Alessandra Sambo, Jean-François Chauvard, « Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 70, n°4.
Texte intégral
1Le droit vénitien est-il un cas singulier ou le reflet d’une norme européenne, telle est l’une des questions soulevées par ce dossier des Annales. Durant la période moderne, le système judiciaire de Venise évolue et s’adapte en regard d’un territoire qui s’est étendu. Sur décision de Venise est mis en place un État juridictionnel où système juridique vénitien et système juridique des terres acquises cohabitent. Le dossier traité comprend deux articles, chacun met l’accent sur une procédure et permet d’interroger la singularité de ce système juridique par rapport aux autres systèmes européens. Le premier article d’Alessandra Sambo étudie la supplique de délégation qui permet, par une demande, le transfert de l’affaire du système juridique local au système juridique vénitien, afin d’obtenir une concession des Patriciens de Venise. Le deuxième article de Jean-François Chauvard traite du fidéicommis c’est-à-dire d’une procédure qui permet un maintien du patrimoine grâce à son transfert à une seule personne avec désignation du bénéficiaire suivant.
- 1 Cerrutti, Simona; Vallerani, Massimo (dir.), « Suppliques. Lois et cas dans la normativité de l’épo (...)
- 2 Bellavitis, Anna; Chauvard, Jean-François; Lanaro, Paola (dir.) ; « Fidéicommis. Procédés juridique (...)
- 3 Cogné, Albane ; « Le fidéicommis, un instrument d’immobilisation des patrimoines ? Le cas de la Lom (...)
2En étudiant ces outils, les auteurs s’inscrivent dans des recherches actuelles. Alessandra Sambo s’insère en effet dans les dernières études telles celles réunies dans le numéro 13 de la revue du Centre des recherches historiques1, qui concernent la nature même des suppliques en tant qu’instrument mobilisé par des membres de la société qui requièrent l’intervention des autorités supérieures pour servir leur cause, ainsi que le déroulé de la procédure qui permet de saisir les tenants et les institutions de la vie politique locale et vénitienne. Jean-François Chauvard se situe lui aussi dans les études actuelles qui présentent le fidéicommis comme un « phénomène social total au croisement de la parenté, du politique et de l’économie »2 et ce, en réinterrogeant la plupart des questions posées par l’historiographie sur le fidéicommis : son insertion au sein des autres pratiques d’exclusion des héritages, les raisons de sa création, ses potentialités, les conflits familiaux qui en découlent, sa diffusion au sein de la société, la diversité des biens dont il fait l’objet, ses effets économiques sur la société ainsi que le rôle tenu par l’autorité dans son cadre. Le deuxième article s’insère donc dans ce regain historiographique en étudiant en particulier la levée de l’inaliénabilité des capitaux du fidéicommis. Prenant la suite des études récentes qui ont montré la levée possible de l’inaliénabilité dans le cadre des biens immobiliers3, il dédouane les fidéicommis des accusations dont elles ont longtemps fait l’objet et qui s’appuyaient surtout sur leur soit disant rigidité.
3L’enjeu des auteurs est donc, par l’étude de ces procédures, de répondre aux questions posées par l’historiographie actuelle tout en dégageant les implications économiques, sociales et politiques de ces procédures, permettant de saisir le fonctionnement de l’État vénitien, afin de déterminer son caractère singulier ou non par rapport au reste de l’Europe.
4Dans son article, Alessandra Sambo part d’une description de l’État juridictionnel vénitien et de ses particularités avant d’articuler son propos en quatre points. Elle commence par décrire le fonctionnement de l’État vénitien où cohabitent différents systèmes juridiques. Le but de Venise étant de maintenir une collaboration entre ses différents territoires et surtout, de garder un certain contrôle sur les populations et terres nouvellement acquises. Après avoir posé les bases qui permettent de comprendre les particularités du système vénitien, elle introduit dans un deuxième temps l’objet de l’étude : la supplique de délégation. Y sont décrits les raisons et les cadres de son utilisation ainsi que ses conséquences sur le parcours judiciaire afin de montrer que le système vénitien offre aux sujets la possibilité et la liberté de changer de système judiciaire s’ils considèrent que cette démarche peut leur être favorable. Dans un troisième temps, le propos décrit en terme d’acteurs, d’institutions et de déroulé la procédure qui découle du recours aux suppliques. L’auteure y souligne la double échelle locale et vénitienne au sein de laquelle se jouent la procédure et surtout le dialogue qui doit, après ce recours, s’établir entre les acteurs et les institutions locales et vénitiennes. Pour finir l’auteure part d’une étude quantitative de l’utilisation des suppliques à Venise pour montrer que celles-ci entraînent la création d’une pluralité de narrations qui permettent d’étudier la communication politique entre gouvernants et gouvernés. À l’issue de cette démonstration, l’auteure parvient à la conclusion que l’État juridictionnel vénitien singulier, en se fondant sur la cohabitation de deux systèmes juridiques (vénitien et de droit commun) qui bien que séparés, doivent lors de certaines procédures comme la supplique de délégation, dialoguer et se lier, permet la création de « l’embryon d’une langue commune » (p. 847) qui néanmoins, ne parviendra jamais à se changer en un système unique où tous se retrouveraient harmonieusement. Par cette étude, elle souligne de plus les implications sociales et politiques de cette procédure qui permettent d’appréhender le système vénitien. La supplique de délégation apparaît en effet porteuse d’implications sociales, son recours supposant la mise en place d’un dialogue entre les membres des différentes échelles sociales de la société (peuple, élites provinciales et élites vénitiennes) ainsi que la prise en main par les sujets vénitiens de leur destin en décidant le recours à cette procédure, et politiques dans la mesure où cette procédure entraine un transfert de pouvoir dans le sens d’une augmentation du pouvoir des Patriciens vénitiens au détriment du pouvoir des juges locaux.
