laisser entrevoir un décalage critique avec les agissements du héros à un.e lecteur.trice sensibilisé.e.s aux questions de genre, ce décalage n’apparaît pas si clairement dans la BD elle-même, ce qui crée une certaine ambivalence, la narration se plaçant davantage du point de vue des enquêtés que du point de vue de l’enquêtrice. Non pas que ce genre ait vocation à se transformer en cours de sociologie illustré, mais à la limite, cet ouvrage pourrait presque passer pour un manuel de glorification de cette communauté et de transmission des bonnes pratiques à destination des apprentis séducteurs de rue, n’apportant des éléments d’analyse sociologique et un recul critique qu’à ceux qui en possèdent déjà les clefs.

10Il aurait peut-être été judicieux que la mise à distance de ce mode de reproduction de la masculinité hégémonique ne se fasse pas qu’au travers des femmes qui en sont ou en ont été les victimes. Notamment, des points de vue d’hommes et de femmes extérieurs au « Game » auraient pu davantage tempérer l’affirmation très présente parmi les membres de cette communauté d’une binarité irréductible entre femmes et hommes, et offrir davantage de recul critique sur l’essentialisme inhérent à ce discours.

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Notes

1 Voir les comptes rendus de Anne-Charlotte Millepied et de Patrick Cotelette sur les deux opus précédent, présentant bien la genèse de la collection.

2 Gourarier Mélanie, Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes : une socio-anthropologie des sociabilités masculines hétérosexuelles au sein de la Communauté de la séduction en France. Thèse de doctorat, soutenue à l’EHESS, 2012.

3 Notamment, leurs catégories de classement de leur cibles potentielles en « Hot Babe » (« HB »), classées sur une échelle de 1 à 10, la HB10++ étant très convoitée au sein de la communauté. Un exemple de HB10++ est donné p. 50.

4 Nous empruntons cette notion à Raewyn Connell, présentée dans un ouvrage récemment traduit en français, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, pour lequel on trouvera le compte-rendu de Delphine Moraldo sur Lectures : http://lectures.revues.org/13753.

5 Gourarier Mélanie, « La Communauté de la séduction en France. Des apprentissages masculins », Ethnologie française, vol. 43, n° 3, 2013, p. 425-6 et p. 431.

6 Ibid., p. 428-429.

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References

Electronic reference

Alexandra Roux, « Léon Maret, Mélanie Gourarier, Séducteurs de rue », Lectures [Online], Reviews, Online since 24 May 2016, connection on 09 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20862 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20862

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About the author

Alexandra Roux

Doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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