Luigi Bobbio, Patrice Melé, Vicente Ugalde (dir.), Entre conflit et concertation. Gérer les déchets en France, en Italie et au Mexique
Texte intégral
- 1 Not in my backyard.
1Fondé sur une recherche collective internationale (France, Italie, Mexique) impliquant treize chercheur-es de disciplines variées (juristes, politistes, géographes, etc.), cet ouvrage riche et fouillé rend compte des logiques complexes à l’œuvre dans la mise en œuvre de projets d’installations nécessaires à l’élimination des déchets banals ou dangereux (hors nucléaire). À partir d’une approche comparative par études de cas locales, le but de la recherche est « d’observer dans ces trois contextes [nationaux] des situations de refus de la proximité d’infrastructures de gestion des déchets, qui se présentent comme similaires » (p. 20). Les chercheur-es s’interrogent notamment sur un paradoxe apparent actuellement observable entre montée des préoccupations environnementales, développement de dispositifs « participatifs » et persistance de situations conflictuelles (de type NIMBY1 ou non) conduisant au blocage de la décision publique.
2Après une introduction des trois coordinateurs présentant les enjeux et la structuration de l’ouvrage, les trois premières parties regroupent les cas par pays. Optant pour une démarche pragmatiste – comme en témoignent la méthodologie et l’usage de certaines notions développées par ce courant de la sociologie (prise, épreuves, etc.) – ancrée dans des configurations empiriques locales, les auteur-es renseignent chaque cas à travers une grille de lecture tridimensionnelle : les tensions entre négociation et conflit (dont la temporalité relativement longue et l’absence de cadre de débat clairement circonscrit entraînent des « difficultés de couplage entre participation, concertation et décision finale » [p. 15]) parmi les groupes en présence, les dimensions territoriales des configurations, puis la place et les usages du droit aux différents moments des échanges entre différents protagonistes. Chacune de ces dimensions est ensuite réinvestie, en quatrième partie, de manière synthétique.
3Dans les trois premières parties de l’ouvrage, les études permettent de distinguer un certain nombre de spécificités. Les cas français (Laurence Rocher à Tours, Claudia Cirelli à Vienne et Izeaux) permettent ainsi de questionner le rôle des collectivités territoriales – et des modifications de leurs périmètres de légitimité respectifs, en fonction des changements d’organisation spatiale (groupements de communes) et de réglementation (européenne, notamment) – en matière de gestion des politiques des déchets. Les cas italiens (Matteo Puttili et Nadia Tecco à Turin ; Gianfranco Pomatto à Gênes ; Fabrizio Maccaglia à Palerme) montrent le rôle ambigu des autorités locales (les élus pouvant changer d’avis en fonction des opportunités économiques prévisibles et de la force des mobilisations locales), obligeant parfois l’État à se substituer à elles pour trouver une solution de sortie de crise. Enfin, les cas mexicains (Ana Lorena Gurza à Cuernavaca ; Jade Latargère à Mexico ; Vicente Ugalde à Zimapán) renseignent sur la « facilité » à déclencher des conflits locaux lorsque les procédures de concertation mises en œuvre concernent uniquement les autorités publiques locales et fédérales, et sur les difficultés à restaurer la confiance une fois le conflit enclenché.
- 2 M. Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, (...)
4Dans la quatrième partie, Luigi Bobbio et Patrice Melé reviennent sur les questions relatives à la négociation et au conflit autour des projets d’installation. Ils rappellent que quasiment toutes les contestations renseignées dans les études de cas portent sur la localisation de l’équipement (à l’exception de Palerme). Ces contestations sont portées par un refus des nuisances collectives (atteintes à la santé et à l’environnement) et d’une « invasion inacceptable de [l’]environnement » (p. 240), soit matérielle (expropriation des habitants), soit symbolique (déclassement lié au « sceau de la souillure2 » inhérent à la proximité du déchet), avec tout ce que ces éléments négatifs entraînent en matière de transmission intergénérationnelle. En revanche, sur les neuf études de cas, seules quatre remettent plus fondamentalement en cause la nature du choix effectué en matière d’installations techniques.
5À la lumière des éléments empiriques, Bobbio et Melé estiment que l’apparent paradoxe soulevé en introduction de l’ouvrage doit être relativisé : alors que les porteurs de projet (entreprises, pouvoirs publics – qui peuvent toutefois connaître des fractures selon les tensions local/national) considèrent que les dispositifs « participatifs » sont suffisamment ouverts pour réduire les freins liés aux localisations (notamment en prévoyant la négociation de compensations), les opposants perçoivent finalement ces dispositifs comme « fermé[s] et marqué[s] par un modèle de décision qui n’accepte l’ouverture de débat qu’une fois qu’un choix d’équipement et de localisation a été arrêté » (p. 245). Il faut dire que les porteurs de projet, adhérant « aux positions dominantes des politiques nationales de gestion des déchets qui promeuvent l’incinération » (p. 250), « proclament une volonté de dialogue, mais dans le même temps tentent de ne pas donner prise aux opposants en renforçant la consistance juridique des décisions et la cohérence des coalitions qui portent le projet » (p. 248). En fait, « les porteurs de projet n’appliquent jamais le principe selon lequel “il ne faut pas trouver un site, mais une communauté” » (p. 256).