5Le deuxième article traite, lui, du fidéicommis, en interrogeant sa plasticité. Après avoir introduit la notion de fidéicommis et l’avoir replacée historiographiquement et spatialement dans un contexte européen, l’auteur centre son propos sur le cas vénitien. Il propose dans un premier temps un état des lieux des connaissances déjà acquises sur cette procédure dans le cas vénitien. Il y décrit l’évolution de son utilisation, sa diffusion au sein de toute la société ainsi que ses principales caractéristiques. Il replace ensuite cette pratique dans le cadre de son application au sein du système juridique puis montre, à l’image des études récentes, que l’inaliénabilité peut être levée dans le cas des biens immobiliers. Il démontre que si l’inaliénabilité des biens immobiliers est possible à Venise autant que dans d’autres États comme la Toscane, la procédure y est cependant différente. Venise est en effet le seul état où cette procédure remonte jusqu’aux plus grandes instances et un État plus stricte dans les conditions de levée. L’auteur montre ainsi dans la première partie de son raisonnement que si Venise se rattache aux autres États par l’utilisation du fidéicommis, dans le cas de la levée de l’inaliénabilité elle a un comportement singulier révélateur d’aspirations propres.
6La nouveauté du propos et l’enjeu réel de l’article commencent lors de la quatrième partie qui traite d’une procédure permettant une levée de l’inaliénabilité des capitaux. L’auteur explique cette procédure et montre, chiffres à l’appui, que celle-ci était largement utilisée dans le contexte vénitien. Il démontre grâce à des exemples la finale relative élasticité de la procédure vénitienne. Prenant le contre-courant du début de l’article, l’auteur démontre que le système judiciaire vénitien s’appuyant sur une hiérarchie des biens, est finalement riche en potentialités tant que les contours du fidéicommis sont respectés. Il termine en examinant les différentes procédures permettant la levée de l’inaliénabilité de capitaux parvenant à la conclusion que l’inaliénabilité des fidéicommis devrait être repensée en regard de la souplesse avérée du système vénitien. L’auteur, par une démonstration qui progresse pas à pas, livre donc un propos clair répondant aux questions actuelles posées par l’historiographie et permettant de saisir un nouvel aspect du fidéicommis : sa relative plasticité. Il révèle de plus une procédure aux implications sociales dans la mesure où elle exclue de fait certains héritiers d’héritages potentiels, économiques, considérant le fait qu’elle entraine un maintien sous contrôle étatique des capitaux et des biens au sein de la société vénitienne et pour finir politiques car cette procédure en particulier l’inaliénabilité traitée dans l’article reste à tous ses stades sous le contrôle des instances étatiques vénitiennes. Soulignant les implications du fidéicommis sur la société vénitienne, l’auteur éclaire le fonctionnement du système vénitien.
7Ces notions juridiques font donc l’objet d’études de la part des auteurs car dignes d’intérêts pour elles-mêmes, elles sont de plus porteuses d’implications sociales, économiques et politiques qui permettent d’éclairer le fonctionnement du système vénitien en soulignant sa singularité par rapport au reste de l’Europe.
Notes
1 Cerrutti, Simona; Vallerani, Massimo (dir.), « Suppliques. Lois et cas dans la normativité de l’époque moderne - introduction », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 13/2015.
2 Bellavitis, Anna; Chauvard, Jean-François; Lanaro, Paola (dir.) ; « Fidéicommis. Procédés juridiques et pratiques sociales (Italie-Europe, Bas Moyen Âge-XVIIIe siècle) », MEFRIM, 124-2/2012
3 Cogné, Albane ; « Le fidéicommis, un instrument d’immobilisation des patrimoines ? Le cas de la Lombardie durant la période moderne » et Marchi, Lara ; « La legge toscana sui fedecommessi (1747). Il processo di autorizzazione degli ‘scorpori’ dei bene fedecommessi, MEFRIM, 124-2/2012.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Marine Couvois, « Alessandra Sambo, Jean-François Chauvard, « Droit et société à Venise (XVIe-XVIIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 70, n°4. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 mai 2016, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20756 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20756
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