Marie-Ève Bélanger, Territoires européens : discours et pratiques de l’élargissement
Texte intégral
- 1 Les historiens rapprocheront cette théorie de la métaphore des « petits pas » utilisée par Jean Mon (...)
- 2 Voir Laïdi Zaki, « Vers un constructivisme tempéré : le constructivisme et les études européennes » (...)
- 3 L’intergouvernementalisme postule que l’UE n’est rien d’autre qu’une « organisation internationale (...)
1La structuration des études européennes autour de deux pôles théoriques, l’un « néo-fonctionnaliste », qui postule que l’Union européenne (UE) se construit par « débordement » d’un secteur sur un autre1, et l’autre « inter-gouvernementaliste », qui met l’accent sur les négociations entre États, fait l’objet d’interrogations croissantes de la part du monde académique2. Les limitations de ces deux théories sont souvent soulignées, du fait de la crise de leur objet, les institutions européennes, mais aussi de leur incapacité à décrire l’entité singulière qu’est l’UE. Certains chercheurs tentent donc de privilégier d’autres approches, parmi lesquelles figure le constructivisme. Alors que les deux théories inter-gouvernementaliste et néo-fonctionnaliste de l’intégration européenne prennent la construction politique comme donnée et indépendante des acteurs qui y participent3, le constructivisme postule que ce sont les acteurs qui la créent en s’accordant progressivement sur un ensemble de normes, de discours et d’idées, faisant de l’UE une entité plus mouvante, malléable, et surtout une entité construite par ses propres acteurs.
- 4 Notion inséparable de celle d’État en théorie internationale, tant du point de vue juridique que du (...)
2L’apport principal de Territoires européens, publication de la thèse de doctorat de Marie-Ève Bélanger, chercheuse à l’Université de Genève, est d’approfondir et de systématiser cette hypothèse de recherche, peu utilisée en tant que telle dans les études européennes. Il s’agit donc, pour l’auteure, de reconstruire une méthode d’analyse qui puisse rendre compte de la construction européenne sans se référer à une théorie « téléologique » (p. 50) de l’UE. Pour cela, elle se concentre sur une analyse des discours produits par l’UE sur l’UE, en postulant que le « système discursif » ainsi produit permet de produire une analyse et un récit viables de la construction et de l’intégration européenne. Plus précisément, sa méthode s’articule en deux mouvements : ’d'une part, la reconnaissance de l’analyse du discours comme théorie possible de l’intégration européenne, et d’autre part, la démonstration de la valeur performative des discours européens. A cette occasion sont mobilisés les penseurs français classiques du langage, de Saussure à Foucault et Derrida, qui visent à montrer que le langage est, à certaines conditions, producteur de « surplus », de capacité à signifier et à créer un devenir. D’autre part, la seconde étape mobilise davantage des penseurs comme Austin ou Butler, dans le but de montrer que « dire la communauté politique, c’est faire la communauté politique » (p. 78) : la parole européenne est performative, elle construit plutôt qu’elle ne révèle la réalité de l’Europe. C’est en tout cas l’hypothèse de travail de Bélanger, qui construit par là un système d’analyse qui permet effectivement d’éviter de réduire l’analyse de l’UE à celle d’un « plus grand État ». De cette première hypothèse, l’auteure déduit la disparition de la notion de « frontière »4 et par là même la vocation à l’élargissement perpétuel de l’UE, fondée sur la volonté de cheminer au-delà de la violence des États et donc sur l’impossibilité de clore un territoire sur lui-même.
3La mise en perspective historique de la théorie constructiviste, opérée dans le troisième chapitre de l’ouvrage, produit quelques analyses très séduisantes. Il est impossible d’en restituer ici l’intégralité, mais citons, par exemple, l’excellente comparaison des conditions de la formation d’une union politique en Europe pendant l’entre-deux-guerres et après 1950. Pourquoi, dans des contextes historiques où règne un rejet massif de la guerre - le « plus jamais ça ! » -, la proposition de créer une union des pays européens, contre une guerre perçue comme « hors-la-loi », a-t-elle échoué d’abord puis réussi ensuite ? Bélanger postule qu’il s’agit de l’émergence de l’idée selon laquelle l’État (et non plus la guerre) est la cause même de la violence qui a permis de concrétiser, de performer un discours européen resté jusque-là dans le monde des idées. Plus précisément, c’est la notion de « Lebensraum », combinée à la découverte des exactions allemandes lors de la progression vers l’Est de 1942-1944, qui a produit un « surplus » dans le discours européen capable d’engendrer l’interdit de l’État-nation et de pousser vers la création d’une entité politique post-nationale viable. Plus avant, l’analyse évoque la possibilité de définir un « nous » hors du paradigme de la frontière, un « nous » désétatisé. Cette identité ébauchée aboutit concrètement à un « élargissement nécessaire », contenu en germe dans le discours plutôt que suscité par la volonté rationnelle des acteurs.