6Logique donc que, dans les différentes études de cas, « la transformations des conflits est un phénomène rare […] les parties restent figées sur leurs positions du début à la fin. Dans ces conflits, ce sont les opposants qui réussissent à l’emporter » (p. 252). Toutefois, à Turin, Gênes et Tours le conflit a permis de monter en généralité par rapport à l’objet de contestation initiale, « en focalisant le débat sur la réduction des déchets » (p. 254) et en réussissant à faire admettre aux porteurs de projet de l’inutilité d’équipements surdimensionnés.
7Ces dynamiques interrogent la question du territoire et des rapports de pouvoir qui en structurent la mise en ordre spatiale dans la survenue des conflits. Fabrizio Maccaglia et Egidio Dansero reviennent en détail sur cet aspect des études de cas, en commençant par rappeler que les différents collectifs d’opposants ont tous « adopté des dénominations qui font explicitement référence à un lieu » (p. 260). Pour les deux auteurs, « cette identification ne témoigne pas seulement d’un attachement, d’une relation affective à un espace vécu par des riverains ou des usagers ; elle est également utilisée pour structurer une relation avec la partie adverse et acquérir auprès d’elle le statut d’interlocuteur » (idem).
- 3 Cette dichotomie laisse toutefois penser que la légitimité locale, reposant sur le « bon droit », n (...)
8L’identification spatiale s’accompagne généralement d’une occupation physique des lieux (à l’image des récents mouvements zadistes), de manière à « occuper le terrain » face aux porteurs de projet, tout en construisant pratiquement le rapport conflictuel « eux/« nous », où autrui est perçu et présenté comme un intrus indésirable cherchant à s’approprier illégitimement la jouissance des lieux. En outre, le rapport au territoire passe par la constitution d’opérations argumentatives fondées sur des savoirs « indigènes » (souvent adossés à des travaux scientifiques), destinées à remettre au cœur des débats des éléments jugés ignorés ou minorés. Pour Maccaglia et Dansero, les conflits sont donc le moment de mise en concurrence d’une légitimité locale (opposants) et d’une légitimité politique (pouvoirs publics)3 à agir sur un territoire donné. Face à cette confrontation entre deux visions territoriales, « la résolution du conflit passe […] par l’établissement des conditions susceptibles de rendre compatibles ces deux territoires comme par exemple la mise en place de dispositifs délibératifs, l’introduction de modifications au projet contesté ou la proposition de mesures complémentaires » (p. 270).
- 4 Cette place du droit à la fois comme cadre cognitif et ressource directe pour l’action dans les con (...)
9Avant d’aboutir à un tel processus délibératif (dont on a vu plus haut à quel point il était rare), les différentes parties en présence auront investi un autre espace social : celui des rapports juridiques. Le dernier chapitre de l’ouvrage vient en effet rappeler que les conflits autour des déchets sont mis en forme par le droit4. Antonio Azuela et Vicente Ugalde montrent ainsi comment les procédures juridiques interviennent dans le déroulement de huit conflits sur les neuf (bien qu’ils estiment que la judiciarisation en matière d’environnement soit plus forte en France que dans les deux autres pays), soit à l’initiative des porteurs de projet, soit à celle des opposants, avec des effets contrastés et imprévisibles. Mais le droit n’est pas seulement mobilisé dans le cadre du règlement des conflits. Il l’est également dans sa fonction d’exercice du pouvoir, lorsque des autorisations ou des permis sont délivrés par les autorités publiques pour débuter ou poursuivre une activité de traitement des déchets. « L’exercice du pouvoir sous la forme de la délivrance d’autorisations peut déclencher le conflit non seulement par l’opposition des riverains contres des actes abusifs des autorités mais aussi par l’opposition des autres autorités publiques qui peuvent exprimer leur non-conformité en faisant aussi usage du droit comme véhicule de leur pouvoir » (p. 278).