4Étonnamment, ce paradigme discursif, systématisé en quatre axes (« origine » ou volonté de briser le cycle de la violence, « étendue » à toute l’européanité, « devenir » de l’Europe vers l’unification, « sens » de préservation de la paix) plus avant dans la recherche, connaît une étonnante stabilité au cours des élargissements successifs. De 1973 à 2004, ce sont la plupart du temps les mêmes valeurs et les mêmes éléments de langage qui sont convoqués par le discours européen, pour justifier et accueillir l’élargissement. Notons par exemple, à l’occasion de l’intégration de la Grèce, que l’axe du « devenir » est alors clair pour les parlementaires européens, qui n’hésitent pas à faire mention de l’entrée future de la Turquie comme un élément inévitable du processus d’élargissement européen. Plus généralement, avant l’effondrement soviétique, il semble que le discours de l’UE soit porté par une étendue et un devenir largement définis par l’au-delà du rideau de fer, tandis que le « sens » éclate, particulièrement, au moment de l’intégration de l’Espagne et du Portugal devenue porteuses du sens « démocratique » de l’UE. Les élargissements post-soviétiques, particulièrement celui des « dix pays » de 2004, semblent coïncider avec un discours plus conventionnel et rigide. Comme le remarque l’auteure, celui-ci est « l’un des plus lisses », malgré le contexte géopolitique, stratégique et politique radicalement différent de celui des premiers élargissements. Pourtant, pour Marie-Ève Bélanger, cette fixation ne constitue pas un essoufflement, au contraire : le discours européen continue de produire du sens et laisse présager, notamment, de l’entrée des pays des Balkans dans l’UE.
- 5 Ugur Mehmet, Canefe Nergis, Turkey and European integration : accession, prospects and issues, Lond (...)
- 6 Laïdi Zaki, op. cit.
5Cette conclusion optimiste est assez contre-intuitive : il suffit de penser à l’exemple de la Turquie, dont l’adhésion semble repoussée aux calendes grecques5. Il semblerait alors que, « l’espace communautaire » coïncidant de plus en plus avec « l’espace européen », la question qui est désormais posée est peut-être celle de la définition de « l’européanité », davantage que celle de l’élargissement. Les exemples des derniers pays intégrés, notamment d’Europe centrale, montrent que l’européanité est le sentiment d’appartenance à une culture commune européenne, préexistante à la Seconde Guerre mondiale, plutôt qu’à une communauté politique fondée prioritairement sur le discours de démocratie et de maintien de la paix, tendent à mettre en valeur les difficultés d’une telle approche6. On peut à ce propos regretter que l’auteure ait choisi de se consacrer quasi-exclusivement à des textes émanant du Parlement européen, lieu par excellence de l’exercice d’un pouvoir post-national, et dont les discours sont, de ce fait, nécessairement enclins à privilégier le récit établi, entre autres, par la Déclaration Schuman. Si l’analyse aurait peut-être gagné en précision en rappelant les limites de ses sources, elle n’en demeure pas moins intéressante et innovante dans le champ des études européennes.
Notes
1 Les historiens rapprocheront cette théorie de la métaphore des « petits pas » utilisée par Jean Monnet : la Communauté européenne se construit d’abord autour du Charbon et de l’Acier, puis autour du Marché commun, du nucléaire, etc.
2 Voir Laïdi Zaki, « Vers un constructivisme tempéré : le constructivisme et les études européennes », Séminaire du Centre européen de Sciences Po, avril 2008 ; ou encore le dernier numéro de Politique européenne, « Faut-il encore étudier l’Europe ? », n° 4, 2016.
3 L’intergouvernementalisme postule que l’UE n’est rien d’autre qu’une « organisation internationale » et le néo-fonctionnalisme est « téléologique » (p. 49)
4 Notion inséparable de celle d’État en théorie internationale, tant du point de vue juridique que du point de vue philosophique.
5 Ugur Mehmet, Canefe Nergis, Turkey and European integration : accession, prospects and issues, London, Routledge, 2004.
6 Laïdi Zaki, op. cit.
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Référence électronique
Dominique R., « Marie-Ève Bélanger, Territoires européens : discours et pratiques de l’élargissement », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20847 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20847
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