10Cette forme de recours traditionnel au droit se voit complétée par deux autres usages stratégiques. « D’abord la nécessité et l’opportunité que constitue le droit pour apparaître dans l’espace public et politique et faire avancer ses revendications ; puis une utilisation stratégique du droit qui provoque ou profite des indéterminations du droit. » (p. 280). Dans le premier cas, le droit est utilisé pour « “faire pression” sur le gouvernement en publicisant l’affaire ou en contestant des actes d’exercice du pouvoir [et pour œuvrer à] la construction d’une légitimité à laquelle participe des usages du droit » (p. 281). En effet, comme le soulignent les deux auteurs, même si l’invocation du droit n’a pas la même efficacité partout, elle forme un instrument efficace en dehors même de son recours effectif (peur de la stigmatisation, en particulier). En outre, le droit permet de « souder » les membres d’un collectif autour d’attentes communes (lutte contre les atteintes à la santé, par exemple).
11Dans le second cas, c’est la matière dynamique du droit qui est en jeu. En raison des changements juridiques fréquents et des marges interprétatives inhérentes à l’activité des magistrats, le droit contient une part d’indétermination qui rend impossible la prévisibilité des effets juridiques d’une action (que celle-ci vise à changer la règle en vigueur ou à simplement s’y opposer sur le terrain judiciaire). En outre, « par leurs stratégies diversifiées, les acteurs participent à leur tour à l’indétermination du droit » (p. 287). Parmi ces stratégies, Azuela et Ugalde distinguent les recours en justice destinés à allonger le temps du processus de décision (en attendant un changement réglementaire, par exemple), et ceux destinés à imposer la définition légitime d’un ensemble lexical donné (par exemple, faire reconnaître telle ou telle acception de ce que sont les « déchets ultimes »).
12À cet égard, le sociologue non spécialiste des questions juridiques se demandera si l’objet déchet, en raison de sa spécificité même (sa nature, sa définition, ses usages sont fortement marqués par l’état des rapports sociaux d’une configuration sociale donnée), fait ou non travailler le droit d’une façon particulière par rapport à d’autres objets saisis dans le champ juridique.
13Sans doute certains sociologues regretteront-ils les descriptions relativement désincarnées des situations de conflits, en dépit de la revendication d’une mise en lumière de controverses engageant un « public », « c’est-à-dire l’ensemble des individus qui se considèrent comme potentiellement affectés par les conséquences d’une décision et qui s’organisent pour peser sur celle-ci » (p. 14). Le manque d’éléments renseignant les propriétés sociales des différentes parties prenantes rend un peu difficile la compréhension des affrontements, car on ne peut saisir quelles sont les ressources permettant aux opposants de l’emporter dans la majorité des cas face aux porteurs de projet (que l’on peut pourtant supposer disposer de capitaux sociaux et économiques pourtant supérieurs). De même, cela confère aux analyses une teinte « institutionnaliste » paradoxalement dépassionnée, eu égard à l’intensité affective que les configurations décrites laissent deviner. Car on sait que les déchets sont de ces matières qui déchaînent les passions…
14Un autre regret vient du manque de recul historique sur temps long : si les auteur-es de l’ouvrage intègre la dimension temporelle dans leurs analyses, les coordinateurs de l’ouvrage insistent sur la nouveauté des situations conflictuelles actuelles, notamment en raison d’une meilleure prise en compte des impacts environnementaux des projets d’installation, de l’existence de dispositifs de concertation destinés à prévenir les conflits et de l’apparition « d’un nouveau type d’acteurs, qualifié de riverain, d’usager, d’habitant, de citoyen ou de population » (p. 10). Mais pour mieux cerner cette nouveauté, il aurait été intéressant de bénéficier d’un éclairage historique portant sur le 19e siècle, de manière à montrer comment (sous quelle forme, avec quels arguments et avec quelles répercussions ?) autorités publiques, paysans, industriels et notables des villes et villages avaient mis (ou pas) en discussion la question de la gestion des « déchets résistants » difficilement utilisables ou impossibles à intégrer aux processus de recyclage traditionnels, au moment du développement de certaines industries capitalistes (distilleries, textiles, etc.). Les points de ressemblance et de dissemblance auraient été utiles pour renforcer le propos des auteur-es.
Notes
1 Not in my backyard.
2 M. Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 2001 (1967).
3 Cette dichotomie laisse toutefois penser que la légitimité locale, reposant sur le « bon droit », n’est pas politique. Au terme « politique », on aurait pu préférer l’expression wébérienne « rationnelle légale ».
4 Cette place du droit à la fois comme cadre cognitif et ressource directe pour l’action dans les conflits liés aux installations de traitement des déchets illustre bien la pacification des mœurs et l’intériorisation des formes d’expressions acceptables ou pas dans un conflit que l’on a observées dans d’autres sous-espaces sociaux. I. Sommier, « La dialectique violence physique/violences symboliques », in CURAPP, La gouvernabilité, Paris, Presses universitaires de France, 1996.
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Référence électronique
Stéphane Le Lay, « Luigi Bobbio, Patrice Melé, Vicente Ugalde (dir.), Entre conflit et concertation. Gérer les déchets en France, en Italie et au Mexique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 avril 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20640 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20640
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